— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Au moment où nous écrivons ces lignes, le système éducatif national haïtien, où sont scolarisés environ 3 millions d’écoliers, est lourdement impacté par l’action violente des gangs armés partout au pays. Tel que nous l’avons exposé à la Directrice générale de l’UNESCO, Audrey Azoulay, dans notre « Appel à l’UNESCO : non à tout appui au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste en Haïti » (Rezonòdwès, 13 novembre 2023), « (…) plus de 500 sur 976 écoles évaluées sont dysfonctionnelles ou inaccessibles tandis que 54 d’entre elles sont complètement fermées depuis plusieurs mois, en grande majorité à cause des rivalités entre groupes armés, des affrontements entre les gangs et la police, ou des problèmes d’accès des enseignants dans ces zones » (voir le communiqué de presse paru le 23 juin 2022 sur le site officiel de l’UNICEF en Haïti, « Haiti : une école sur trois est cible de violence à Port-au-Prince »). Selon le site ONU Info, « Les actes de violence armée contre les écoles en Haïti, notamment les fusillades, les saccages, les pillages et les enlèvements, se sont multipliés par neuf en un an, alors que l’insécurité grandissante et les troubles généralisés commencent à paralyser le système éducatif du pays, a averti l’UNICEF jeudi. (…) Au cours des quatre premiers mois de l’année scolaire (d’octobre à février), 72 écoles auraient été prises pour cible, contre huit au cours de la même période l’année dernière. Le bilan comprend au moins 13 écoles prises pour cible par des groupes armés, une école incendiée, un élève tué et au moins deux membres du personnel enlevés, selon les rapports des partenaires du Fonds des Nations Unies pour l’enfance. Au cours des six premiers jours du mois de février, 30 écoles ont été fermées en raison de la montée de la violence dans les zones urbaines, tandis que plus d’une école sur quatre est restée fermée depuis octobre 2022 » (ONU Info : « Haïti : la violence armée contre les écoles multipliée par neuf en un an, selon l’UNICEF », 9 février 2023).
C’est dans un tel contexte de crise et de mortifère démission politique de l’État face aux gangs armés que le système éducatif national haïtien court le risque d’être affligé une fois de plus d’une nouvelle « réforme » éducative qui, dans son déploiement volontariste et cosmétique, ne fera pas elle non plus l’objet d’un bilan analytique public. Cette énième « réforme » éducative a été amorcée (1) par la décision du ministère de l’Éducation nationale — en flagrante contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987–, de ne financer à partir de l’année académique 2022-2023 que les livres scolaires rédigés uniquement en créole ; (2) par la saga bégayante, les ratés prévisibles et le parachutage anarchique du manuel scolaire unique rédigé en créole, le LIV INIK qui, en dépit de l’appellation « livre unique », se décline en sept versions différentes élaborées et éditées par sept différentes maisons d’édition ; (3) par l’adoption d’un nouveau document de « réforme curriculaire », le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (voir nos articles « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État » (Le National, 8 mars 2022) ; « Le LIV INIK AN KREYÒL et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne » (entrevue exclusive avec Charles Tardieu, Directeur des Éditions Zémès et ancien ministre de l’Éducation nationale, Rezonòdwès, 13 août 2023) ; « L’aménagement du créole en Haïti à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation nationale » (Rezonòdwès, 27 août 2023).
Les remontées de terrain qui nous sont parvenus de nombreux enseignants haïtiens consignent une critique de fond du LIV INIK AN KREYÒL qui, il faut encore le souligner, se décline en sept versions différentes élaborées et éditées par sept différentes maisons d’édition. Le « Cahier des charges pour l’élaboration du Livre scolaire unique au premier cycle fondamental » que le ministère de l’Éducation nationale a acheminé aux éditeurs est un document d’une grande pauvreté conceptuelle et programmatique. Il consigne et privilégie les balises techniques de la fabrication matérielle du LIV INIK, il donne la priorité à l’obligation de respecter les « règles techniques » que chaque éditeur devait suivre s’il voulait emporter l’appel d’offre et, ce faisant, il ne consigne aucune vision didactique de l’apprentissage scolaire à l’aide du LIV INIK. Pire : ce document ministériel –situé en amont de la production alléguée de plus d’un million d’exemplaires de l’ouvrage–, n’a aucunement fourni aux éditeurs un modèle didactique unique à partir duquel devait être élaboré le LIV INIK qui n’a d’« unique », selon le propos d’un enseignant, que le titre… Il est ainsi attesté que chacun des éditeurs a élaboré, à partir de ses fonds de tiroir ou de ses ressources rédactionnelles internes, son propre LIV INIK qui « emprisonne » les savoirs dans un glauque « cachot » d’environ 300 pages… Ainsi se comprend, pour une grande part, la ferme décision de nombreux enseignants et directeurs d’écoles de ne pas utiliser le LIV INIK en salle de classe. Dans tous les cas de figure, à l’échelle nationale les enseignants n’ont pas été formés à l’utilisation du LIV INIK et le ministère de l’Éducation nationale ne dispose pas d’une infrastructure administrative dédiée au contrôle de la diffusion et de l’implantation du LIV INIK dans les écoles haïtiennes…
Dans l’article du 27 août 2023, nous avons fait la démonstration qu’il existe un réel blocage de l’École haïtienne résultant d’une contradiction majeure (de vision et de finalités) entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 », un document de 70 pages, et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 ». Il ressort de notre analyse attentive que l’État haïtien –trente-six ans après la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 de la Constitution de 1987–, est lourdement démissionnaire quant à l’obligation politique et constitutionnelle d’élaborer et de mettre en oeuvre LA politique linguistique éducative nationale. La démission de l’État a de pesantes conséquences sur le plan de la gouvernance du système éducatif haïtien, sur celui de la didactique générale des matières scolaires et sur celui de la didactique du créole langue maternelle comme sur celui du français langue seconde.
L’un des traits communs majeurs entre le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » et le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » est l’absence de lignes directrices dédiées à la problématique de l’aménagement linguistique en lien avec la didactisation du créole dans le système éducatif national haïtien. Il faut prendre toute la mesure que la complexe et incontournable exigence de la didactisation du créole est totalement absente de ces deux « documents stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale alors même que celui-ci prétend y avoir consigné les objectifs devant « guider » l’École haïtienne. Ainsi, le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » expose que ce document comprend « (…) un ensemble d’orientations qui, articulées entre elles, constituent le guide stratégique du système éducatif haïtien » (section 1.4.1., p. 17) », mais l’on n’y trouve aucune trace de la problématique de la didactisation du créole (voir notre article « L’échec prévisible de la prochaine réforme curriculaire de l’École haïtienne : pistes de réflexion », Rezonòdwès, 2 octobre 2023).
Le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » –qui n’a pas été également rédigé en créole en conformité avec les obligations de l’État prévues à l’article 40 de la Constitution de 1987–, ne comprend pas un chapitre entier dédié spécifiquement à la didactisation du créole et à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une « norme » et un « guide stratégique » pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer, « La politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40). En réalité, l’examen attentif de ce « guide stratégique » révèle que les préconisations linguistiques du « Cadre d’orientation curriculaire » figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40 sous l’étiquette « La politique linguistique définie par le MÉNFP », cette présumée « politique linguistique » ne constitue pas l’axe central ou prioritaire dans la vision du ministère de l’Éducation nationale. Sur le plan historique, il est attesté que les responsables administratifs et politiques du système éducatif haïtien, depuis la réforme Bernard de 1979, ne parviennent toujours pas à formuler LA politique linguistique éducative de l’État haïtien –sans doute par manque de vision, par déficit de leadership politique, par incompétence quant à la compréhension de la complexité de la situation linguistique haïtienne, ou plus prosaïquement parce que l’éducation en Haïti, sous-financée dans les budgets de l’État et sorte de protéiforme « machine à cash », est « gérée » comme un secteur où prédomine l’appétit de la « rente financière d’État », la course aux juteuses enveloppes financières de l’International, les combines de l’informel à valeur marchande et l’amateurisme grandiloquent de la plupart des ministres de l’Éducation de ces trente dernières années.
Dans le contexte actuel où prédomine, à la haute direction du ministère de l’Éducation nationale, plusieurs variantes de « populisme linguistique » apparentées au délire catéchétique des Ayatollahs du créole ; au moment où la gouvernance du système éducatif national vogue sur la mer houleuse de l’improvisation et affiche une grande confusion, des incohérences et des idées en pagaille sur la question de l’aménagement du créole, il est nécessaire et indispensable que les linguistes haïtiens prennent publiquement la parole et proposent –aux enseignants, aux directeurs d’écoles, aux cadres du système éducatif, aux rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires–, une vision articulée, documentée et rassembleuse de l’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, en lien avec l’indispensable didactisation du créole et la modernisation de la didactique du français langue seconde. Le présent article propose des pistes de réflexion sur l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne en lien avec la didactisation du créole.
Telle que nous l’avons exposée dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), la notion d’aménagement linguistique s’entend au sens de l’« Intervention d’une autorité compétente, souvent étatique, sur la gestion d’une langue, par l’élaboration et l’instauration d’une politique linguistique » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Pour sa part, la linguiste Christiane Loubier nous enseigne, sur le registre des droits linguistiques et des dispositions linguistiques constitutionnelles, qu’« On a recensé à l’heure actuelle des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993). Le terme politique linguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Une politique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également ne comporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi se traduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble de normes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément à l’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par une loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la langue française au Québec) » [voir Christiane Loubier : « Politiques linguistiques et droit linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca]. Dans une autre étude, à la fois très ample et fort éclairante, Christiane Loubier propose « (…) une définition très générale de l’aménagement linguistique qui peut couvrir l’ensemble de ses composantes : « organisation des situations sociolinguistiques qui résulte de l’autorégulation et de la régulation externe de l’usage des langues au sein d’un espace social donné (Loubier, 2002) ». Sur le registre de la sociolinguistique, elle expose que « L’intervention sociolinguistique se définit comme l’« ensemble des pratiques d’aménagement linguistique exercées par tout acteur social (institutionnel ou individuel) en vue d’influencer délibérément l’évolution d’une situation sociolinguistique donnée ». Exemples : politiques linguistiques d’États ou d’entreprises, lois, décrets, règlements linguistiques, programmes officiels d’aménagement lexical, graphique, phonétique, grammatical, etc. Les pratiques d’aménagement linguistique englobent les actions de plusieurs acteurs sociaux (individus, associations, groupes, organisations, institutions sociales). L’intervention sociolinguistique n’est donc pas exclusive à l’État, même si ce type de pratique a des retombées importantes sur les situations sociolinguistiques (Christiane Loubier : « Fondements de l’aménagement linguistique », 2002. Source : banq.qc.ca). Cette étude de Christiane Loubier, « Fondements de l’aménagement linguistique », a été reproduite, avec son aimable autorisation, dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Sur le versant jurilinguistique de la créolistique, cet ouvrage est la première et la seule contribution traitant de manière spécifique des droits linguistiques en Haïti.
La question de l’aménagement et de la didactisation du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas nouvelle en Haïti. « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait que] le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Au cours des années 1970-1980 et par la suite, plusieurs linguistes ont fait un plaidoyer dans la perspective de l’utilisation du créole haïtien comme langue d’enseignement pour une meilleure rentabilité de l’action éducative (Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », researchgate.net, 11 avril 2018.) Auparavant, dans les années 1940, cette question a été entrevue notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. De manière plus programmatique, la question de l’aménagement et de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été posée avec la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Pour mieux la situer et en saisir les enjeux, il faut dans un premier temps comprendre en quoi consiste la notion de « didactisation ».
La définition canonique de la « didactisation » renvoie à un processus, à la mise en œuvre d’un dispositif comprenant plusieurs volets complémentaires et ciblant l’enseignement d’une matière, d’un corps d’idées ou d’une langue. Dans leurs travaux de recherche sur la didactique et l’enseignement des langues maternelle et seconde, des linguistes et didacticiens ont fourni d’utiles éclairages sur la notion de « didactisation ». Ainsi, la linguiste-didacticienne Raphaële Fouillet l’expose en ces termes : « En quoi consiste la didactisation ? Intuitivement, on répond que tout acte d’enseignement suppose un objet d’enseignement mis à la portée de l’apprenant. Un même savoir ne sera pas enseigné de la même façon suivant l’âge ou l’importance de la discipline dans le cursus scolaire. Le mot didactisation est absent du Dictionnaire de didactique des langues (Galisson, Coste, 1976). En revanche, dans le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (Cuq, 2003 : 71), on en lit la définition suivante : « La didactisation est l’opération consistant à transformer ou à exploiter un document langagier brut pour en faire un objet d’enseignement. Ce processus implique généralement une analyse prédidactique, d’essence linguistique, pour identifier ce qui peut être utile d’enseigner. » Cette définition ne correspond pas à l’opération de transformation supposée dans le passage d’un savoir savant à un savoir didactisé, à moins que l’on considère un savoir sur la langue issu de la communauté scientifique comme un « document langagier brut ». D’après Bronckart et Chiss, le terme désigne le « fait de rendre didactique, approprié à l’enseignement, à la pédagogie ». Cette définition plus ouverte nous permet de l’appliquer au cas de la transformation du savoir savant linguistique en savoir approprié à l’enseignement d’une langue. On retient provisoirement que la didactisation indique un processus didactique : il concerne la méthodologie, le choix des contenus, leur organisation et les activités proposées aux apprenants » (Raphaële Fouillet : « Entre savoir savant et didactisation : le cas de l’article en français », Synergies France n° 12 – 2018 p. 67-83). Compte-tenu de la variété et du poids démographique des langues natives en Afrique, on notera que la définition de la « didactisation » de Cuq (2003) est reprise, pour sa pertinence, par Diao Faye, de la Faculté des Sciences et des technologies de l’é́ducation et de la formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le document intitulé « Contributions écrites et synthèses des ateliers du Séminaire d’élaboration de matériaux pédagogiques sur le thème de la didactisation du patrimoine oral africain : de l’enseignement préscolaire à l’université », Dakar, Sénégal, mars 2010. Pour sa part, le linguiste haïtien Renauld Govain précise que la « didactisation » est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15) » (voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018 ; voir aussi un autre article de Renauld Govain, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021). Renauld Govain amplifie et approfondit la problématique de la didactisation du créole dans un article de grande amplitude analytique rédigé en collaboration avec la linguiste Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », paru dans livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.)
Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman éclaire rigoureusement la problématique du « métalangage » créole de la manière suivante : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. (…) Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH [créole haïtien] aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points: (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs (…) » (Albert Valdman : « Vers la standardisation du créole haïtien », article paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X).
Les données parcellaires disponibles au fil des ans attestent que la réflexion des enseignants et des linguistes sur l’aménagement et la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été abordée de manière relativement neuve mais inaboutie dès le début des années 1970, mais elle n’a toutefois pas fait l’objet de recherches systématiques ayant débouché sur des articles scientifiques et une modélisation de la didactique du créole. De la sorte, l’on peut difficilement soutenir qu’il existe en Haïti une pensée didactique issue de la linguistique et modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. Sous réserve d’une future évaluation des outils pédagogiques élaborés et utilisés par l’IPN (Institut pédagogique national) en appui à la réforme Bernard de 1979, on peut aujourd’hui émettre l’hypothèse que la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a préoccupé les concepteurs de cette réforme mais qu’elle n’a pas nécessairement débouché sur l’élaboration d’une pensée didactique modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. À l’appui de cette hypothèse, l’on retiendra la très grande rareté des travaux de recherche et des publications scientifiques traitant de manière spécifique de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. De la réforme Bernard de 1979 à aujourd’hui, Haïti n’a publié aucun travail de recherche universitaire, aucune thèse de troisième cycle, aucun livre consacrés –exclusivement– à la « didactisation » du créole. Il faut donc prendre toute la mesure qu’il y a de lourdes carences théoriques et de vision sur la « didactisation » du créole, et cette carence perdure en dépit de l’exemplaire travail effectué par un certain nombre d’enseignants de carrière dans le domaine de l’enseignement des langues en Haïti.
La « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure donc très embryonnaire depuis la réforme Bernard de 1979. Toutefois, malgré les lourdes carences théoriques et de vision constatées, elle continue de préoccuper plusieurs linguistes haïtiens. Ainsi, elle est explicitement évoquée par le linguiste Renauld Govain en ces termes : « Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. Le créole a été l’objet de résistance et de réactions réfractaires et conservatrices de la part de l’ensemble des acteurs du système. Ces résistances et réactions réfractaires concordent avec les représentations et idéologies collectives et les résultats des actions de politique linguistique arrêtées en Haïti qui ne sont pas toujours en faveur de la langue. Néanmoins, il a toujours été (et est) un facilitateur dans le processus d’enseignement et d’appropriation de connaissances à tous les niveaux. Le cycle du nouveau secondaire dont l’expérimentation a débuté en 2007 est venu prolonger l’enseignement-apprentissage de la langue sur tout le cycle scolaire. Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. Cela étant, on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. » (Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014.)
L’analyse de Renauld Govain est d’une grande pertinence et il mentionne avec à-propos, en ce qui a trait à la didactique du créole, un « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » ; et de manière précise, il rappelle que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée » en amont et à la mise en œuvre de la réforme Bernard de 1979. La liste très partielle des publications de l’IPN (Institut pédagogique national) relevée sur le site WorldCat.org illustre ce « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » et le fait que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée ».
Liste partielle des publications de l’IPN élaborée au fil d’une ample recherche documentaire
–« La réforme éducative : éléments d’information »
Auteur: Institut pédagogique national (Haïti). Comité de curriculum. Département de l’éducation nationale. Direction de la planification.
Livre imprimé : publication gouvernementale nationale
Langue : français
Éditeur : Département de l’éducation nationale, Port-au-Prince, [1982].
–« Le créole en question »
Auteur: Institut pédagogique national (Haïti).
Livre imprimé : publication gouvernementale nationale
Langue : français
Éditeur : Institut pédagogique national, Port-au-Prince, Haïti, [1979].
–-« Créole et enseignement primaire en Haïti »
Auteur : Albert Valdman; Institut pédagogique national (Haïti). Département de l’éducation nationale et Indiana University, Bloomington.
Livre imprimé : publication de conférence
Langue : français
Éditeur : Bloomington, Indiana University, 1980.
–« Konprann sa nou li : lekti 2èm ane »
Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti).
Livre imprimé
Langue : créole d’Haïti
Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1983.
— « Konprann sa nou li. 3èm ane »
Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti);
Livre imprimé
Langue : créole d’Haïti
Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1984.
–« Konprann sa nou li : lekti katriyèm ane : liv elèv »
Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti);
Livre imprimé
Langue : créole d’Haïti
Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1986.
–« Créole et enseignement primaire en Haïti : actes »
Auteurs : Albert Valdman, Yves Joseph, Joseph C Bernard.
Livre imprimé : publication de conférence, publication gouvernementale
Langue : français
Éditeur : Indiana University et IPN, Bloomington, 1980.
–« Gramè kreyòl : 4èm ane : kaye elèv »
Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti);
Livre imprimé
Langue : créole
Éditeur : Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, 1986.
— « Lekti kreyòl : 5èm ak 6èm ane : liv elèv »
Auteurs : Département de l’éducation nationale et Institut pédagogique national (Haïti);
Livre imprimé
Langue : créole d’Haïti
Éditeur : Depatman edikasyon nasyonal, Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, Haïti, [1986 ?].
L’étude de Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014), ainsi que la consultation de la liste très partielle des publications de l’IPN montrent bien que l’introduction du créole dans le système éducatif haïtien en 1979 n’a pas fait l’objet d’une planification didactique spécifique, et encore moins d’études et de textes spécialisés sur la « didactisation » du créole (voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 16 mars 2021), et « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », (Le National, 11 novembre 2021).
Aujourd’hui, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas à l’ordre du jour chez les décideurs politiques et les administrateurs du ministère de l’Éducation nationale dont la grande pauvreté de la pensée linguistique est avérée (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Quarante-quatre ans après la réforme Bernard de 1979, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure encore embryonnaire et elle doit affronter des obstacles structurels majeurs, comme nous l’avons montré dans notre article, « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 8 janvier 2020). Parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux cycles primaire et secondaire, il faut mentionner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché du livre scolaire ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? En Haïti, l’enseignement en langue maternelle créole et l’enseignement de la langue maternelle créole bute en amont à des obstacles majeurs : il est attesté que peu d’enseignants haïtiens sont dépositaires d’une formation spécifique en didactique créole. D’autre part, il existe une lourde constante, c’est l’absence de volonté politique de l’État à intervenir dans le domaine de l’aménagement linguistique couplée à l’inexistence d’une politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de la politique linguistique que l’État est appelé à élaborer et à mettre en œuvre conformément à la Constitution de 1987. En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il est peu probable que l’École haïtienne soit en mesure d’assurer un enseignement de qualité en créole. Il y a lieu de rappeler que les écoles haïtiennes sont financées et administrées à hauteur de 20% par l’État et à 80% par le secteur privé national et international.
Au jour d’aujourd’hui, il appartient aux linguistes et aux didacticiens, de concert avec des enseignants de carrière, de mettre sur pied le vaste chantier de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. Il s’agira d’une entreprise à la fois linguistique et didactique à mettre en œuvre par la mutualisation des ressources professionnelles de la Faculté de linguistique appliquée et de l’École normale supérieure. L’élaboration en amont d’une claire vision de la « didactisation » du créole haïtien est indispensable à sa mise en route dans la perspective d’une école de qualité fondée sur le respect des droits linguistiques des locuteurs. À l’instar de toutes les autres langues natives, le créole haïtien est appelé à évoluer et à prendre en charge la transmission des savoirs dans tous les domaines de connaissance dès lors qu’il est « didactisé ». Volet majeur de l’aménagement linguistique en Haïti, la « didactisation » du créole est une donnée historique incontournable : elle est, à ce titre, une priorité à laquelle le système éducatif national ne saurait se soustraire.
Montréal, le 17 novembre 2023