— Par Robert Saé, responsable aux affaires extérieures du CNCP —
Dans un contexte où plane un risque de guerre généralisée et dans lequel, de toutes façons, les turbulences politiques et économiques frapperont de plus en plus tous les pays, nous souhaitons soumettre à votre attention la situation de notre pays, la Martinique.
Si sa surface n’est que de 1100 km2 et si elle ne compte que 360.000 habitants, la Martinique est néanmoins une base essentielle sur laquelle s’appuie la politique des impérialistes européens dans la région de la Caraïbe et de l’Amérique dite latine.
Présenté comme un « Département Français d’Amérique (D.F.A.)», notre pays est utilisé par la France et l’Union Européenne, dont elle est l’un des moteurs, comme plateforme pour la défense de leurs intérêts géostratégiques dans la grande région.
-La Martinique est une base d’appui de la plus haute importance pour le renseignement, la propagande et les interventions militaires dans la région. Il faut se rappeler que la Guadeloupe et la Martinique ont servi de relais lors de la guerre des Malouines en 1982 et de l’invasion de Grenade en 1983. Des manœuvre militaires conjointes sont régulièrement organisées à partir de nos territoires par la France et les USA.
-La pénétration commerciale des produits européens peut se faire à partir de l’aéroport international et du « port d’éclatement » de la Martinique. L’Etat Français et les investisseurs européens, derrière la volonté prétendue de « coopération régionale » et par l’intermédiaire d’entreprises qui n’ont de martiniquaises que le nom, étendent leur main mise sur le marché caribéen. Notre pays est un véritable « cheval de Troie » pour la France qui, se targuant d’être un pays « caribéen, peut occuper des sièges dans les institutions régionales et y défendre ses intérêts de puissance impérialiste. Dans les faits, elle cultive les divisions entre les peuples caribéens. La politique, de plus en plus xénophobe, qui a cours en Europe est exacerbée sous l’égide des autorités françaises. Les candidats à l’immigration subissent discriminations et humiliations, et nos voisins, même quand ils sont solvables et qu’ils souhaitent faire des séjours limités pour, par exemple, participer à des événements culturels ou sportifs, ont les pires difficultés à obtenir des visas.
Pour ces raisons, nous considérons que l’accession à la souveraineté du peuple Martiniquais est l’une des conditions nécessaires au renversement de la domination impérialiste dans l’ensemble de notre région.
Avec la complicité de ses alliés dans les institutions internationales, la France est parvenue à jeter un voile sur la domination coloniale qu’elle continue à exercer sur notre pays depuis qu’elle a prétendu avoir réalisé sa décolonisation en lui imposant le statut départemental en 1946. En le qualifiant de « Département Français d’Amérique », l’état français nie le droit de notre Peuple à l’autodétermination et entend faire prévaloir la thèse que tout ce qui s’y passe relève de ses affaires internes.
La France a toujours fait preuve de duplicité en matière de décolonisation comme le montre la prise de contrôle illégale de Mayotte après le référendum d’autodétermination aux Comores ou encore les manœuvres faites pour vicier le résultat des consultations en Kanaky. Elle entend maintenir à tout prix sa domination sur ses colonies qui la propulsent au deuxième rang mondial quant aux surfaces maritimes contrôlées.
La réalité du maintien des rapports coloniaux soumettant la Martinique à la France est incontestable.
Elle se manifeste par le fait que, dans notre pays, elle impose une économie extravertie au service de la métropole coloniale ainsi que l’encadrement de toutes les administrations par des ressortissants « métropolitains ».
-Nous sommes soumis à une économie de comptoir qui nous maintient dans l’importation massive de produits finis de consommation et dans la monoculture de produits agricoles exportables en fonction des besoins de la France. Les descendants des colons esclavagistes, constitués en une caste héritière du système de plantation, contrôlent l’économie locale et accompagnent les pratiques monopolistiques des entreprises françaises.
Le chiffre de la balance commerciale entre la Martinique et la France reflète la réalité de l’échange inégal qui prévaut entre les deux pays : En 2018, le déficit en défaveur de notre pays, était de 2,35 milliards d’euros.
Dans sa volonté d’empêcher tout développement endogène de notre territoire, le pouvoir colonial organise l’étranglement des coopératives, lamine les petites entreprises locales en les soumettant à des lois et des normes européennes inadaptées et en leur imposant une fiscalité et des charges sociales abusives. Au prétexte de lutter contre le « travail au noir », il s’attaque à toutes les activités dont ses institutions ne tirent pas profit mais qui permettent à nos compatriotes privés de revenus décents, comme c’est le cas partout où les peuples sont confinés dans la voie du mal-développement, de survivre avec leur famille. Chez nous, le coût de la vie est exorbitant du fait des marges scandaleuses que s’accordent les importateurs, les banques, les agences de téléphonie et autres agents économiques de la France.
-La domination coloniale française s’est toujours appuyée sur ses forces armées et des crimes odieux jalonnent notre histoire. La révolution de mai 1848 qui a mis fin au régime barbare de l’esclavage n’a pas mis fin aux exactions. En septembre 1870, ce sont des centaines de nos compatriotes qui sont tombés sous leurs balles La population voyait, à cette occasion, ses cases brûlées, ses jardins détruits, et son bétail abattu. Chaque fois que les travailleurs se sont mis en grève pour exiger une augmentation de leur maigre salaire, les forces de l’ordre ont été dépêchées à l’appel des maîtres d’habitation pour écraser toute volonté de revendiquer. C’est également par l’assassinat que le pouvoir colonial et les maîtres de la caste béké ont tenté de mettre fin aux contestations politiques et sociales qui n’ont jamais cessé dans notre pays.
Voici des faits d’armes dont la prétendue « Patrie des droits de l’homme » peut se vanter dans notre pays :
-Février 1900, au François : 17 travailleurs abattus, des dizaines de blessés
-1923 à Bassignac : 2 morts, 3 blessés
-24 mai 1925 , Ducos : assassinat des dirigeants socialistes Charles Zizine et Louis des Etages. Le même jour 12 personnes tombaient sous les balles au Diamant.
-12 janvier 1934 : assassinat du journaliste communiste André Aliker,
-mars 1948 , Carbet : 3 morts, 2 blessés
-mars 1951, Chassin, : 2 blessés
-22 Décembre 1959 : Christian MARAJO (15 ans), Edmond Eloi VERONIQUE dit Rosil (20 ans). Julien BETZI (19 ans), abattus par la police..
-mars 1961, Lamentin : 3 morts, 25 blessés
-13 mai 1971 , Fort-de-France : Gérard Nouvet, jeune lycéen , tué gratuitement par un garde-mobile français qui n’a jamais été inquiété.
-14 février 1974 , Chalvet : 2 morts, une dizaine de blessés.
Si depuis 1974, on n’a pas enregistré de mort dans les conflits sociaux, la répression n’est pas restée moins brutale pour autant. Pendant que les médias français se mobilisent pour interpeler l’opinion mondiale sur le non respect des libertés dans d’autres pays du monde, ils étouffent toute information concernant les violences policières et judiciaires qui sont régulières en Martinique. Depuis deux ans, c’est une persécution systématique qui frappe des militants qui avaient osé manifester devant les centres commerciaux pour exiger que soient poursuivis les responsables de l’empoisonnement de notre peuple. Cette question de l’empoisonnement illustre parfaitement ce qu’est la politique coloniale dans notre pays.
En effet, entre les années 70 et 90, Les grands planteurs ont contraint les travailleurs à semer, souvent à mains nues, des produits toxiques interdits en Europe, avec pour conséquence, qu’aujourd’hui encore, par milliers, eux et leurs enfants sont décimés par de lourdes pathologies. Ainsi, avec la complicité activede l’État Français, ils ont empoisonné 92 % de notre population, une grande partie des sols et des eaux de notre pays. Les procédures judiciaires déclenchées par les victimes sont bloquées et réparation leur est refusée.
Les soignants en lutte contre les mesures liberticides imposées au prétexte de la crise sanitaire sont eux aussi actuellement victimes de violences policières et judiciaires.
Voici une liste de victimes récentes de violences policières et judiciaires :
-Militants luttant contre le scandale de l’empoisonnement : Keyziah Nuissier brutalement battu et blessé par des policiers tenant des propos racistes, Willem Antonin, journaliste militant condamné pour avoir publié une vidéo montrant les brutalités subies par celui-ci, Robert Rodney blessé au visage par un tir direct de LBD, Sandrine T. Faniwa, militante journaliste, mère de famille, une première fois mise en garde à vue pour avoir filmé une action de militants et une autre fois maltraitée par des policiers, Edwin Longchamp emprisonné depuis près d’un an, Kevin Zobal, Bruno Pelage, Lubert Labonne, Denzel Guillaume, Charly Moussard, déjà condamnés à des peines de prison et en attente de nouvelles procédures.
-Délégués syndicaux des personnels de santé convoqués par la police ou la gendarmerie : Ponamah Sandiaï, Quénette Julien, Phares Alain, Vernes Ronald, Emile Fabrice, Eugène-l’exact Cédric, Pivaty Steeve, Roussi Vincent, Rapinier Philippe, Tayée Mickaelle. Les deux premiers ont été brutalisés et gazés dans les couloirs du Centre Hospitalier. Les autres sont concernés par des gardes à vue et des procès à venir.
Tout au long de notre histoire, l’appareil judiciaire français a été instrumentalisé pour faire taire toute voix anticolonialiste. Les magistrats, certains n’hésitant pas à manifester leur racisme, n’ont cessé d’appliquer une justice à deux vitesse au détriment de la population Martiniquaise. De nombreux procès ont été orchestrés pour anéantir ceux qui résistaient à l’oppression. Le plus emblématique est celui qui a concerné l’O.J.A.M. (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de Martinique) en 1963. Dix huit militants ont été raflés, déportés dans les geôles françaises et jugés pour atteinte à la sûreté de l’État : ils avaient placardé une affiche dénonçant la situation coloniale et se terminant par le mot d’ordre « La Martinique aux Martiniquais ».
En outre, l’État colonial, s’appuyant sur une ordonnance datée du 15 octobre 1960, pouvait expulser vers la France les fonctionnaires Martiniquais qui s’opposaient à sa politique. Cinq d’entre eux ont été radiés pour avoir refusé leur mutation. Des Martiniquais étaient également interdits d’entrer dans leur pays pour les mêmes raisons. Parmi eux Marcel Manville et Edouard Glissant. Le vice-recteur Français, Alain Plénel a, lui aussi, vu sa carrière brisée pour avoir prononcé un discours dénonçant la répression dont 3 jeunes avaient été victimes en décembre 1959.
-Comme ce fut le cas concernant les directives données par Pierre Messmer, ministre français à l’époque, dans la circulaire du 19 juillet 1972 visant à rendre le peuple Kanak minoritaire dans son pays, le pouvoir colonial a planifié une politique de « génocide par substitution » comme l’a qualifiée le député maire Martiniquais Aimé Césaire. Nos jeunes, diplômés ou pas, son poussés à l’exil, pendant que les dits « expatriés » français sont incités à venir s’installer en Martinique, ce qu’ils font, de plus en plus nombreux, chargés de la culture suprématiste et paternaliste dans laquelle ils ont été élevés. Le phénomène de génocide par substitution risque de s’amplifier tragiquement avec les déboires que l’impérialisme français connaît aujourd’hui en Afrique, mais les effets en sont déjà désastreux.
Alors qu’en 2008 la tranche d’âge des 75 ans et plus comptait 26.277 âmes sur une population de 397.693 habitants, en 2018, elle en compte 35.445 pour
368.783 habitants. En 2018, selon les chiffres de l’INSEE, la population avait diminué de 17.000 habitants au cours des 5 années précédentes.
Pour justifier le maintien de sa domination sur notre pays, la France s’enorgueillit de l’avoir doté d’infrastructures dignes des grands pays développés et de dispenser des aides sociales qu’envient nos voisins caribéens.
Toutes ces infrastructures sont des plate-formes conçues pour se positionner stratégiquement, vanter aux pays voisins la « grandeur de la France », vendre son ingénierie et ses technologies et constituer la base logistique de conquête du marché régional. Concernant la protection et les aides sociales ayant cours en Martinique, il est facilement vérifiable que toutes les « générosités » que le pouvoir colonial se vante de nous accorder, ont été arrachées au prix des luttes menées et du sang versé par notre peuple. Aujourd’hui, d’ailleurs, elles sont systématiquement remises en cause par les politiques ultralibérales menées par les gouvernements français successifs.
Derrière la belle vitrine arborée, se cachent de profondes inégalités.
Les conséquences de la domination française sont désastreuses pour la majorité de la population martiniquaise au plan économique et social comme au plan psychique. Quelques chiffres significatifs : 20 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. 32 % de la population active est au chômage (Le chiffre est de 62 % chez les moins de 25 ans). L’association SOS KRIZ a révélé qu’il y a 2 ou 3 tentatives de suicides par jour en Martinique.
Pour justifier le maintien de leur domination, l’autre argument utilisé par les colonialistes français est « la volonté démocratiquement exprimée par la majorité de la population de rester française ». Cet argument est lui aussi irrecevable dans la mesure où la population est soumise à une écrasante oppression culturelle. Le système éducatif bannit la connaissance de l’histoire de notre peuple ; dans les médias, la désinformation est massive ; dans toutes les élections le chantage à la suppression des acquis sociaux est au cœur de la propagande. De plus, les consultations générales excluent le tiers de la population martiniquaise qui a été contrainte à émigrer en France, pendant que peuvent y participer les Français de passage y compris les membres de l’armée et autres « forces de l’ordre ».
Il est vérifiable, en tout cas, que depuis le milieu des années 60 où les mouvements anticolonialistes ont commencé à se manifester, la volonté des Martiniquais que leur identité soit respectée et qu’ils disposent des moyens politiques de défendre leurs intérêts propres n’a cessé de s’affirmer. En attestent les résultats électoraux de partis indépendantistes qui ont été largement majoritaires au Conseil Régional de 2006 à 2010. C’est cette dynamique qui a contraint le gouvernement français à procéder aux aménagements institutionnels conduisant à transformer le Conseil Régional en Collectivité territoriale de Martinique (CTM). L’actuelle majorité qui y siège est autonomiste. Mais cette Collectivité, impérativement maintenue « dans le cadre de la République Française », est dénuée de tout pouvoir politique conséquent.
Aujourd’hui, le Peuple Martiniquais manifeste de plus en plus clairement la volonté que ses revendications identitaires soient prises en compte. Ces dernières années, on a vu des jeunes, pour beaucoup diplômés, se mobiliser pour libérer des plages illégalement privatisées, pour exiger que les responsables du crime d’empoisonnement soient jugés et qu’ils indemnisent leurs victimes, pour renverser des statues glorifiant le passé colonial de la France. En 2009, une puissante mobilisation contre la vie chère a paralysé le pays pendant 38 jours. En novembre 2021, à l’occasion d’une révolte sociale, des barrages ont été érigés dans pratiquement toutes les communes de l’île pour protester contre les mesures liberticides imposées par le gouvernement français.
L’état colonial français a conscience du tournant qui est en train d’être pris et a entrepris de s’opposer brutalement à toute velléité d’émancipation de notre Peuple. A l’accentuation de la répression, que nous avons indiquée plus haut, vient s’ajouter une véritable offensive pour déstructurer l’économie locale, déchirer le tissu social et accélérer le « génocide par substitution ». Le prétexte de la lutte contre la pandémie de COVID lui en a donné l’opportunité :
Alors que la population était autorisée à fréquenter les grandes surfaces, les agences de téléphonie, les centres de vente d’automobiles et les comptoirs de la Française des Jeux, le Préfet français soumettait toutes les petites entreprises locales à des contraintes drastiques. Alors que la population locale était soumise à de stricts confinements et les relations familiales largement entravées, le Préfet français tolérait l’entrée de centaines de milliers de touristes dans le pays. Plus grave, 70 % de la population refusent de se plier devant « l’obligation vaccinale » décrété par le gouvernement français, parce que depuis le début de la pandémie celui-ci a géré la crise de manière chaotique, multipliant les mesures contradictoires et privilégiant la répression sur l’indispensable pédagogie. Surtout, constatant que l’état français dont la responsabilité est patente dans l’empoisonnement conscient de la population martiniquaise par les pesticides, l’écrasante majorité de notre peuple refuse de servir de cobaye en acceptant l’injection de produits qui en sont encore au stade expérimental et dont les effets nocifs ont déjà frappé beaucoup des nôtres.
Loin de prendre en compte ces légitimes préoccupations, le pouvoir colonial en profite pour licencier des milliers de professionnels de nombreux secteurs au prétexte que « ils n’obéissent pas à la loi de la République ». Au même motif, il interdit à des jeunes en formation de poursuivre les stages indispensables à l’obtention de leurs diplômes ou met arbitrairement fin à leurs contrats. Autant de mesures qui violent le droit à l’intégrité de la personne humaine, le droit au travail et le code du travail. Environ 11.000 personnes sont concernées sur une population de 360.000 habitants.
Mais en dépit de toutes les manœuvres du pouvoir colonial, la volonté d’émancipation s’exprime de plus en plus largement dans notre pays. Il y a tout lieu de penser que les impérialistes français, impliqués dans les activités bellicistes de l’O.T.A.N. et se trouvant en difficulté sur le continent Africain, s’opposeront avec plus d’acharnement encore à la décolonisation de la Martinique. C’est la raison pour laquelle nous avons estimé nécessaire d’alerter la communauté internationale sur la situation de notre pays.
Parce que nous refusons d’être un pion dans la bataille que se livrent
des puissances étrangères sur l’échiquier international, parce que nous aspirons à un développement autocentré et endogène pour notre pays,
parce que nous croyons que le respect du droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes est une condition fondamentale pour que prévalent des relations pacifiques au niveau mondial,
nous demandons la réinscription de la Martinique dans la liste des pays à décoloniser et nous revendiquons pour notre Peuple qu’il puisse exercer son droit à l’autodétermination sous contrôle indépendant.
Martinique-Caraïbe Le 27 mars 2022
Pour le bureau du CNCP Le Responsable aux affaires extérieures Robert SAE