— Par Michel Pennetier —
Il est un village au centre de la France, situé en pente sur la rive droite du Cher, judicieusement installé sur l’adret, le côté ensoleillé de la vallée. Jadis, il n’y a pas si longtemps, du temps de mon enfance, on cultivait la vigne sur le coteau. Depuis lors, les pavillons de mauvais goût y prolifèrent. Mais le centre du village garde son charme avec une jolie église romane et surtout en contrebas les ruines d’un amphithéâtre gallo-romain. Drevant, nom dérivé du latin Dervantum, n’a jamais été un centre urbain important, si bien que la présence de ce bâtiment romain et de thermes encore en partie enfouis dans la terre reste un peu une énigme.
En face, de l’autre côté de la rivière, la colline sombre de l’ubac, recouverte aujourd’hui d’une forêt sauvage limite l’horizon. Mes cousins paysans ont toujours appelé le sommet de cette colline « le camp de César » parce qu’en labourant leurs champs ils y ont trouvé quelques fois des pièces romaines. L’existence d’une armée d’occupation installée là pourrait justifier la construction de l’amphithéâtre. Mais aucune trace, aucun document ne le prouve.
Un jour, je décidai d’aller au « camp de César ». Après avoir passé le pont du Cher, un ouvrage métallique sans charme de l’âge de fer, l’époque de la tour Eiffel, on s’engage dans une étroite vallée jusqu’à un ancien four à chaux, puis il faut escalader péniblement la colline abrupte jusqu’à un terre plein au sommet. Un vaste panorama s’ouvrit alors à mon regard, au-delà de la vallée à mes pieds, le moutonnement des collines du Bourbonnais, les abords de la forêt de Tronçais. C’était là un poste d’observation idéal sur toute la région. Mais ce n’est pas aux soldats de César que je pensais. Mon regard alla bien plus loin dans le passé, des millénaires plus tôt, combien ? 20, 30, 100 millénaires ? Je vis des êtres humains comme moi qui avaient installé là un campement. Chacun vaquait paisiblement à ses occupations. Des femmes et des enfants partaient à la cueillette des fruits, d’autres cherchaient des escargots ou des vers sous les pierres, Quelques hommes taillaient une pierre brute ou confectionnaient un arc. Parfois un bourdonnement de paroles, parfois des rires ou les cris d’un enfant, parfois un chant sortait de la bouche d’une femme en train de coudre un vêtement.
Cette image d’une communauté paléolithique est plausible comme est plausible l’image d’aujourd’hui d’une famille ordinaire réunie autour du repas du soir. Les deux font l’impasse sur le tragique de l’existence humaine : les dangers, les menaces, les risques, la guerre, les catastrophes naturelles, les maladies, la mort, l’exploitation de l’homme par l’homme, bref la fragilité de l’espèce humaine et son irrémédiable défaut : la violence.
Les récits et l’iconographie depuis le 19e siècle nous ont habitués à une vision terrifiante de la vie préhistorique, combat désespéré contre les animaux sauvages et les intempéries , triomphe du fort sur le plus faible, donc violence contre les femmes etc… Ces images sont sous-tendues par l’idée d’un progrès continu de l’espèce humaine depuis ses origines et de la radicale différence entre le « sauvage » et le « civilisé ». De là aussi le mépris pour les peuples dits primitifs et tous ceux qui ne participent pas à la « belle civilisation occidentale » (les colonisés)
Le travail des préhistoriens et les études des ethnologues sur les résidus encore vivants de sociétés dites primitives nous amènent aujourd’hui à réviser largement ce point de vue. Mais déjà Rousseau au 18e siècle dans le « Discours sur l’origine de l’inégalité » opposait l’homme originel libre et bon naturellement et l’homme civilisé prisonnier de ses passions. Que l’idée rousseauiste d’un homme originel bon ne soit qu’un concept pur à l’usage de sa démonstration, c’est clair. Il énonce cependant dans ce texte un fait que les préhistoriens ne cessent de confirmer : « Le premier qui entoura un champ et affirma que c’était à lui, fit le malheur de l’humanité ». C’est en effet avec la naissance de l’agriculture et de la propriété, donc l’accumulation des biens, donc la naissance des villes et des états, donc des guerres, donc de l’esclavage et du servage que commencent le néolithique et l’histoire humaine proprement dite. Pas de guerre durant l’immense durée du paléolithique ! Pour une simple raison : il n’y avait pas de conditions pour cela. Les hommes vivaient dispersés en petites communautés sur une terre immense, il n’y avait pas d’accumulation de biens. Pour autant, absence de guerre, ne signifie pas absence de violence. Les sociétés des grands singes, cousins de homo sapiens nous montrent qu’il y a dans chaque groupement un mâle dominant qui peut être en rivalité avec des concurrents. Cela nous entraîne vers la question du rapport hommes-femmes, de la sexualité et des structures familiales au paléolithique.
Sur ce point les préhistoriens et particulièrement les préhistoriennes, à défaut de documents ( que peuvent quelques ossements ou quelques outils de pierre?) auront tendance à projeter les débats actuels concernant la condition féminine sur la problématique des sociétés du paléolithique, de même que les savants du 19e siècle projetaient sur le lointain passé leur conception de la société patriarcale considérée comme naturelle et intangible.
Sur ce point, le livre de Claudine Cohen « Femmes de la préhistoire » apporte des réponses plausibles et nuancées. Il y a d’abord la présence massive de statuettes représentant un personnage féminin, en général doté d’attributs puissants de la féminité – seins lourds, hanches larges, sexe manifeste. Ce qui nous vient tout de suite à l’esprit, c’est le culte d’une déesse-mère assimilée à la nature. Pour autant le culte d’une déesse ne dit rien sur la condition féminine réelle ( voir la Vierge Marie chez les catholiques!). Ce qui est plus convaincant, ce sont les hypothèses sur la répartition du travail. Si la chasse au gros gibier revenait à l’homme, une grande part de l’alimentation était l’affaire des femmes et des enfants ( petits gibiers, collecte d’insecte, de mollusques, de fruits etc ..) Une part du travail artisanal également ( couture, fabrication d’aiguilles, poterie etc…). Les femmes ont pu également participé à l’expression artistique, les traces de main sur certaines peintures rupestres comme des signatures laissent à penser qu’il s’agit de mains de femmes. On perçoit donc qu’il a pu y avoir coopération et complémentarité entre les deux sexes.
Que la féminité ait été un grand et fascinant mystère pour l’homme préhistorique, l’homme moderne le comprendra aisément même s’il sait que la femme a besoin de lui pour donner naissance à un enfant. L’homme préhistorique ne le savait pas. Le cycle menstruel coordonné au cycle de la lune, la séduction et la puissance de la jouissance féminine, la lente croissance de l’enfant dans le ventre de sa mère, sa connaissance des herbes pour susciter ou empêcher une grossesse, son art d’éduquer les enfants … L’homme préhistorique comme l’homme d’aujourd’hui ne peuvent que rester perplexes ! Les conséquences de cette perplexité peuvent être divers, ce peut être l’amour, le respect, la coopération aussi bien que la peur conduisant à essayer de maîtriser la femme, à la dominer. Autant de solutions sociologiques possibles favorisant ou limitant le pouvoir des femmes.
Ce qui a triomphé dans notre civilisation, c’est le patriarcat – à Rome le « pater familias » avait droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants- Nous en sortons à peine. En assujettissant la femme, l’homme s’est assujetti lui-même à ses passions. L’émancipation de la femme est en même temps celle de l’humain, chez l’homme comme chez la femme. Si le patriarcat a existé et existe encore, en revanche le matriarcat, à ma connaissance, n’a jamais existé, car ce serait alors dans une société le pouvoir exclusif des femmes sur les hommes, ce qui est impossible d’une part à cause de la plus grande force physique de l’homme, de l’autre parce que cette notion de domination exclusive est particulière à la masculinité. En revanche, il existe des sociétés matrilinéaires où les femmes sont chefs de famille et gèrent la famille avec l’oncle maternel. Dans une telle société comme celle de la minorité Na dans le Sud de la Chine, il n’y a ni mari, ni père. Les mœurs sexuelles sont libres et discrètes, il n’y a aucune contrainte des uns sur les autres, il y a certes des valeurs ( la compassion car ils sont Bouddhistes) et des interdits ( celui de l’inceste par exemple) mais cela est vécu comme évident et naturel. Les Na ne représentent pas une société paléolithique puisqu’ils sont agriculteurs et éleveurs. Mais ils ont peut-être gardé quelque chose de cette lointaine époque, une liberté et une joie de vivre inconcevables dans nos sociétés patriarcales.
A ce thème de la féminité, il faut joindre celui de la nature. L’homme préhistorique était enveloppé par la nature comme l’homme moderne est enveloppé par la société, son économie, ses normes, la nature et ses cataclysmes ne lui venant plus que comme des conséquences de sa propre activité, tel le réchauffement climatique. Pour l’homme moderne, son désir de toute puissance est aussi son impuissance. L’homme préhistorique ne pouvait se vivre que comme parcelle infime de la nature soumis à la loi de la chaîne alimentaire, il se savait sujet à la prédation des animaux sauvages et il lui fallait être à son tour prédateur. Mais d’une manière plus profonde, il se vivait comme partenaire des animaux et des arbres, de la terre, de l’eau et du ciel et il accordait à chaque être une âme comme la sienne. L’ethnologue Philippe Descola dans son livre « Par-delà nature et culture » a observé et analysé précisément cette forme de pensée animiste chez des tribus indiennes d’Amazonie chez qui les animaux et même les plantes sont des personnes. L’occidental borné rira sans doute d’un tel comportement et préférera l’abattage à la chaîne des animaux ! Certes, l’Indien d’Amazonie tue des animaux et mange des végétaux car il est réaliste, il sait que la chaîne alimentaire est une loi naturelle, mais il le fait avec précaution, avec respect, presque en s’excusant. S’accorder à la puissance de la nature, la maîtriser par la pensée magique, s’en faire une alliée, c’est ce que représente aussi par exemple les peintures rupestres de Lascaux. Les bisons ne sont pas que de la viande, ce sont des êtres spirituels auxquels on doit respect et prières. La chasse est paradoxalement – pour nous- un hommage à la toute puissance de la nature, un sacrifice qui met l’homme en relation avec ce qui le dépasse.
Femmes et hommes du Paléolithique, vous avez été 300 000 ans sur cette terre. Vous étiez comme nous, homo sapience, avec le même cerveau et c’est vous qui avez établi les connections neuronales qui sont encore inscrites en nous. Nous partageons les mêmes interrogations, les mêmes angoisses. Nous n’avons pas plus que vous de réponses à l’énigme de la violence et de la mort. Aussi pénible que fut votre vie, soyez heureux d’avoir échapper à l’histoire et son cortège de violences, d’avoir connu ni l’esclavage, ni la servitude industrielle, ni les cruautés des guerres, ni les menaces des prochaines, ni les tragédies des migrants (à votre époque, on pouvait migrer sans soucis d’un endroit à un autre et vous ne vous en êtes pas privés) Vos derniers représentants meurent aujourd’hui sous les coups des bulldozers ou survivent en esclaves d’un monde qui les laissent hébétés. Mais que sont nos 10 000 ans d’histoire face à vos 300 000 ans de la gestation qui sommeillent en notre cerveau. Là sont peut-être vos chants et vos danses, vos incantations pour invoquer les esprits de la terre et du ciel. Là est peut-être le chemin pour sortir de notre folle entreprise historique et nous réconcilier avec la totalité infinie de ce qui est, la Nature et son insondable beauté.
Cette rencontre avec l’homo sapience du Paléolithique avait échauffé mon esprit et mon coeur. Le camp de César, était redevenu un champ bien ordinaire et silencieux qu’éclairait le soleil couchant. Il fallait rentrer au village, Drevant, cet humble coin de terre berrichonne au bord de la rivière, blotti entre deux collines qui soudain me semblait contenir l’histoire de l’humanité, mais d’une manière si douce, si apaisée que l’on voudrait s’y endormir, fusionner avec sa terre, ses eaux, ses arbres et rejoindre les ancêtres.
La Préhistoire, miroir de mes fantasmes ? Sans doute. Mais pourquoi l’imaginaire et l’intuition ne seraient-ils pas plus proches de la vérité que tout savoir scientifique, ou du moins complémentaires? La Préhistoire me sert de miroir pour dire la désolation du monde où je vis. Elle a été la longue enfance de l’humanité, pleine de promesses, mais l’adulte, notre civilisation, a trahi son enfance, à moins que ce ne soit pas encore un adulte mais un adolescent en pleine crise de puberté. L’histoire est si courte dans l’évolution de l’homme, il est possible – à moins d’un suicide collectif- qu’une lointaine humanité vive en la portant à un autre niveau, c’est-à-dire en pleine conscience, une relation harmonieuse, respectueuse, amoureuse et poétique à la nature. L’histoire depuis le néolithique, c’est l’histoire du masculin et du pouvoir des mâles. Si les valeurs féminines (celles de croissance progressive, de germination, de patience par exemple), valeurs à partager entre hommes et femmes, prennent de plus en plus d’importance, alors il est possible d’espérer.
Michel Pennetier, Rambouillet, août 2018
Bibliographie :
Claudine Cohen : » Femmes de la Préhistoire » Ed. Belin 2016, aisé et agréable à lire, lecture stimulante par les questions qu’elle pose sans y répondre de manière univoque
Philippe Descola : » Par delà nature et culture » Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines 2005, gros ouvrage spécialisé, toute une armature conceptuelle fondée sur des observations ethnologiques précises
Cai Hua :« Une société sans père, ni mari , les Na de Chine » PUF Ethnologies 1992, passionnant, un long et précis travail d’observation d’une société très originale.