— Par Catherine ACHIN Professeure de science politique, université Paris-Dauphine, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) et Sandrine LÉVÊQUE Enseignante- chercheure en science politique, université Paris-I Sorbonne —
TRIBUNE
Le Sénat vient de se renouveler pour moitié. Outre la victoire de la droite, ce qui retient l’attention, c’est la résistance de la Chambre haute à la parité. Le palais du Luxembourg compte désormais 87 sénatrices, soit 25% de ses membres et un taux de féminisation qui progresse de moins de 3%.
Depuis les modifications constitutionnelles de 1999 et 2008 qui les ont rendus possibles, les dispositifs qui favorisent l’égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités n’ont pourtant cessé d’être renforcés. De plus en plus contraignantes, les mesures de la première loi, dite loi sur la parité en politique, du 6 juin 2000 ont aussi été étendues à d’autres secteurs de la vie sociale et professionnelle, comme les conseils d’administration des grandes entreprises ou les conseils de surveillance et les jurys de sélection des établissements publics administratifs. Cette emprise durcie et élargie de la contrainte paritaire semble acceptée par tous et ces mesures n’ont pas suscité de controverses particulières dans l’espace public. Certaines assemblées sont presque parfaitement mixtes d’un point de vue sexué. La parité fait ainsi l’objet d’une forme de consensus, du moins dans son principe et dans son application. Alors que c’était l’un des arguments déployés dans les années 2000 pour contester l’obligation paritaire, presque aucun faiseur de liste ne se plaint plus des difficultés à trouver des femmes qui acceptent d’être candidates. Tout se passe comme si les acteurs et actrices politiques «connaissaient la chanson» et savaient s’accommoder de ce nouvel air.
Ce chœur harmonieux est d’autant plus intriguant qu’en réalité de nombreux interstices de l’espace politique résistent à la féminisation. Il n’y a pas que des chansons d’amour : plusieurs mécanismes éclairent les logiques du maintien de villages gaulois, d’un entre soi masculin dans le microcosme. Le champ politique reste un lieu où le machisme (parfois croisé avec du racisme et du mépris de classe) s’affiche sans grands complexes. «L’affaire Strauss-Kahn» a été un point d’acmé mais les affaires de misogynie ordinaire émaillent l’actualité. Susceptibles d’être dénoncées au grand jour, ce qui constitue un progrès, ces manifestations de sexisme n’en restent pas moins le lot de nombreuses femmes politiques. Pour ne citer qu’un exemple, la double affaire des tenues de Cécile Duflot a montré en 2012 que l’identité des femmes en politique reste problématique et fragile. Avec le jean du Conseil des ministres, elle a été accusée de ne pas être assez femme, tandis qu’avec la petite robe bleue des questions au gouvernement, elle fut critiquée pour l’être trop.
Il existe ensuite plusieurs manières de jouer avec les règles de la parité et d’en limiter les effets. Aux législatives, certains partis politiques préfèrent se priver de subventions publiques plutôt que de présenter des candidates. Un dirigeant de l’UMP reconnaissait, au moment de l’annonce des difficultés financières de son parti, que si l’organisation avait respecté la loi sur la parité en 2012, le déficit aurait été résorbé. Lorsque l’alternance sexuée des listes est obligatoire, on constate que les hommes sont plus souvent à leur tête (83% des listes dans les communes de plus de 1 000 habitants lors des dernières municipales étaient conduites par des hommes). Par ailleurs, la «dissidence organisée», telle qu’elle se pratique pour les municipales ou pour la part des sénateurs élus au scrutin de liste à la proportionnelle, conduit elle aussi à limiter l’accès des femmes à la politique. Il est fréquent que les «sortants» ou ceux qui n’ont pas obtenu l’investiture de leur parti préfèrent emmener leur liste propre plutôt que de se voir reléguer en troisième ou cinquième position. Roger Karoutchi, sénateur UMP des Hauts-de-Seine, a ainsi pu déclarer à un journaliste du Monde la semaine dernière : «Nous faisons campagne ensemble avec des listes séparées et disons aux grands électeurs « partagez vos voix ! » Ce n’est pas que l’on veuille éviter la parité, c’est pour garder nos sortants» ; ou comment assumer la division du monde entre «nous» et les femmes, les autres.
Ces détournements sont enfin renforcés par d’autres mécanismes plus subtils mais néanmoins efficaces. Le champ politique reste soumis à une forme de loi d’airain : plus on monte dans la hiérarchie politique, moins les instances sont féminisées. Un plafond de verre interdit encore aux femmes les postes les plus valorisés de l’espace politique et surtout ceux de la présidence des exécutifs. Ainsi, les femmes représentent 48% des conseillers régionaux mais une seule région sur 22 (la Franche-Comté) est en métropole dirigée par une femme ; elles ne sont respectivement que 14% et 5% à la tête des mairies et des conseils départementaux. La résistance des parois de verre est aussi très marquée et reproduit la puissante inertie de la division sexuelle du travail. Il reste, en politique comme ailleurs, des domaines «masculins», plus valorisés et supposés plus techniques, comme les finances, les affaires étrangères ou les transports, et des secteurs «féminins» comme le social, la culture et la petite enfance, moins valorisés et pensés comme ne mettant pas en œuvre de compétences spécifiques mais des qualités «naturelles».
La professionnalisation politique des femmes reste ainsi plus lente que celle des hommes. Les statistiques produites par le Haut Conseil à l’égalité montrent qu’elles cumulent moins de responsabilités dans l’espace et dans le temps. C’est un des effets invisibles de la parité : si certaines assemblées sont bien paritaires, le renouvellement du personnel politique féminin y est plus rapide que celui du personnel masculin. Dit plus simplement : les femmes politiques sont rapidement remplacées par d’autres femmes. Dans la capitale, ville pourtant considérée comme une vitrine de la parité depuis 2001, 60% des conseillères de Paris de 2008 sont sorties, pour seulement 40% des conseillers. Les femmes quittent leur mandat plus rapidement et pour des raisons moins évidentes que les hommes (eux bénéficiant d’une «promotion» politique ou atteignant une limite d’âge très avancé). En ce sens, elles font de la «politique autrement», mais minoritaires dans ces pratiques, parfois subies, elles ne modifient pas en profondeur les rôles politiques.
On l’a compris, la «bonne volonté paritaire» fonctionne en trompe-l’œil : la mise en avant de quelques symboles médiatisés (comme le «duel de dames» des municipales à Paris entre Anne Hidalgo et Nathalie Kosciusko-Morizet, ou la promotion de femmes dans des équipes gouvernementales paritaires) masque la fragilité de la professionnalisation de la plupart des femmes politiques. La clôture de l’espace, ses coulisses, ses pratiques informelles, ses lieux de pouvoir restent préservés. La réforme paritaire apparaît dès lors comme une révolution conservatrice qui, plutôt que de le bouleverser, contribue à la (re)production de l’entre-soi et d’un ordre du genre différenciant et hiérarchisant les sexes. En politique peut-être plus qu’ailleurs, en dépit des apparences, les choses sont en ordre et le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes ne semble pas prêt d’être renversé.
Catherine ACHIN Professeure de science politique, université Paris-Dauphine, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) et Sandrine LÉVÊQUE Enseignante- chercheure en science politique, université Paris-I Sorbonne