— Collectif —
La complexité des phénomènes sur lesquels les experts ont à se prononcer est telle qu’il n’est souvent pas possible de produire des faits indiscutables, expliquent les philosophes Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Alerte générale dans les milieux académiques, éducatifs et politiques qui en appellent à un contrôle de l’information afin d’éclairer le public, victime de la désinformation, manipulé par les algorithmes des réseaux sociaux et prisonnier de ses biais cognitifs. En septembre, Emmanuel Macron confie au sociologue des croyances Gérald Bronner la présidence d’une commission « Les Lumières à l’ère du numérique », chargée d’enquêter sur les « fake news », et dont le rapport est attendu ces jours-ci.
Il s’agit de sauver la science et la rationalité, fondements de la démocratie contemporaine, que les algorithmes des réseaux sociaux mettraient en péril. D’où la mobilisation contre le « populisme scientifique » ou l’« infodémie », à grand renfort de sondages alarmistes.
Hésitation vaccinale, refus de la 5G ou déferlante de complotisme, on ne compte plus les lamentations face à la montée de l’irrationalité dans le public, et la perte de confiance d’un nombre croissant de citoyens dans les experts légitimes. Nous serions entrés dans une époque qui se moque du vrai et du faux, qui confond faits et valeurs, et s’égare dans la « post-vérité ». Un monde fracturé qui ne se retrouve plus sur une perception commune de la réalité, où l’espace public se fragmente en silos partisans sur les réseaux sociaux.
Sans prendre parti pour les uns ou les autres, nous tentons, dans nos recherches en cours, de construire une position difficile mais ferme qui échappe à cette prise en tenaille. Elle passe par une enquête sur le statut des énoncés scientifiques dans les technosciences actuelles et par une écoute attentive de la manière dont lesdits « complotistes » construisent leurs discours et leurs revendications.
Une vision simpliste
La division du monde en deux camps bien tranchés, arbitrés par un rapport à la vérité univoque, est problématique à plusieurs égards. D’abord, elle ne résiste pas à un examen rigoureux. Si elle séduit par son simplisme en partageant la société contemporaine entre les crédules et les sages, les fous et les détenteurs de la raison, cette vision est régulièrement démentie par les sondages d’opinion qui laissent voir des positions plus nuancées du public, en particulier durant la pandémie (voir la 8e enquête « Les Français et la science », dirigée par le sociologue Michel Dubois). Toutes les institutions ne bénéficient pas du même degré de confiance.
En rapportant la défiance du public à l’égard des sciences et des vaccins à un problème de communication ou d’éducation, on considère implicitement qu’il existe une vérité unique, certaine et immuable, qui fonde le monde commun où nous vivons, et que toute contestation est une contre-vérité. Cette épistémologie de tribunal se retrouve de part et d’autre du champ de bataille, puisque les opposants aux mesures sanitaires ou au vaccin se revendiquent autant de courbes, de chiffres et d’une vérité que seule l’idiotie ou la malveillance empêcheraient de voir.
Il est peut-être temps de s’interroger sur la composition d’un mode commun à l’heure où l’expertise scientifique joue un rôle de plus en plus prépondérant dans la vie sociale et politique. Et de regarder la science telle qu’elle se fait plutôt que telle qu’on la rêve ou qu’on l’apprend dans les manuels scolaires. Cette vision dichotomique qui empoisonne les débats publics assèche les nombreuses zones grises dans lesquelles se négocient en réalité la confiance et la constitution de collectifs. Et elle occulte les problèmes actuels que pose l’organisation de la recherche technoscientifique en aveuglant sur les difficultés bien réelles qu’affrontent les experts à qui est confiée la mission de « dire le vrai » pour conseiller le pouvoir.
Sciences en question
La confiance dans les experts comme porte-parole de vérités honnêtes (parfois inconfortables) auprès du pouvoir repose sur l’idée que la science est indépendante à l’égard des intérêts partisans ou économiques, qu’elle est autonome, autorégulée selon les quatre principes de l’ethos formulés par le sociologue Robert King Merton : universalisme, communalisme, désintéressement et scepticisme organisé. Mais l’organisation de la recherche met en danger cet idéal.
Depuis l’agenda de Lisbonne en 2000, la recherche est officiellement pilotée par des politiques scientifiques, et au service de la compétitivité économique. Elle est financée sur programmes publics ou privés ; elle noue des liens avec les industriels, alimentant parfois le doute sur les résultats scientifiques, comme on l’a vu à propos des effets du tabac et des pesticides sur la santé. De plus, le culte de l’innovation encourage les chercheurs à faire des promesses mirobolantes pour financer leurs projets. Et la pression de compétition peut conduire à des fraudes.
Lesdits complotistes n’ont donc pas tort de s’inquiéter des conflits d’intérêts, insuffisamment encadrés, qui empoisonnent la recherche scientifique. Ils rêvent d’une science pure et désintéressée, capable de dire le vrai et de débarrasser le monde de ses ambiguïtés. Bien qu’elle puisse parvenir, au prix d’efforts considérables, à l’objectivité et à l’impartialité, la science n’est pas neutre. Les faits sont lourds de valeurs.
Non seulement des valeurs militaires, économiques, sociales ou environnementales orientent les programmes de recherche scientifique, mais les méthodes de validation scientifique ou technique sont elles-mêmes pénétrées de valeurs implicites et de normes partagées par les scientifiques. Or ces normes et valeurs, qui permettent l’exercice de l’esprit critique dans les communautés scientifiques, et garantissent la fiabilité des résultats, ne sont pas nécessairement prioritaires dans l’ensemble de la société, ou même connues du public.
Les conditions de pilotage de la recherche ne sont pas seules en cause ici. La complexité des phénomènes sur lesquels les experts ont à se prononcer est telle qu’il n’est souvent pas possible de produire des faits indiscutables. Peut-on encore prôner une politique fondée sur les évidences scientifiques dans un monde où les scientifiques affrontent chaque jour l’incertitude ? Les climatologues, épidémiologistes et toxicologues, ayant appris à progressivement réduire les incertitudes et stabiliser des évidences, sont certes en mesure de lancer des alertes.
Mais leurs arguments manquent de pouvoir contraignant sur les débats politiques, et se retrouvent pris en étau entre des pouvoirs publics en général peu enclins à approfondir les risques et des médias qui alimentent les controverses. De son côté, le public est confronté, depuis la pandémie, à un nuage d’incertitudes qui fait hésiter les experts et parfois les divise. Il peut suivre en temps réel les efforts pour réduire cette incertitude.
Aux sources de la défiance
Les réticences et la méfiance du public ne sont pas un simple problème de communication ou d’éducation. Elles peuvent exprimer des désaccords éthiques et politiques, qu’il semble imprudent de renvoyer à l’état de l’art. Les personnes réfractaires à la vaccination justifient leur refus en invoquant leur crainte d’effets secondaires plus ou moins avérés ; mais aussi en soupçonnant que les pouvoirs publics et les compagnies industrielles continuent de prôner la vaccination pour défendre leurs propres intérêts. Cette méfiance peut se fonder sur les scandales récents dus aux lobbies industriels du tabac, de la chimie ou de la pharmacie.
Ces résistances expriment bien plus qu’une ignorance ou méconnaissance de la science. Elles traduisent aussi une vision différente des rapports entre médecins et patients, de la solidarité, de la liberté et des rapports de pouvoir. Dans le débat sur la 5G, les opposants, souvent renvoyés à l’irrationnel et à l’archaïque, ont une vision différente des liens entre connectivité, énergie, sécurité et développement économique. Ils expriment un désaccord profond avec le système de valeurs qui sous-tend les sciences, et avec la manière dont certaines d’entre elles sont mobilisées dans la fabrique du pouvoir.
Renvoyer la défiance vis-à-vis des experts à des problèmes de réseaux sociaux ou l’opposition aux mesures de santé publique à des biais cognitifs est bien commode : cela permet d’éviter consciencieusement de poser les questions qui dérangent dans la situation actuelle, où sciences et expertise n’ont jamais été aussi centrales pour la vie en commun. En cherchant à imposer leur autorité, en levant une croisade de la raison contre les « fake news », on se dispense de soumettre leur robustesse à un débat politique ouvert.
La diffusion du virus, ses mutations et ses traitements posent des questions fondamentales sur l’évidence factuelle, sur la place du doute en science, comme sur la gestion des incertitudes. Profitons de cette configuration historique inédite pour entreprendre une refonte en profondeur de l’expertise dans un monde incertain et pour apprendre à composer un monde commun dans lequel l’incertitude, plutôt qu’ennemie de la cohésion, nourrit sa créativité.
Bernadette Bensaude-Vincent, historienne des sciences et philosophe, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Gabriel Dorthe, philosophe et anthropologue, Harvard Kennedy School, STS Program & IASS Potsdam.
Collectif
Source : Le Monde.fr
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