par Rodolf Etienne
Introduction
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L’exposé qui suit s’inscrit en droite prolongation des arguments énoncés en préface de l’ouvrage Les Indes/Lézenn, traduction créole de Les Indes d’Edouard Glissant, publié en version bilingue français/créole, aux Editions « Le Serpent à Plumes » en septembre 2005.
Il s’attache à démontrer le rôle des grandes capitales dans la pleine valorisation de l’identité pan-créole.
Un peu d’histoire
En soi, l’affirmation d’une volonté pan-créole n’a rien de nouveau. En 1950 déjà, pour parler de la Martinique, le créoliste Gilbert Gratiant auteur de Fab Compè Zicaq (Désormeaux. 1976) affirmait sa volonté (son rêve !) de voir un jour « tous les créoles du Monde réunis ». Plus tard, à la suite de Gilbert Gratiant (qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’être un militant pan-créole), la pan-créolité et les réflexions qu’elle soutient ont mobilisé de nombreux créolistes, engagés dans des études avisées en matière d’identité créole.
On peut citer Lambert Félix-Prudent comme l’un des principaux auteurs ayant redéfini cette notion. Dans Des baragouins à la langue antillaise, (Editions Caribéennes. 1980), il présente déjà un large panorama des langues créoles dans la sphère Caraïbe. Il publiait ensuite Anthologie de la nouvelle poésie créole (Editions Caribéennes. 1984), qui poursuivait sur la voie de la diversité, en analysant la langue créole de la Caraïbe à l’Océan Indien. Cet ouvrage annonçait une nouvelle perception de la créolité, considérée non plus dans un exclusif régional mais bien dans sa dimension internationale.
A la suite de Lambert Félix Prudent, beaucoup d’autres poursuivront dans la même voie, jusqu’à la reconnaissance de l’identité pan-créole comme un véritable acquis des identités créoles du Monde.
Au rang des éminences pan-créoles, on peut citer, toujours pour la Martinique, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant comme autres pionniers de la démarche vers la rencontre créole. Avec Eloge de la créolité (Gallimard. 1989), non seulement grâce à leur rayonnement d’auteur mais également grâce à la modernité des thèses créoles qu’ils défendaient, la créolité atteignait une dimension nouvelle, véritablement internationale. Cet espace qui s’offrait alors à elle n’a cessé d’être exploré et d’évoluer.
On ne saurait non plus taire l’immense contribution d’Edouard Glissant, notamment à travers ses concepts de Tout Monde ou encore de Créolisation ou de Relation. Et même si son rôle a été minimisé, on ne saurait non plus taire l’apport fondamental d’Aimé Césaire en matière de valorisation de l’identité créole, dans la revue « Tropiques », publié en Martinique sous le gouvernement de Vichy.
A l’orée des années 90, avec le travail réalisé par des groupes engagés, comme au sein de Bannzil Kréyol, réunissant des créolistes du Monde, on a assisté à l’émergence d’une véritable dynamique, que l’on pourrait aisément assimilé à « un réveil identitaire créole ». Grâce à ce mouvement, dont les actions ont été concrètes et manifestes (Journée Internationale du Créole – Festivals créoles internationaux – Enseignement du créole, diffusion d’ouvrages en langues créoles, etc), l’identité pan-créole n’a cessé d’être une réalité constante.
Qu’est-ce que la pan-créolité ou créolité internationale ?
Quand on parle de pan-créolité ou de créolité internationale, il s’agit de définir une démarche globale, tendant à intégrer les différentes cultures créoles du Monde dans une dynamique de relation et de rapprochement, synonyme d’un vaste projet d’unification de ces identités et des traits spécifiques qui les caractérisent. Envisager toutes les identités créoles, réunies autour d’une identité unique ramifiée, rhizomique, avec un but commun, une volonté affirmée, c’est définir explicitement la notion de pan-créolité. Idéalement, il s’agirait de réaliser ou d’envisager une matrice singulière dans laquelle viendrait se fondre et se mêler les différentes cultures créoles : celles de la mer Caraïbe (Grandes et Petites Antilles : Haïti, Guadeloupe, Dominique, Martinique, Sainte-Lucie, Trinidad, etc), des Amériques (Guyane, Brésil, Colombie (Carthagène)), Etats-Unis (Nouvelle-Orléans), de l’Océan Indien (Réunion, Ile Maurice, Rodrigues, Seychelles, Madagascar…) et de leurs diasporas établies aux quatre coins du Monde.
Il nous semble pertinent également de préciser que les grandes capitales du Monde, notamment Paris, Londres, Montréal ou Sydney, pour citer celles qui aujourd’hui apparaissent comme les plus créolisées, représentent des lieux dynamiques pour l’élaboration et la pleine expression d’une volonté, d’une démarche ou d’un mouvement de rapprochement des identités créoles.
Le rôle des grandes capitales
Il est incontestable que les grands centres urbains, les grandes capitales, permettent, grâce à un pouvoir d’attraction qu’il serait vain de leur dénier, la rencontre des diverses communautés créoles du Monde. Alors peut-on se demander si Londres est aussi dynamique que Sydney, Paris ou Montréal ? Posant les interrogations en parallèle, il nous semble pertinent également de recenser les communautés créoles spécifiques qui composent ces différentes capitales ?
Paris est l’un des cas les plus intéressants ! La capitale française attire, à cause des liens qui unissent la « Métropole » à ses anciennes colonies, Départements ou Territoires d’Outre Mer, toutes les communautés créoles francophones, d’ailleurs presque exclusivement ! En ce qui concerne Paris, il est difficile d’affirmer qu’une dynamique pan-créole est en œuvre, sinon sous une forme larvée, voire embryonnaire. Les échanges formels sont souvent anecdotiques entre les communautés. Et si, à long terme, ce mouvement de valorisation identitaire propre à chaque communauté peut être favorable à toutes les identités créoles, leur évolution spécifique servant à l’ensemble ; à court terme, il tend à les segmenter, à les différencier, à les exclure les uns par rapport aux autres. Ce repli, cet enfermement doit être pleinement envisagé et analysé pour ne pas être un frein définitif au plein développement d’une volonté pan-créole, qui ne saurait, à Paris ou ailleurs, s’envisager dans l’exclusif, voire l’exclusion…
Londres, un peu pour les mêmes raisons que Paris vis-à-vis des communautés créoles francophones, attire les différents groupes créoles anglophones de la Caraïbe. Il semblerait, et le constat est tragique, que chez les anglophones l’attachement à la culture créole et, singulièrement, à la langue créole, ne soit pas aussi manifeste que chez les francophones. D’ailleurs, dans la zone caraïbe, les cas particuliers de Sainte-Lucie et plus encore de la Dominique sont significatifs. Seules îles anglophones de la Caraïbe où la langue créole est encore pratiquée, celle-ci apparaît menacée dans bien des domaines, notamment celui de la littérature. Et ce, malgré les efforts de certains pour soutenir sa diffusion. La journée internationale du créole au mois d’octobre est d’ailleurs, souvent, le seul prétexte reconnu par les autorités pour traiter des questions liées au développement de l’identité créole. A Sainte-Lucie et à la Dominique, la langue est aujourd’hui encore, figée dans l’oralité, ne se risquant que trop rarement à la littéralité. Cette situation alarmante pénalise conséquemment les créoles anglophones par rapport aux créoles francophones, qui, pourtant, cohabitent dans la même zone géographique. L’exemple de Trinidad et de la perte quasi irréversible du patrimoine créole est aussi malheureusement éloquent. Il nous semble utile également de noter la « force d’attraction » de l’anglais, avec son statut de langue internationale et de première langue commerciale du Monde. Pour ces diverses raisons, le créole, plus encore que dans les îles francophones, est considéré dans les îles anglophones, comme une langue subalterne, véritablement en marge, frein à une réelle intégration.
A Londres donc, les choses ne se passent pas mieux qu’à Paris ! Pour autant, assiste-t-on depuis peu à un résurgence en matière de valorisation de l’identité créole, soutenue par des volontés nouvelles, issues soit du bassin indien, soit encore du bassin américain francophones. Un véritable et durable engagement, qui se traduirait à travers des individualités fortes est essentiel dans la capitale anglaise pour dynamiser la diffusion de l’identité créole dans la sphère anglophone et atteindre les objectifs de la créolité internationale.
Certainement est-ce la ville de Montréal qui offre le meilleur panorama en matière de développement des langues et identités créoles, dans le cadre des grandes capitales. D’abord, Montréal apparaît comme un véritable centre, sinon le centre des communautés créoles du Monde. A mi-chemin entre les îles de la Caraïbe et celles de l’Océan Indien, relayée par la capitale australienne Sydney, Montréal accueille toutes les communautés créoles du Monde, dans un mouvement incessant de rencontres favorables à l’émergence d’un courant de pensée pan-créole. Sans nul doute, la présence d’une forte communauté haïtienne, très attachée à ses valeurs créoles, favorise-t-elle ce dynamisme, renforcé par la démarche d’ouverture intellectuelle des Québécois. Par son attitude d’ouverture, la ville la plus peuplée du Québec dynamise les relations entre les communautés. Une situation que l’on ne retrouve ni à Paris, ou plus généralement, en France, ni à Londres ou en Angleterre. En soutenant cet engagement, par l’organisation de rendez-vous autour des identités créoles, réunissant toutes les communautés créoles issues des quatre coins du Monde, ainsi mises en relation, Montréal manifeste son grand intérêt pour les problématiques créoles et la valorisation de l’identité pan-créole.
A Sydney, en Australie, le phénomène est nouveau d’une volonté de revalorisation très manifeste des identités créoles. Et là aussi, les échanges entre les communautés (Seychelles, Rodrigues, Maurice, Madagascar) est éloquent. De nombreuses manifestations rassemblent les créoles autour d’une dynamique de partage très significative. Sans nul doute que Sydney représente un creuset nouveau pour la pan-créolité. Et même si beaucoup reste encore à faire, de telles prémisses sont prometteuses.
Conclusion
Au-delà des intérêts évidents d’une démarche pan-créole en matière de valorisation des identités créoles dans leur sphère respective, il s’agit également pour nous, Peuples Créoles du Monde, d’affirmer plus largement notre diversité, diversité qui nous aide à nous construire en commun et à nous affirmer dans le Monde, de manière fière et digne, tenant compte de nos valeurs patrimoniales. Ensemble pour Demain : voilà donc dorénavant notre crédo !
Rodolf Etienne
Journaliste-auteur, Rodolf Étienne a publié en 2005, Les Indes – Lézenn aux Éditions Le Serpent à Plumes, traduction créole de Les Indes d’Edouard Glissant ; en 2008, Misyé Toussaint, aux Presses Nationales d’Haïti traduction créole de Monsieur Toussaint d’Edouard Glissant ; Yé krik ! Yé krak ! Bouladjel : Contes et légendes autour de la mort et des rites funéraires aux Antilles antan lontan, ouvrage collectif aux Editions Desnel ; en octobre 2010, Trajédi Rwa Kristof, aux Editions Caraïb’Editions, traduction créole de La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire ; en mai 2012 Dékré labolisyon lesklavaj aux Editions Macré-Lorillo, traduction créole de Décrets d’abolition de l’esclavage. Membre de l’Association Internationale des Critiques de Théâtre, responsable de la collection créole des Editions Dagan, coordinateur-Caraïbe de l’Organisation Internationale des Peuples Créoles (OIPC), président de OIPC – Martinique, membre de l’association « Tous Créoles ! », il participe activement, au niveau international, au développement des cultures, des langues et des identités créoles. Il a consacré de nombreux articles à la notion de pan-créolité ou créolité internationale.