« La nuit spirituelle » Texte de Lydie Dattas, lu par Macha Makeïeff,

— Par Michèle Bigot —
la_nuit_spirituelleThéâtre de la Criée, Marseille,
5/12/2015

Macha Makeïeff a eu l’heureuse inspiration de faire précéder le spectacle de Nauziciel par la lecture d’un texte stupéfiant de Lydie Dattas, intitulé La nuit spirituelle.
L’histoire de ce texte touche au plus près à l’histoire de Genet et de sa création littéraire: voici en quels termes la poétesse le présente :
« Un jour j’ai trouvé Jean Genet assis dans mon fauteuil. Alexandre l’avait rencontré dans la rue, et sachant mon admiration juvénile, l’avait invité chez nous. Le poète ne tarda pas à s’installer dans l’appartement voisin. Le soir même j’entrai joyeusement dans sa chambre pour discuter avec lui, exprimant sans censure mes désaccords à celui dont l’œuvre avait bouleversé mes seize ans. Genet devint de glace. Le lendemain il signifia à Alexandre mon bannissement : « Je ne veux plus la voir, elle me contredit tout le temps. D’ailleurs Lydie est une femme et je déteste les femmes. » Cette parole qui me rejetait dans la nuit de mon sexe me desespéra. Trouvant mon salut dans l’orgueil, je décidai d’écrire un poème si beau qu’il l’obligerait à revenir vers moi. Surmontant mon desespoir j’écrivis La nuit spirituelle, pour le blesser aussi radicalement qu’il l’avait fait, lui rendant mort pour mort. Quand je posai ma plume, face à sa haine des femmes luisait le bloc de nuit de mon poème, lequel en lui donnant raison lui donnait tort. La semaine suivante on cogna à ma porte : c’était Genet qui venait demander pardon.
Voilà ! on ne saurait mieux dire ! Sinon qu’il reste à comprendre comment Lydie Dattas s’y est prise pour faire de cette Nuit spirituelle le « soleil noir » de la femme, brillant d’un éclat si intense qu’il éclabousserait jusque la haine de Genet. Elle en vient à cultiver si profondément cette noirceur de l’être féminin, qu’il rejoint l’esthétique du noir de Pierre Soulages. Le noir y brille d’une lumière intense. Loin de contester la parole de Genet, L’auteur s’y engouffre et la cultive jusque dans ses derniers retranchements. Ce faisant elle reproduit et retourne contre Genet la stratégie énonciative qui parcourt toute son œuvre, celle de la malédiction assumée et revendiquée. Sartre dit de Genet qu’il a dans son enfance endossé la malédiction « tu es un voleur » en la retournant en profession de foi « Je suis un voleur ». Et cette malédication, il l’a inscrite dans sa vie, dans sa chair et dans son œuvre, en faisant l’essence même de son art. C’est la même manœuvre que Lydie Dattas retourne contre Genet, en assumant pleinement la « nuit spirituelle » dans laquelle se vit la condition féminine. Puisqu’il s’agit d’être maudit, sachez donc que le plus maudit des êtres maudits est une femme, la femme, toute femme. Et c’est du plus profond de cette obscurité qu’elle va tirer la force de vous éblouir de sa parole. La démonstration est imparable.
La force magistrale du verbe de la poétesse en impose au plus exigeant des lecteurs, jusqu’à vaincre sa répulsion misogyne. Et voici ce que Genet répond à Lydie Dattas (publié dans sa postface) :
« À mademoiselle Lydie Dattas
Pardonnez-moi de vous dire cela aussi brutalement, mais ce que vous avez fait est très, très beau. C’est à la fois désespéré et au-delà du désespoir. On est giflé par la distance que vous prenez avec le lecteur. Votre parole est comme projetée par un rayon qui viendrait de très loin, et puis la langue est magnifique. Vous êtes une grande grammairienne […] »
La suite de cet hommage compare la poétesse au plus fort de Baudelaire et Nerval. On aurait envie de citer tant de passages de ce texte puissant !
Mais il faut l’entendre lu par Macha Makeïeff ! Sa petite personne, si menue et si présente, sa voix blanche et comme perclue d’émotion timide restituent au texte toute sa force sans rien devoir ni au pathétique, ni aux affres de la vengeance. Ce faisant, elle emboîte le pas à Lydie Dattas et a parfaitement compris en quoi consiste la démarche de cette poétesse : la force du verbe s’impose non par l’émotion mais par le rythme de la phrase, la splendeur des images, la richesse du vocabualire poétique.
Et surtout elle a permis au texte d’être ce qu’il est : un texte absolument ironique, c’est-à-dire indécidable, qui place son récepteur dans l’inconfort absolu et l’oblige à réviser ses conceptions, honteux d’avoir fauté contre l’esprit. Genet ne s’y est pas trompé !