« La Nuit de Rois » de la Cie Kokolampoe

— Par Roland Sabra —

De la naissance du Christ on ne sait pas grand-chose et comme il fallait retenir une date ayant une dimension symbolique ce fût le solstice d’hiver qui fût choisi. Les jours commencent à rallonger et les ombres de la nuit raccourcissent. La date retenue est un héritage des traditions festives des “Douze nuits”, propres aux calendriers celte et germanique et de la tradition romaine antique des Saturnales ou Calendes de janvier. Ces fêtes païennes, puis chrétiennes s’accompagnaient de masques et mascarades, déguisements et travestissements carnavalesques et de représentations théâtrales au cours desquelles le renversement des interdits et les inversions de sens sont célébrés. A commencer par ce qu’énonce la Bible dans le Deutéronome, XXII, 5 : « Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme : quiconque agit ainsi est en abomination à Yahvé ton Dieu. » Diantre! Diable!  Fichtre!

La douzième et dernière nuit était celle de l’Épiphanie soit approximativement le 6 janvier. C’est de celle-ci dont il est question dans « La nuit des Rois » la pièce de Shakespeare dont le titre exact en français serait « La douzième nuit. Ce que vous voudrez ».

Carnaval, transgressions des interdits, troubles identitaires, renversement des valeurs et de l’ordre social, des thématiques que le théâtre -école de la Cie Kokolampoe installé dans le lieu hautement symbolique de l’ancien bagne de Saint-Laurent du Maroni, à la frontière du Suriname ne pouvait écarter dans son projet de travailler avec les identités plurielles de la Guyane qui accueille sur son territoire plus d’une quarantaine de nationalités et sous la seule identité françaises un patchwork d’Amérindiens d’au moins 6 ethnies différentes (Awaraks, Palikurs, Kaliéna, Wayanas, Wayampis, Emérillons), des Noirs marrons (Aluku, Saramaca, Paramaca, Djuka), sans oublier les Hmongs, ni les métropolitains —12 % de la population— et les créoles, nom sous lequel se regroupent des métissages aussi variés que complexes. On passera sous silence les taux de délinquance et le sentiment d’abandon d’une population en détresse comme en témoignent les récents évènements. Ces quelques données pour apprécier l’ampleur du défi relevé par la metteure en scène Delphine Cottu, rattachée au Théâtre du soleil, pour clore le cursus de 3 ans de formation d’une promotion du Théâtre-école Kokolampoe. Comme c’est le cas des grandes écoles de théâtre, les élèves sont mis en scène dans une pièce d’un auteur incontournable, qui marque leur entrée dans le monde professionnel. Elle a donc choisi rien moins que La Nuit de Rois de Shakespeare.

Rappelons brièvement l’intrigue. Elle se déroule en Illyrie où règne le duc Orsino, amoureux de la belle et riche comtesse Olivia. Cette dernière est en deuil de son père et de son frère, et repousse ses avances. Une tempête provoque le naufrage d’un navire venant de Messine qui transporte Viola et son jumeau Sébastien. Les deux jeunes gens survivent au naufrage mais échouent à deux endroits différents de la côte, chacun croyant qu’il a perdu son jumeau. N’étant plus sous la protection de son frère, Viola se déguise en homme et se présente à la cour d’Orsino sous le nom de Césario. Le duc lui offre de devenir son page et la charge de plaider sa cause auprès d’Olivia. Cette ambassade ne plaît guère à Viola, secrètement amoureuse du duc, mais ravit Olivia qui est immédiatement séduite par ce beau jeune homme. Arrive Sébastien dont l’extraordinaire ressemblance avec Césario trompe Olivia. Après une série de quiproquos auxquels participent un quatuor de comiques, Viola peut révéler sa véritable identité. Elle épouse le duc et Sébastien épouse Olivia.

Amours entre les hommes, entre les femmes, confusion des genres, amours incestueux entre frères et sœurs loin d’être des impasses apparaissent comme des passages momentanés mais obligés vers l’altérité, en tant qu’ils sont parties prenantes d’une identité jamais figée mais toujours en construction. Les lieux du même et de l’autre à parcourir sans trêve et sans fin! Qui suis-je, sous les costumes dont je m’habille? Le malentendu, constitutif de tout échange, est aussi vecteur de la révélation d’une identité à reconquérir. La connaissance de soi dans l’intrigue shakespearienne passe par les épreuves de la rencontre de quelque nature qu’elle soit au delà même de sa dimension amoureuse. Ce qui est le cas en l’occurrence. On mesure là la pertinence du choix de la metteure en scène pour une troupe aux origines si diverses.

Les jeunes comédiens du TEK partagent la scène avec deux comédiens martiniquais et deux jeunes professionnels sortis de l’ENSATT Lyon. Parmi la troupe des acteurs non francophones, qui ont sans doute appris le texte de façon phonétique, d’autres aux accents marqués, d’autres aux acquis encore fragiles, mais tous d’une énergie et d’un bonheur communicatifs. Bien sûr les cinq actes de la pièce ont été raccourcis et la durée initiale de trois heures ramenée à 1h30, mais l’économie générale du texte et son équilibre ont été respecté. La traduction est celle d’Ariane Mnouchkine, moins académique que d’autres et beaucoup plus sensible à la sonorité des mots  et notament à leur assonance.

La mise en scène a été conçue pour un jeu en plein air sous une nuit étoilée dans le Camp de la Transportation à Saint-Laurent du Maroni. Elle porte avec elle son acte de naissance. Transplantée sur la réunion des deux plateaux de la Salle Aimé Césaire et de la Salle Frantz Fanon, comme pour Antigone elle échappe difficilement à l’effet « boite noire » de la scène nationale. La profondeur de l’espace scénique ainsi obtenue, si elle dégage une certaine esthétique dilue, dissout, l’intensité du propos en dépit d’un travail d’expression corporelle solidement sollicité par la mise en scène. Les voix, à la diction parfois difficile, on sait pourquoi, se perdent dans l’immensité du plateau qui tend à se refermer sur lui-même érigeant pour le coup un solide quatrième mur. Si Kokolampoe signifie petite lampe à pétrole en langue bushinengué, le lumignon ainsi évoqué autour duquel se réunissent le soir les conteurs, ou les enfants pour faire leurs devoirs a semblé un peu faible pour éclairer les pistes et les chemins d’un texte d’une richesse  inépuisable. Cela étant et ce qui est admirable c’est la fidélité à l’esprit de la pièce. Jamais n’apparait un sentiment de résumé, de raccourci tant le rythme sollicité par la mise en scène est soutenu par la troupe. Peut-être que la présence en son sein de Delphine Cottu, qui remplace au pied levé un comédien hospitalisé d’urgence, participe à l’enjouement de l’ensemble?

Ce qui a été montré est le point d’orgue d’un travail d’une belle intelligence, généreux dans ses objectifs, courageux dans sa mise en œuvre et qui en reagrd des conditions de sa réalisation, du peu de moyens attribués mérite d’être salué avec respect.

Fort-de-France, le 06/05/2017

R.S.