— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Aujourd’hui en Guadeloupe la démocratie est prise dans un redoutable cercle vicieux. Les élections régionales et départementales ne font pas exception : à chaque scrutin, un nouveau record d’abstention. Les Guadeloupéens , qui ont longtemps tout attendu depuis l’ère de la départementalisation du politique (« trop », disent certains), n’en espèrent plus rien. Plus de 60 % des électeurs inscrits ne sont pas allés voter aux deux tours des élections régionales et départementales . Ce chiffre est révélateur d’un nouveau rapport à l’expression politique dans lequel le vote et les institutions n’occupent plus un rôle central. Nos élus, censés avoir prise sur le réel, semblent désormais s’y cogner. L’enseignement principal des élections régionales et départementales ,outre la reconduction attendue du président de région sortant, c’est sans aucun doute le taux d’abstention, qui est un taux record. On aurait tort de ne pas voir le mouvement tellurique en dessous qui est tout simplement le désamour, le désintérêt, le désarrimage profond d’une grande partie des guadeloupéens pour la chose électorale.
Il faut analyser l’abstention et comprendre le message du citoyen qui dit des choses très différentes. Il dit d’abord qu’il n’est pas content, qu’il ne croit pas forcément à l’élection, à la qualité de l’homme politique ou de la femme politique. Il y a beaucoup de contestations, de protestations, de ras-le-bol de façon sous jacente dans ce non vote. Ainsi, l’on observe une abstention plus forte à chaque élection, mais néanmoins on note dans le même temps, une participation soutenue aux mouvements de protestation syndicale ou citoyenne, d’où la relative percée d’une liste contestataire et identitaire en Guadeloupe dans un contexte particulier . Mais cela n’atteste pas forcément d’une adhésion de la population aux idéaux autonomistes ou encore indépendantistes( le vrai chiffre important à retenir est 3,46% qui représente le pourcentage des votes en faveur de ces listes par rapport au nombre d’inscrits sur les listes électorales) . Loin s’en faut donc un plébiscite, tant l’enjeu est flou et la structuration organisationnelle encore bien faible !
Les gens ne voient pas les enjeux de demain, et cela risque de nous conduire tout droit vers un régime autoritaire. À qui la faute ?
L’abstention n’est pas seulement la conséquence d’un système politique de la départementalisation usé, elle est la marque d’une époque. Le climat délétère de ces dernières semaines, nourri par les « affaires », a-t-il pu alimenter l’abstention et pousser les guadeloupéens à manifester un certain dégoût mêlé de déception vis-à-vis de la politique. La scène électorale prend la saveur amère d’un théâtre d’ombres en Guadeloupe . En France, nous avons une conception du peuple considéré comme l’instance suprême dans la hiérarchie du pouvoir politique. La majorité populaire décide souverainement. Cette conception de la démocratie semble au premier abord relever du sens commun. Dans un régime démocratique, tout pouvoir politique tire sa légitimité du peuple, directement ou indirectement. Prenons garde pourtant à ne pas succomber à la tentation de l’absolutisme populaire. Cette exigence peut conduire à ce qu’une minorité impose sa volonté à une majorité du corps électoral qui n’a d’ailleurs d’autres choix que de se réfugier sur l’aventin . Cette distorsion de la volonté populaire du fait de l’abstention peut faire le lit de la démocratie plébiscitaire, une forme dégénérée de la démocratie qui fait la part belle aux populistes et tribuns habiles dans la démagogie. Car où est la réalité économique dans tout ça, et pourtant, c’est fin 2021 et en 2022 que le poids de la crise va vraiment se faire ressentir . Avec le débranchement des aides aux entreprises, qui ont déjà coûté plus de 200 milliards d’euros à l’État, il faut nécessairement s’attendre , en plus du risque de liquidations, à d’importantes restructurations de la société française . Dette, déficits… Les fondamentaux de l’économie française se dégradent… et les carences du système local de formation initiale et continue avec pour conséquence l’absence de culture économique des guadeloupéens, contribuent fortement à obérer l’avenir de la démocratie. Aujourd’hui la dette publique française est abyssale car elle dépasse les 118% du PIB soit 2 739,2 milliards d’euros, selon l’Insee. La dette n’est pas apparue avec la crise du coronavirus, mais elle s’est aggravée terriblement et maintenant c’est la majorité de l’économie mondiale qui est touchée par la crise de la dette .
Les États européens mettent de timides plans de relance en place -financés par la dette qui de toutes manières est rachetée par la banque centrale européenne (BCE) sur le marché secondaire- pour stimuler la demande mais il reste la question du remboursement de la dette.
La suite de cette crise dépendra alors des politiques menées. Le scénario le plus plausible à notre avis est le suivant : nous nous retrouverons avec une hausse des déficits publics, un nouvel alourdissement conséquent du ratio dette/PIB et bien entendu on demandera au peuple de « se serrer la ceinture » pour payer cette dette et les déficits de la sécurité sociale. Nul doute qu’une politique de rigueur sera menée après l’élection présidentielle de 2022 de manière à réduire ces déficits, au nom de la restauration des comptes publics gage d’une efficacité économique. On parlera alors de récession économique ou, plus grave, de dépression. Elle se traduira – en fonction de sa temporalité – par une baisse du PIB et/ou des valeurs boursières, un accroissement du nombre de faillites d’entreprises et une augmentation du chômage, et souvent, par voie de conséquence, par des tensions sociales. Mais force est de constater qu’on préfère ne pas parler en politique des sujets relatifs à l’économie qui fâchent.
Le développement économique , on en parle beaucoup en Guadeloupe mais on n’y comprend pas grand chose. Il paraît même que nos élites manquent tous de culture économique, et ne parlons même pas du peuple qui s’avère dans la réalité être complètement ignare de la chose économique. Nous en voulons pour preuve le fait que les deux listes en compétition en Guadeloupe et en Martinique qui ont abordé de façon courageuse les problèmes sous l’angle du prisme économique ont été notoirement tenu en échec avec des scores électoraux minables de l’ordre respectivement de 2 et 3 % des suffrages exprimés .
Appauvrir le débat politique local en faisant l’impasse sur les cruciaux enjeux économiques de demain , et cela sans mettre l’accent sur les causes profondes des dysfonctionnements de notre société , n’est peut-être pas la meilleure voie pour réveiller l’esprit civique des guadeloupéens. Il est vrai que, lorsqu’on demande aux guadeloupéens d’aller voter on se doit d’être exemplaire ! La phrase suivante, un peu cruelle mais tellement vraie, s’applique bien à tous nos élus : « Quand on veut balayer l’escalier on commence toujours par le haut ». La crise a dévalorisé le rôle de la proximité locale voire accentué le contrôle de l’Etat, et engagé les électeurs à une plus grande défiance de la chose politique. C’est tout simplement le résultat du manque d’éducation du peuple et la désinformation qu’il trouve dans les réseaux sociaux, mais aussi le manque de représentativité de la classe politique , qui expliqueraient donc l’épuisement de la vie démocratique dans notre société . Il y a de l’abstention car il n’y a plus d’idéologie politique depuis l’effondrement du communisme et la fin des luttes de l’ère de la départementalisation pour les conquêtes de nouveaux droits sociaux, le vide sidéral de la pensée socialiste, la décomposition des idées libérales et sécuritaires de la droite, alors de fait plus d’éducation populaire, plus d’engouement pour le social comme au premier temps de la départementalisation , plus de référence idéologique au niveau des élites. En bref, il n’y a plus de socle commun pour nourrir la démocratie…
Les paradigmes changent avec la crise du Covid et nous devons garder à l’esprit que nous vivons présentement une période singulière de mutation. C’est l’occasion pour les élus d’évoluer vers de nouvelle façon de faire vivre la démocratie locale en prônant désormais une vision historique au temps long pour la Guadeloupe . « Seul un esprit éduqué peut comprendre une pensée différente de la sienne sans avoir à l’accepter. » ( Aristote) …. C’est cela le propre de l’adaptation !
Jean-Marie Nol économiste