— Par Aimé Charles-Nicolas—
Une interview de Maryse Condé dans France Antilles a refait surface récemment sur les réseaux sociaux. Elle porte un titre provocateur au pays d’Aimé Césaire : « La négritude, une construction qui ne repose sur rien ». Elle doit dater de 5 ou 6 ans, il me semble. Elle a donné lieu à de nombreuses réactions des internautes. Maryse Condé, la Guadeloupéenne, se plaint de l’accueil des Africains à l’égard des Antillais en Afrique et précisément des habitants de Guinée et du Ghana à son égard. A partir de son constat, Maryse Condé conclut : « Il n’y a aucune solidarité. Les africains ne nous ont jamais considérés comme des frères. (…) La négritude c’est un mythe, une construction de l‘esprit qui ne repose sur rien de vécu (…) et qui n’apporte rien à l’individu. »
Maryse Condé présente ainsi la négritude comme le sentiment d’appartenance à une grande famille, les Noirs, au sein de laquelle règnent bienveillance et solidarité.
Maryse Condé se trompe. Césaire n’a jamais dit cela. Il définit la négritude dans des vers célèbres du Cahier d’un retour au pays natal :
Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte
sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience
Les 3 premiers vers disent le refus de la passivité et le rejet d’une certaine image du Noir amorphe, incapable de construire une civilisation, le quatrième dit la force de sa proximité avec la nature, le cinquième dit la volonté d’émancipation, l’aspiration, la fierté. Le dernier vers dit le refus « doubout » (droite) de la victimisation (accablement). Césaire ne parle pas de solidarité ni de bienveillance entre noirs.
Senghor dit que Césaire définit la négritude ainsi : « La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture. » (Liberté 3, pp. 269-270.)
Sauf que l’on n’est noir qu’aux yeux des non-noirs. Si dans un pays, tout le monde est noir, on se désigne simplement « Homme ». On ne peut pas parler de négritude. C’est pourquoi Wole Soyinka a contesté la légitimité du concept de négritude : « le tigre ne proclame pas sa tigritude ». Justement, la négritude n’est pas un concept. C’est une notion empirique.
La négritude repose sur le regard du blanc. Si dans une région, on ne fait pas attention à la couleur de peau, la négritude ne repose en effet sur rien, comme dit Maryse Condé. Seulement, le colonialisme est passé par là, a pris des formes multiples, a « civilisé » c’est-à-dire imposé par la force (la guerre) le point de vue occidental à l’Afrique. Maryse Condé dit elle-même qu’on l’appelait la « toubabesse ».
La négritude repose certes sur le regard du blanc, mais elle répond. Elle est mouvement. Elle répond, par la fierté de soi, à l’infériorisation du regard du blanc qui se pose sur le noir. Cette notion empirique -qu’il faut certes replacer dans son contexte temporel, parisien des sœurs Nardal– est d’une tragique actualité quand on songe au retour décomplexé du racisme aujourd’hui, à Donald Trump qui a invité le Ku Klux Klan à la Maison Blanche (et dont la parole de Président a légitimé officiellement le racisme et ses violences), à George Floyd et à l’accueil discriminant des étudiants africains en Pologne fuyant l’Ukraine etc. etc.
Il est clair que la négritude se soumet (partiellement) à l’assignation à la couleur de peau. Et le titre d’Aimé Césaire Nègre je suis, nègre je resterai n’arrange rien, (mais il faut savoir prendre en compte l’humour de l’auteur). La négritude a ainsi l’inconvénient de « faire avec » l’assignation à la couleur de peau. Le risque c’est l’enfermement dans un univers « noiriste ». On retrouve ce risque chez Senghor qui, à travers la négritude, voit l’essence d’une âme noire spécifique et avance la primauté de la connaissance intuitive et émotionnelle du noir sur l’analyse rationnelle du blanc (« la raison est hellène et l’émotion est nègre »). On voit, aujourd’hui, à quelle aberration peut conduire l’essentialisation.
Au contraire, dans les lieux où sévit le racisme, la négritude est une alternative à la victimisation. C’est une réponse au plafond de verre.
Donc, attention aux dérives ! Quand la négritude est utilisée comme identité, réduite à la seule identité noire, quand elle enferme des jeunes privés de l’espoir d’émancipation dans une « résistance », quand la négritude maintient ces « résistants » dans l’enfermement identitariste (fortifié par les médias), le rejet de « la société » et le ressentiment, elle se déligitimise ! Et elle nous essentialise. C’est, hélas, ce qu’on voit chez Senghor et c’est ainsi qu’à cette époque Jean-Paul Sartre lui-même n’avait pas hésité à parler de « racisme anti-raciste » ; la dérive du wokisme d’aujourd’hui n’est pas loin… Heureusement Fanon, le guerrier silex, dans Peaux noires, masques blancs nous met en garde contre cette dérive de la négritude : « Le nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une véritable communication ».
La question de la solidarité qu’il serait trop long d’aborder ici est fondamentalement autre. Elle se pose non pas de façon absolue en rapport avec une supposée « essence nègre » mais de façon relative et concrète en environnement hostile et elle ne concerne pas que les noirs.
Puisqu’il est arrivé à Césaire de parler de la négritude sous des angles divers, on peut comprendre des erreurs d’interprétation, mais pas des contre-sens. Maryse Condé persiste et signe. Elle avait donné, après les attentats de janvier 2015 en France, une interview à RFI où, déjà, elle avait déclaré :
« En abattant la policière antillaise, le Malien Amedy Coulibaly a mis fin au mythe de la négritude, basée sur la solidarité intra-raciale. La négritude est morte à Montrouge ce jour-là car elle s’est révélée pour ce qu’elle a toujours été : un mythe ».
Laissons à la psychanalyse le soin de débusquer les motivations qui sous-tendent cette persévérance. Laissons Maryse Condé pasticher Gilbert Bécaud « La négritude ça n’existe pas ! » Et que ça ne nous empêche pas d’aimer pour toujours l’écrivaine Maryse Condé et sa fabuleuse franchise.