— Par Robert Lodimus —
Chapitre VI
L’ACCIDENT
L’astre du jour s’apprêtait à franchir le cercle méridien. Les recommandations de Pauline avaient ragaillardi le moral des « catastrophés » de la nature débridée. Les paroles de sagesse et de résilience de la Rochoise, qui laissaient suinter un filet du stoïcisme de Zénon de Kition ou de Marc Aurèle, avaient finalement réussi à répandre du baume sur les meurtrissures des chagrins et des malheurs des souffre-douleur. Ces bonnes gens, braves et courageux comme les hirondelles migratrices condamnées à reconstruire leurs nids après chaque saison hivernale, avaient retroussé leurs manches et relevé leurs bras. Pour reprendre Daniel Pennac : « Quand tout est fichu, il y a encore le courage. » Les hommes complètement requinqués, on aurait dit des ballons gonflés à point, laissant sur place les femmes et les « moufflets », rassemblèrent leurs forces et partirent chercher de l’aide aux alentours. En deux temps trois mouvements, les gaillards étaient revenus avec des machettes, des tenailles, des haches, des piquoirs, des marteaux, des scies, des ciseaux et d’autres outils et équipements artisanaux pour effectuer des tracées sur le sol, creuser des fondations, couper des troncs d’arbres, concasser des pierres que les mômes intrépides, toujours de bonne humeur, empilaient avec soin et discipline… Des camarades des deux sexes et de tous les âges arrivèrent des contrées avoisinantes pour participer, de la façon dont ils le pouvaient, au grand « coumbite » de reconstruction du village. Tous les paysans avaient uni leurs efforts, abattu les barrières de discorde et de haine qui existaient ou pouvaient exister entre eux, asséché la source de tout éventuel désagrément, tissé des liens de solidarité, construit un rempart de fraternité aussi robuste et résistant que la grande muraille de Qin Shin Huang en Chine, tout cela dans le but de faire renaître La Roche des cendres de la destruction. Les ouvriers travaillèrent sans arrêt, à l’égal des colonies de fourmis qui préparèrent l’arrivée de la « bise », de manière à ce que tous les sinistrés eussent coûte que coûte un toit sur la tête avant la saison pluvieuse des feuilles mortes. Les garçons brassèrent le mortier. Les hommes fixèrent les poteaux dans le sol argileux, rassemblèrent, soudèrent et solidifièrent les traverses pour les faîtages, collèrent et clouèrent les chambranles pour les portes et les fenêtres… Quelques commères, aidées des fillettes, rapportèrent de temps à autre des seaux remplis d’eau qu’elles puisèrent dans la rivière maigriotte, qui ruisselait non loin du chantier, tandis que d’autres femmes, les reins solidement noués, s’affairèrent à préparer les repas de farine de mais, de millet ou de blé et de sauce blanche de hareng salé, d’anguilles ou de petits poissons des chenaux. Une à une, à la manière des plantes herbacées, les cases sortirent de terre… Au bout de quelques semaines, une nouvelle La Roche renaquit. Francesca et Lebon avaient trimé comme des forcenés aux côtés de toute la bande, et ils furent étonnés de l’heureux épilogue. À l’instar des autres Rochois, le duo hérita d’une maisonnette de deux pièces bâtie sur une petite portion de terre qui lui appartenait, et sur laquelle, il pouvait récolter quelques denrées alimentaires, élever des volailles, des cabris, des moutons, engraisser des cochons créoles… Les jeunes gens prirent la ferme décision de vivre dans le plaçage, selon les coutumes en cours dans la paysannerie, d’avoir des gosses lorsque le moment leur sera propice. Ils échangèrent des promesses de loyauté et de fidélité; ils jurèrent de rester agglutinés à leur amour jusqu’à la lisière de la vie. Les femmes qui avaient perdu leurs compagnons choisirent un mari parmi les célibataires et les veufs. Osias, le charpentier, constructeur de canots de pêche, de bâtiments à voile, jeta son dévolu sur la pétillante Pauline. C’était vraiment le temps des survivants. Les années défilèrent. La vie semblait parvenir tant bien que mal à fixer sa selle sur le dos de cette nouvelle La Roche qui tentait encore de se relever de ses détresses. Francesca et Lebon, une façon de se soumettre à la volonté du Créateur, avaient accepté de croître, de se multiplier et de remplir la terre. Cependant, aucun des enfants auxquels ils donnèrent naissance ne survécut jusqu’à l’adolescence. À l’exception du petit Sauveur, le benjamin, qui disparut lui-même un matin du mois de juillet, sans laisser de traces, les six pauvres gosses, trois fillettes et trois garçonnets, décédèrent les uns après les autres dans des conditions insolites, étranges, énigmatiques, franchement inhabituelles… Le village avait porté le voile de deuil pendant longtemps.
Trente ans s’étaient écoulés depuis que La Roche avait sombré dans les flots de cette tragédie regrettable aux conséquences calamiteuses et funestes. Deux tiers de sa petite population furent rayés de la carte géographique mondiale. Chaque époque, à la même date, les miraculés encore vivants organisèrent un pèlerinage solennel sur les lieux de l’hécatombe. Ils allumèrent des bougies blanches et fleurirent l’emplacement mortuaire, qui était devenu complètement méconnaissable avec les années. Le paysage croulait sous le fardeau d’une transmogrification imposée par le temps âpre, insupportable, qui héberge et distribue les phénomènes naturels au compte-gouttes aux habitants de tous les coins de la planète. Des plantes sauvages, des bayahondes, des chênes, des sapins, des chiendents… avaient poussé sur les sites d’enfouissement des dépouilles décharnées que les souvenirs insignes, inoubliables, ineffaçables de ces longues périodes de chagrin, de mélancolie et de vicissitude avaient complètement squelettisées. On pouvait encore remarquer les vestiges des maisonnettes éventrées qui continuaient à grimacer çà et là, au fond de la prairie. Le pasteur Joanel Altidor pria Dieu pour le repos de l’âme des camarades emportés par la crue des eaux. Et le houngan Oracius invoqua et remercia les « loas » d’Afrique d’avoir accepté d’accorder l’hospitalité éternelle aux défunts, tout en les guidant « dans la vallée des ténèbres ». Avant « le crépuscule du soir », après un maigre souper de circonstance et d’adieu aux morts, avant que la nuit déversât sa noirceur sur le jour déjà agonisant et harassé, les pèlerins, en chevrotant, reprirent le chemin en sens inverse.
Le concassage des pierres dans la montagne, un boulot de bagnard, permit à Lebon de subvenir aux besoins de sa famille. Francesca glissait elle-même lentement, comme un vieux train de marchandises, sur les rails de la démence. Elle ne parvenait réellement pas à faire le deuil des bambins disparus en un éclair. Au commencement, le couple pensait que les enfants n’étaient pas vraiment morts, mais seulement zombifiés par les « déités vaudou », qui voulaient faire d’eux des oracles, les favoriser en leur octroyant le don surnaturel de la précognition de l’avenir. Francesca et Lebon passèrent treize années à attendre dans le goulot de leurs chagrins que le miracle du retour tant souhaité se produisît. Et comme dit le poète Rutebeuf du Moyen Âge : « Le mal ne sait pas seul venir. » Un matin du mois d’août, un pan entier de la montagne s’affala sur Lebon et son compère Dieujuste. Dieujuste mourut sur le coup. Lebon s’en fut tiré avec les deux pieds broyés, complètement écrasés sous le poids des roches déplacées par l’éboulement. L’accident avait atteint un tel point de gravité que le docteur Roland Valémont n’eut d’autre choix que d’amputer les deux jambes au-dessus des genoux, en vue de stopper la gangrène et de faire baisser la température du corps frissonnant, brûlant de fièvre. La vie de Francesca bascula. L’impotence de Lebon empira la situation économique du couple qui avait déjà amorcé une décente vertigineuse dans l’abîme de la misère.
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Chapitre VII
L’INCANTATION
Ce mardi du mois de septembre, La Roche se réveilla avec les coups de cravache de l’harmattan. Le jour se déplaçait dans l’air humide à pas mesurés. La chaleur caniculaire suffoquait les personnes, les animaux et les plantes. Les villageois sous l’emprise de la sudation déréglée captaient le beuglement des vaches, le braiement des ânes, le hennissement des chevaux, le caquètement des poules, le grognement des cochons, le bêlement des chèvres, le jappement des chiens qui remuaient d’énervement leur queue vers le côté sénestre… La saison sèche avait commencé à dénuder le dos des collines, et elle s’annonçait longue, rude et exténuante pour les petits cultivateurs.
La vieille Pauline, défigurée, ravagée, malmenée par les maladies et les douleurs associées au vieillissement, se déplaçait à présent avec peine et lenteur. Elle puisait ses forces dans une canne de marche que Céloni, le garçon de Marilia, avait taillée pour elle dans un gaïac. Pauline pensait que Francesca et Lebon avaient du guignon. Pour la Rochoise, derrière toutes ces tracasseries, il y avait sûrement la méchanceté d’un « jeteur de sort ». Elle lui suggéra donc « d’aller faire du chemin » :
« –Le houngan de Bois d’orme, Ti Jésus, c’est un serviteur des mystères de Guinée qui « voit clair »… Tu sauras toute la vérité sur les tribulations de Lebon et toi. Cette « affaire n’est pas simple, pas vrai Marília… »
Marilia fit signe que « oui » de la tête, sans remuer les lèvres. En réalité, elle ne savait pas vraiment quoi répondre. Pauline continuait de faire pression sur Francesca pour qu’elle fît diligence auprès du cartomancien et prêtre vaudou, qui s’était accordé le privilège de porter le diminutif du nom du Fils de Dieu, pour vanter ses connaissances et ses prouesses ésotériques. Il s’agit de Jésus, Celui que les Juifs accusèrent de « blasphémateur » et qu’ils livrèrent en échange du rebelle « Barrabas » aux Romains pour qu’il fût cloué sur la croix, au milieu de deux délinquants, et qui accepta de mourir afin de racheter, selon les Écritures, les « bêtises » de l’humanité pécheresse.
Dire que Pauline n’avait plus confiance en Oracius, le houngan et le médecin-feuilles du village, tout cela serait nettement loin de la vérité; cependant, elle expliqua à Francesca qu’elles seraient plus rassurées de se faire lire et interpréter les cartes par quelqu’un qui n’était pas au courant de leurs affaires. Car Oracius vivait parmi eux et connaissait chaque habitant du village, savait tout ce qui se passait dans chaque foyer, fréquentait chaque maisonnette. Il appelait chacun par son prénom.
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Ti Jésus versa du clairin cru dans une assiette blanche et l’enflamma. Sa main droite biscornue empoigna la craie d’indigo dans la gamelle fêlée, ébréchée et il étampa la terre grise et sale d’un cercle cabalistique. Une odeur de basilique et de rats morts emplit l’intérieur de la bicoque où se déroulait l’étrange cérémonie. Des gravures en carton dur de la vierge noire, de St-Jean le Baptiste, de St-Jacques le Majeur, etc., couvraient les panneaux de terre tufière.
Pour ajouter aux décors lugubres, deux drapeaux multicolores étaient disposés en croix dans le coin gauche de la pièce exiguë et crasseuse, plongée dans une demi-pénombre. Dehors, les maîtresses de Ti Jésus pilaient le mil dans un mortier baroque pour le souper. À quelques mètres du mapou géant qui domina l’habitation, la marmaille, une quinzaine de gosses, souleva la poussière avec leurs pieds nus et lança des cris stridents sans arrêt. Ils étaient âgés entre six et treize ans, et ne fréquentaient pas l’école. Cela aurait fait beaucoup trop pour leurs jambes frêles de marcher tous les jours les quinze kilomètres à l’aller et au retour pour participer aux leçons de maître Gustavo : un cubain déraciné qui avait fui le régime féodal de Batista pour préparer « la révolution » qu’il n’aura jamais eu le temps de réaliser. Ancien instituteur à El Pedrero, Gustavo répétait toujours aux paysans que la libération de Cuba devrait se faire les armes à la main et de manière radicale, afin d’éliminer toutes les souches des malheurs. « Il faut chasser les latifundistes américains et cubains, reprendre les terres et les redistribuer équitablement aux masses paysannes. »
Un soir d’automne où il pleuvait dru, Gustavo échappa de justesse aux hommes du commandant militaire Carrera, une espèce de Rochambeau qui se lavait le visage dur et émacié dans les eaux rougeâtres de la cruauté et de la criminalité la plus sordide. Alerté par des voisins qui eurent vent de l’affaire, Alfredo Gustavo Del Pueblo se sauva à bord d’un vieux canot à rame. Il parvint à franchir après des jours sans eau, sans nourriture et sans sommeil, le cordon littoral de la République d’Haïti. Il apprit très vite le langage populaire et se fondit dans la petite communauté de Phaéton. Carrera se vengea sur son épouse Monica et leurs cinq enfants. Il les fit enterrer vivants dans une fosse commune au pied du figuier qui se déployait sur le grenier toujours vide.
Les fillettes et les garçonnets couverts de poussière blanche n’arrêtèrent pas de grouiller et de crier. Tout ce vacarme troubla le déroulement du rituel magique. La porte branlante du hounfor se mit brusquement à grincer. Elle s’ouvrit de l’intérieur pour laisser apparaître un Ti Jésus ruisselant de sueur, les yeux rouges et vifs, et visiblement contrarié. Il réussit malgré tout à se contenir et ordonna aux gamins de se calmer. Le mystérieux personnage revint lentement s’asseoir sur la petite chaise de bambou et de latanier, après avoir refermé la porte musicienne derrière lui.
Le maître sorcier planta la chandelle noire au milieu du rond bleuté, pareil à un dessin d’enfant de la prématernelle. Ses lèvres marmonnèrent des paroles abracadabrantes et confuses. Sept fois la terre assoiffée absorba le clairin que le houngan lui versa dans la gorge. Ti Jésus en but à son tour, s’essuya la bouche du revers de la main et tendit la bouteille aux deux commères qui l’imitèrent en faisant la moue et en caressant leur poitrine en feu. La voix éraillée de Ti Jésus cassa le rythme du silence angoisseux. La chanson bizarre monta dans la toiture moite en chaume qui dégageait une odeur manifestement irrespirable :
« Saint jacques le Majeur
Ouvrez la porte devant nous
Mystères du Bénin et de la Guinée
Honneur et respect
Quelle hardiesse pour nous
De troubler votre repos sacré
Dans la paix
Des ténèbres mystiques
Pardon Papa
Nous sommes frappés
Par le malheur
Ouvrez le chemin
Pour Lebon
Votre humble serviteur
Ouvrez la route
Devant Francesca
Votre fidèle servante
Parlez Ô Papa… »
Dans le cœur palpitant de Francesca, les couleurs fraîches et vives d’un jour nouveau projetèrent une clarté ardente sur les nimbostratus de la mort. Et pour la première fois de son existence marmiteuse, l’ouragan de la tribulation cessa ses ravages sur son visage mâchuré par toutes ces années de découragement. La peur du lendemain s’évapora subitement. La chanson de l’invocateur des « esprits » vaudou transmua les gouttes de larmes des matins endoloris en minuscules grêlons de joie sur ses joues cafardeuses et acariâtres. Tout cela lui procura une envie de folâtrerie soudaine, mais vraiment de courte durée. Dans le regard vitreux de la pauvre dame zébrèrent d’un coup les éclairs d’un espoir renaissant qui aurait dû être celui de tout un peuple soumis à la domination de Satan.
Ti Jésus héla toute la cohorte des dieux tutélaires de l’Afrique au secours de Francesca Lamisère qui portait bien son nom. Un nom, dites vous bien, qu’elle traînait depuis cinquante sept ans et qui ne l’avait jamais trahie. Une vie rudement éprouvée qui l’épuisa comme Sisyphe de la légende ancienne du rocher maudit. La disparition tragique de Selondieu Lamisère et d’Acélia Lachance, probablement dans les eaux ensanglantées de la rivière Massacre, avait gardé Francesca depuis l’âge de deux ans dans les limbes d’une souffrance qui lui paraissait infinie. Lorsque le chef de section de Boisneuf, Éloïs Ménélas, réquisitionna le lopin de terre de Selondieu et d’Acélia pour agrandir le domaine de sa concubine Antoinette, la petite famille toucha le rebord d’un désabusement sans pareil. Elle était envahie par un sentiment d’indignation qui aurait pu même la pousser au suicide collectif. Pour Selondieu et Acélia, un paysan sans terre ne valait pas grand-chose. Il était un moins que rien. On pouvait le comparer à un arbre desséché sous le soleil qui avait cessé de donner de l’ombre et du repos aux voyageurs éreintés, à bout de course.
Comme dans le célèbre ouvrage de John Steinbeck, Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), publiés en 1939, durant la première année de la seconde guerre mondiale, les Joad durent fuir les terres arides d’Oklahoma à la recherche d’une nouvelle vie en Californie. Le vieux Joad est décédé en cours de route, comme Moïse de l’Ancien Testament, sans arriver à destination. Les parents de Francesca avaient abandonné leur pays pour les mêmes raisons : famine, chômage, indigence… Ils étaient partis avec l’espérance de se construire un avenir meilleur, « de se forger une félicité », comme aurait dit le fabuliste, mais la mort, hélas, les avait attendus au bout de leur périple.
Robert Lodimus
(Prochain extrait : L’exode et l’enfance)