Pierre Soulages, le peintre qui a fait se rencontrer le noir et la lumière, est mort
Le peintre est mort dans la nuit du 25 au 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Tout au long de sa carrière, il a voulu montrer tout ce que la rencontre du noir et de la lumière peut engendrer, y compris aussi une forme de sublime.
Pierre Soulages, né le 24 décembre 1919 à Rodez et mort le 26 octobre 20221 à Nîmes, est un artiste peintre et graveur français. Associé depuis la fin des années 1940 à l’art abstrait, il est particulièrement connu pour son usage des reflets de la couleur noire, qu’il appelle « noir-lumière » ou « outrenoir ». Il est l’un des principaux représentants de la peinture informelle.
Biographie
Enfance et découverte de l’art
Pierre Jean Louis Germain Soulages est né à Rodez, rue Combarela,, en 1919. Il est le fils d’Amans Soulages, carrossier (fabricant de voitures à cheval), et d’Aglaé Zoé Julie Corp. Amans Soulages avait été marié une première fois avec Lucie Pélagie Galtier, qui meurt en 1902, quelques semaines après avoir donné naissance à leur premier fils, Gaston Pierre Amans Soulages5.
En 1926, Pierre est élève à l’institution Saint-Joseph, un pensionnat fondé et dirigé par les Frères des écoles chrétiennesb et perd son père malade6 d’un cancer du pancréas7. Il est désormais élevé par sa mère et sa sœur Antoinette, de quatorze ans son aînée8. « J’ai été élevé par deux mères qui portaient le deuil ». Sa mère prend alors la charge d’un magasin d’articles de chasse et de pêche.
Dès son plus jeune âge, à Rodez, Soulages est fasciné par les vieilles pierres, les matériaux patinés et érodés par le temps, l’artisanat de son pays du Rouergue, passant beaucoup de temps dans les boutiques des artisans du cuir, du fer et du bois, et ses âpres paysages, particulièrement les Causses. Il a tout juste huit ans lorsqu’il répond à une amie de sa sœur aînée qui lui demande ce qu’il est en train de dessiner à l’encre sur une feuille blanche : un paysage de neige.
« Ce que je voulais faire avec mon encre, dit-il, c’était rendre le blanc du papier encore plus blanc, plus lumineux, comme la neige. C’est du moins l’explication que j’en donne maintenant. »
À douze ans, alors qu’il est élève au lycée Foch, son professeur l’emmène, avec sa classe, visiter l’abbatiale Sainte-Foy de Conquesc,, où se révèlent sa passion de l’art roman et le désir confus de devenir un artiste. En 1936, il obtient le 1er prix dans la catégorie « histoire de l’art ». Il reçoit aussi, par l’intermédiaire de publications, le choc émotionnel des peintures rupestres des grottes du Pech-Merle dans le Lot, de Font-de-Gaume en Dordogne, d’Altamira en Cantabrie (Espagne), puis de Lascaux en Dordogne (découverte en 1940). Plus tard, il accompagnera dans ses recherches l’archéologue Louis Balsan et découvrira lui-même, au pied d’un dolmen, des pointes de flèches et des tessons de poteries préhistoriques qui entrent au musée Fenaille de Rodez,d où il a été auparavant bouleversé par la collection des statues-menhirs datant du Néolithique (tout particulièrement la statue-menhir de la Verrière).
Formation et premières peintures
À partir de 1934, Pierre Soulages commence à peindre quotidiennement, des paysages d’hiver, des arbres sans feuilles, noirs, se détachant sur des fonds clairs : « Ce qui m’intéressait était le tracé des branches, leur mouvement dans l’espace… »A 1. Après l’obtention de son baccalauréat, en juin 1938, il part s’installer à Paris en septembre et s’inscrit à l’atelier privé du peintre et lithographe René Jaudon (rue de la Tombe-Issoire), qui le remarque : « Il faut viser le prix de Rome ! Toutes les audaces vous seront permises ! ». Il peint notamment la toile Le Pont Neuf qui sera vendue une première fois dès 1940 puis adjugée aux enchères à Nîmes 80 ans plus tard11. À la demande de son professeur, il se présente au concours d’entrée à l’École des beaux-arts. Il y est admis en avril 1939 mais est vite découragé par la médiocrité et le conformisme de l’enseignement qu’on y reçoit. Pendant ce bref séjour dans la capitale, il visite le musée du Louvre, le musée de l’Orangerie où il admire Les Nymphéas de Monet et voit, à la galerie Paul Rosenberg, des expositions de Cézanne et Picasso qui sont pour lui des révélations, l’incitant à regagner Rodez pour se consacrer pleinement à la peinture.
Il est mobilisé en 1940 et envoyé à Bordeaux (il est élève officier). Après l’Armistice en juin, il rejoint les chantiers de jeunesse à Nyons dans la Drôme. Le 13 février 1941, démobilisé, il s’installe en zone libre, à Montpellier (il est témoin de la rencontre entre Pétain et Franco qui s’y déroule le même jour), et fréquente assidûment le musée Fabre où il admire Les Baigneuses de CourbetG 1, Descente de croix de Pedro de Campaña ou bien encore Sainte Agathe de Francisco de Zurbaráne.
D’avril 1941 à juin 1942, il prépare le professorat de dessin à l’École des beaux-arts de Montpellier où il rencontre Colette Llaurens (née le 14 mars 1921), qu’il épousera le 24 octobre de la même année à l’église Saint-Louis de Sète. Réfractaire au STO, il obtient de faux papiers et devient régisseur dans le vignoble du mas de la Valsière à Grabels. Il fait alors la connaissance de l’écrivain Joseph Delteil, qui croit en lui dès les premiers instants. Ce dernier lui dira : « Vous peignez avec du noir et du blanc, vous prenez la peinture par les cornes, c’est-à-dire par la magie. »
Au début de 1943, il rencontre également Sonia Delaunay qui l’initie à l’art abstrait.
En juin 1944, mobilisé à nouveau au moment de la Libération, il se rend à Toulouse où il se lie avec Vladimir Jankélévitch et son beau-frère Jean Cassou, qui deviendra l’un des premiers défenseurs de son œuvre. Démobilisé à la fin de cette même année, il retourne à la Valsière. Entre 1942 et 1945, il n’aura quasiment pas peint.
L’après-guerre
Premières expositions
Le 14 mars 1946, Pierre Soulages s’installe dans la banlieue parisienne (à Courbevoie, au no 3 de la rue Saint-Saëns) et se consacre désormais entièrement à la peinture. Rompant définitivement avec la figuration, il commence à produire des œuvres sur papier, utilisant le fusain ou le brou de noix, et de grandes toiles sombres, refusées au Salon d’automne de 1946. Sur les conseils de son ami peintre Francis Bott, il en expose trois au quatorzième Salon des Surindépendants (un salon sans jury) d’octobre à novembre 1947, où celles-ci, d’une « impressionnante symphonie de sombres coloris »18, contrastent avec les autres toiles présentées, compositions colorées des peintres Roger Bissière, Jean Le Moal ou Alfred Manessier qui dominent à l’époque : « Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis », le prévient alors Picabia (rencontré un peu plus tard à la Galerie René Drouin), qui qualifie néanmoins une de ses œuvres de « meilleure toile du Salon ». En décembre 1947, il trouve un atelier à Paris, au no 11 bis de la rue Victor-Schœlcher, près de Montparnasse (il occupera plusieurs ateliers dans la capitale ainsi qu’à Sète, sur les pentes du Mont Saint-Clair, à partir de 1961).
À partir de 1948, il expérimente la technique du goudron sur verre. Il participe à des expositions à Paris (« Prises de terre, peintres et sculpteurs de l’objectivité » à la galerie René Breteau en février, troisième Salon des réalités nouvelles en juilletj) et en Europe, notamment à « Grosse Ausstellung Französische abstrakte Malerei » (un de ses brous de noix, traité en négatif, sert d’ailleurs d’affiche à l’exposition) organisée en novembre par le collectionneur Ottomar Domnick (de), dans plusieurs musées allemands, aux côtés des premiers maîtres de l’art abstrait comme Del Marle, Domela, Herbin, Kupka, Piaubert, etc.
Début de notoriété
En mai 1949, il obtient sa première exposition personnelle à la galerie Lydia Conti à Paris et participe pour la première fois au Salon de mai (il y participera jusqu’en 1957) ; il expose également à la galerie Otto Stangl de Munich, à l’occasion de la fondation du groupe Zen 49, ainsi qu’à la galerie Betty Parsons de New York, en compagnie de Hans Hartung et Gérard Schneider, pour l’exposition intitulée Painted in 1949, European and American Painters. La même année, le musée de Grenoble acquiert une de ses œuvres, Peinture 145 × 97 cm, 1949, la première à entrer dans une collection publique.
De 1949 à 1952, Soulages réalise plusieurs décors de théâtre (notamment pour la pièce Héloïse et Abélard de Roger Vailland, créée au Théâtre des Mathurins et La Puissance et la Gloire d’après le roman de Graham Greene, au Théâtre de l’Athénéek) ou de ballet (Abraham de Marcel Delannoy au Théâtre du Capitole de Toulouse et Quatre gestes pour un génie de Maurice Cazeneuve au Château d’Amboise, tous deux chorégraphiés par Janine Charrat) et exécute ses premières gravures à l’eau-forte à l’atelier Lacourière (rue Foyatier à Montmartre).
En 1950, il figure dans des expositions collectives à New York (galerie Sidney Janis pour l’exposition France-Amérique25), Londres, São Paulo, Copenhague. D’autres expositions de groupe présentées à New York voyagent ensuite dans plusieurs musées américains, comme « Advancing French Art » (1951), « Younger European Painters » (musée Guggenheim, 1953). Dès le début des années 1950, ses toiles commencent à entrer dans les plus grands musées du monde comme la Phillips Memorial Gallery à Washington (Peinture 162 × 130 cm, 10 avril 1950 en 1951), le musée Guggenheim (Peinture 195 × 130 cm, mai 1953 en 1953) et le Museum of Modern Art de New York (Peinture 193,4 × 129,1 cm, 1948-1949 en 1952)26, la Tate Gallery de Londres (Peinture 195 × 130 cm, 23 mai 1953 en 1953), le musée national d’Art moderne de Paris (Peinture 146 × 114 cm, 1950 en 1952), le musée d’Art moderne de Rio de Janeiro (Peinture 195 × 130 cm, 25 juillet 1953 en 1955l), etc.
Reconnaissance internationale
Conquête des États-Unis
En janvier 1954, Samuel M. Kootz, le marchand d’art de Picasso aux États-Unis, contacte Soulages et organise dans sa galerie new-yorkaise sa première exposition personnelle Outre-Atlantique1. L’année suivante, le peintre participe à la première documenta à Cassel en Allemagne.
En décembre 1957, il transfère son atelier au no 48 de la rue Galande, dans le quartier de la Sorbonne, où il reçoit de nombreux artistes et collectionneurs. Il se remet à la gravure (exposition personnelle de gouaches et gravures organisées par Heinz Berggruen à Paris) et part pour la première fois à New York, où il rencontre de nombreux peintres américains (William Baziotes, Adolph Gottlieb, Willem de Kooning, Franz Kline, Robert Motherwell ou encore Mark Rothko, avec qui il se lie d’amitié).
Premières rétrospectives
En 1960 ont lieu ses premières expositions rétrospectives dans la galerie de Hanovre (la Kestnergesellschaft), le musée de Essen (musée Folkwang), en 1961 au Kunsthaus de Zurich et au musée municipal de La Haye, en 1966 au musée des Beaux-Arts de Houston. En 1963, il participe à la septième Biennale de São Paulo, l’un des trois principaux événements du circuit international de l’art. De nombreuses autres expositions suivent, notamment en 1968 au musée d’art contemporain de Montréal ou celle qu’organise de manière itinérante en France André Parinaud, Trente créateurs, en 1975-1976 aux côtés de Pierre Alechinsky, Olivier Debré, Hans Hartung, François Heaulmé, Roberto Matta, Zoran Mušič et Édouard Pignon.
En 1965, à la demande du musée Suermondt-Ludwig d’Aix-la-Chapelle, Soulages réalise son premier vitrail, mosaïque de verres éclatés offrant un dégradé de bleu qui « crée des différences de lumière et de couleur ».
En 1968, il crée une œuvre murale en céramique commandée par les propriétaires du One Oliver Plaza, un immeuble à Pittsburgh. Composée de 294 carreaux de céramique formés à la main (28 × 28 cm), la pièce monumentale (3,92 × 6,16 m) est réalisée avec l’Atelier Mégard (à Puyricard). Intitulée 14 mai 1968, elle prend place dans le hall du building (en 2010, la pièce est restaurée et réinstallée dans la Soulages Gallery du Butler Institute of American Art de Youngstown dans l’Ohio).
Lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, Soulages est retenu parmi les « meilleurs artistes de l’époque » pour réaliser une affiche1. Entre le printemps 1972 et le début de 1974, Soulages ne peint pas, première longue pause dans son œuvre sur toile. Il se remet à l’eau-forte, à la lithographie et aborde pour la première fois la sérigraphie.
Au printemps 1974, il aménage son nouvel atelier au no 14 de la rue Saint-Victor (quartier Saint-Victor), au deuxième étage d’un immeuble du XVIIIe siècle.
En février 1978, il fait partie des membres fondateurs du Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés28,m.
Expérience de l’outrenoir
En janvier 1979, lors d’un travail sur une toile, Soulages ajoute et retire du noir : « Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait ». Ne sachant plus quoi faire, il quitte l’atelier, désemparé. Lorsqu’il y revient deux heures plus tard : « Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus ». Cette expérience marque un tournant dans son travail. La première toile recouverte intégralement de noir est Peinture 162 × 127 cm, 14 avril 1979, conservée au musée Fabre de Montpellier.
À l’automne de la même année, le Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou organise Soulages, peintures récentes, qui expose ses premières peintures monopigmentaires, fondées sur la réflexion de la lumière sur les états de surface du noir, qu’il appellera en 1990 outrenoir : « au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir ».
Consécration
En 1984, Soulages reçoit une commande publique pour la réalisation de deux tapisseries destinées à orner une salle du nouveau bâtiment du Ministère des Finances. Attelé au projet dès 1985 au sein de la manufacture de la Savonnerie, il livre deux cartons peints au brou de noix puis, l’année suivante, met au point avec les teinturiers les différents tons qu’il désire voir rendus. Les tapisseries Savonnerie I, 4,30 × 10,75 m, 1985 et Savonnerie II, 4,30 × 10,75 m, 1985 sont terminées et livrées en 1991.
En 1986, il se voit confier par le Ministère de la Culture, mené alors par Jack Lang, une commande exceptionnelle. Sept années de travail, en collaboration avec l’atelier du maître-verrier Jean-Dominique Fleury à Toulouse, lui sont nécessaires pour réaliser les 104 vitraux pour les 95 fenêtres et neuf meurtrières de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques (en remplacement de ceux posés en 1952). De nombreuses recherches sur la matière ont lieu et aboutissent à la création d’un verre unique, blanc et translucide, composé de grains de verre aggloméré et de verre cristallisé, diffusant ainsi la lumière à l’intérieur de l’édifice, tout en occultant ce qui se passe à l’extérieur Les nouveaux vitraux sont inaugurés le 26 juillet 1994 en présence du ministre de la Culture, Jacques Toubon.
En 2004, il abandonne l’usage de la peinture à l’huile pour celui exclusif de l’acrylique qui, riche de nouvelles possibilités quant à la réflexion de la lumière (effets de matière beaucoup plus importants et possibilité de contrastes mat/brillant), permet de modeler l’épaisseur, sèche assez rapidement sans craqueler même lorsque la couche est profonde. À partir de cette année-là, Soulages inaugure ce que Pierre Encrevé nomme la « seconde période de l’outrenoir ».
Mort et hommages
Pierre Soulages meurt au centre hospitalier universitaire de Nîmes35 le 26 octobre 2022, à l’âge de 102 ans, comme l’annonce son entourage à l’AFP. Sa mort advient quelques jours après la célébration de ses noces de chêne (80 ans de mariage) avec son épouse Colette, alors âgée de 101 ans.
L’œuvre
Soulages a choisi l’abstraction, car il dit ne pas voir l’intérêt de passer « par le détour de la représentation […]. Je ne représente pas, dit-il, je présente. Je ne dépeins pas, je peins ». Son approche picturale n’est pas celle de choix prédéfinis mais s’élabore dans la peinture en train d’être « faite » et dans les interactions entre le peintre et sa réalisation lors du processus de création, dans les rapports aux formes, proportions, dimensions, couleurs, etc. À ses débuts, sa peinture est proche du style abstrait d’Hans Hartung, avec une palette restreinte dont les effets de clair-obscur sont perceptibles, y compris en transparence.
« Des anciens brous de noix et goudrons sur verre à ces outrenoirs récents, le parcours artistique de Pierre Soulages décrit un imprévisible chemin d’aventure et de renouvellement, et, en même temps, affirme une fidélité rigoureuse à une même quête celle d’un art, dit-il, «qui ne transmet pas de sens, mais fait sens […], qui est avant tout une chose qu’on aime voir, qu’on aime fréquenter, origine et objet d’une dynamique de la sensibilité». »
— Bruno Duborgel, in Soulages, dix-neuf peintures au Louvre, Bernard Chauveau Éditeur, 2020
Périodes et techniques
Le critique d’art Pierre Wat distingue cinq cycles, avant 1979, en fonction des techniques ou des matières employées ainsi que des variations de forme et de fond modifiant les caractéristiques des œuvres (formats, effets visuels). Ces cycles, dans une logique de l’exploration et de l’épuisement des moyens, étant chaque fois une nouvelle tentative de réponse à l’interrogation originelle du peintre sur le rapport entre matière, couleur et forme.
1946-1949
Sur papier blanc, Soulages vient appliquer sa préparation au brou de noix (à l’origine destiné à teinter le bois) avec de larges brosses et trace des formes sombres, graphiques, parfois qualifiées de « signes », qui se détachent nettement du fond clair. La forme faisant écho à la lumière du fond.
« Un graphisme simple, viril, presque rude, des harmonies sombres et chaudes, un sens naturel de la pâte et des possibilités spécifiques de la peinture à l’huile, et surtout, peut-être un son à la fois humain et concret, voilà l’apport de Soulages à la peinture abstraite. »
— Charles Estienne, in Combat, 25 mai 1949
1949-1956
Les formes-signes, pourtant dépourvues de signification, rappellent un semblant d’écriture cunéiforme. Elles dialoguent avec des fonds colorés non uniformes, créant ainsi des effets de clair-obscur. La forme sombre se transforme, les bandes de couleur s’élargissent, le contraste se fait sur des accords moins binaires. Le signe tend à disparaître au profit du rythme (agencement d’horizontales et de verticales).
« Venant d’un fond qui laisse apercevoir ses trouées de clarté entre les membres plus sombres d’une forme nouée, la lumière non seulement crée l’espace, mais, sans modeler à proprement parler la forme, la définit, l’écrit, l’installe, et souligne ses noirceurs d’une sorte de frange colorée. »
— Bernard Dorival, in Pierre Soulages, catalogue d’exposition, Paris, musée national d’art moderne, 1967
1956-1963
À partir de 1959, la couleur (le blanc, le rouge ou le bleu), est posée sur la toile en premier, avant d’être recouverte d’un noir épais. Ce n’est que dans un troisième temps, celui de l’arrachage de matière, nommé parfois « raclages » et obtenu par des outils plus larges, que le peintre fait réapparaître (il creuse au couteau la peinture fraîche) une partie de la couleur, sous le noir.
« À l’intérieur d’une gamme colorée certes réduite, privilégiant les terres, les ocres, les noirs, Soulages use maintenant volontiers d’effets de clair-obscur. Il fait apparaître une couleur plus claire par arrachement, raclant plusieurs couches de peinture pour révéler des couches inférieures. Par le jeu des opacités et des transparences, il fait sourdre la couleur-fond, et, venue de si loin, la lumière n’en paraît que plus intense. »
— Alfred Pacquement, in Soulages, catalogue d’exposition, Tokyo, The Seibu Museum of Art, 1984
1963-1971
Le raclage disparaît presque complètement, la matière colorée devient plus fluide, les formes traitées en aplats s’étalent en largeur. Le tableau Peinture 256 × 202 cm, 24 novembre 1963 (sur un fond brossé ocre clair transparent, la toile est partiellement envahie par une nappe noire très fluide qui efface tout geste de dépose), Peinture 97 × 130 cm, 29 mai 1965 ou encore Peinture 162 × 130 cm, 21 octobre 1966 sont emblématiques de cette période.
« Voyez à l’exposition tous ces rouges, ces bleus, ces ocres qui, même dans les dernières toiles presque entièrement recouvertes d’une énorme tache noire, éclatent, fusent, transpercent l’obscurité et semblent ramper sous la sombre écorce. »
— André Fermigier, Le noir n’est pas si noir, in Le Nouvel Observateur, 29 mars 1967
À partir de 1968, le peintre délaisse la couleur et ne travaille plus qu’avec le noir et le blanc, le noir ayant tendance à occuper une place de plus en plus importante dans la toile dont le format s’agrandit.
« J’ai commencé à faire une série de peintures en noir sur blanc, retournant à un ascétisme cistercien. J’ai senti personnellement le besoin profond, l’exigence de ce retour. »
— Pierre Soulages
Autre changement notable : les formes ordonnées et répétées, comme une écriture horizontale, à lire de gauche à droite. Par ce rythme, cette scansion musicale, l’artiste introduit dans son œuvre la dimension du temps.
1972-1978
Retour du travail sur papier : eau-forte, lithographie et sérigraphie. Soulages fait revivre trois plaques de cuivre préalablement utilisées pour leur empreinte sur le papier : elles sont agrandies, moulées, fondues et pliées. Il en résulte trois bronzes, polis ou creusés directement par l’artiste : Bronze I (1975), Bronze II (1976) et Bronze III (1977), pièces uniques tirées à trois ou cinq exemplaires.
« La planéité ayant disparu, il y avait des sortes d’ondulations que je pouvais ou renforcer en les polissant, ou creuser même en les attaquant directement. J’ai joué avec la lumière qui brillait sur les surfaces lisses et l’ombre qui était là, fixe, à l’endroit qui correspondait à ce que j’avais gravé autrefois sur le cuivre. »
— Pierre Soulages
La rupture de 1979
Après 1979, ses tableaux font beaucoup appel à des reliefs, des entailles, des sillons dans la matière noire qui créent à la fois des jeux de lumière et de couleurs. Car ce n’est pas la valeur noire elle-même qui est le sujet de son travail, mais bien la lumière qu’elle révèle et organise : il s’agit donc d’atteindre un au-delà du noir, d’où le terme d’outre-noir utilisé pour qualifier ses tableaux depuis la fin des années 1970 ; d’où aussi l’utilisation du qualificatif « mono-pigmentaire » de préférence à celui de « monochrome » pour qualifier sa peinture. Soulages évoquera « un basculement » pour signifier que ce n’est pas une rupture radicale avec le passé mais davantage une « rupture avec la conception classique de la peinture » qui s’efforce d’éliminer le reflet, contrairement à ses outrenoirs.
« Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l’espace qu’elles sécrètent, saisi par l’intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l’intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, d’« immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l’angle par lequel on l’aborde. »
— Françoise Jaunin
Variations infinies
L’outrenoir présente une variété d’effets : utilisation de couleurs comme le brun ou le bleu, mêlées au noir ; utilisation du blanc en contraste violent avec le noir et du blanc sur l’entière surface de la toile.
« Dans la proximité de l’outrenoir, le bleu vient renforcer cette transmutation du noir en lumière. Il ne s’agit plus alors d’un accord entre noir et bleu, mais au contraire, pour Soulages, d’un rapport tonal, d’une véritable continuité chromatique entre le bleu, l’outrenoir et la lumière qu’il réfléchit : la lumière naturelle est bleue et c’est pourquoi la couleur bleue va créer une continuité entre le noir et la lumière qu’il reflète. »
— Pierre Encrevé
Le travail de la lumière par reflet se fait au départ, et pendant un certain nombre d’années, sur l’opposition parties lisses/parties striées mais, assez rapidement, il n’y a plus que des stries. Entre 1999 et 2001, le contraste noir et blanc fait son retour mais sous une forme radicalement neuve. Apparaissent aussi des panneaux entièrement lisses avec, dans le courant des années 2000, la coexistence d’un noir mat et d’un noir brillant. Il y a en outre une grande diversité sur le plan de l’approche de la surface, des formats (recours aux polyptyques, surtout verticaux) et dans la structure formelle.
« Depuis 2004, Soulages ne travaille plus avec de l’huile mais avec des résines autorisant des épaisseurs qu’il n’avait jamais atteintes ; sur une surface noire unie, brillante, émettrice d’une clarté apaisée, il grave un à un des sillons de plus en plus profonds rythmant l’espace de la toile, de larges entailles sensuelles provoquant une émotion troublante dans la grandeur majestueuse d’un silence proprement pictural. »
— Pierre Encrevé, in 90 Peintures sur toile, Gallimard, 2007
Œuvre gravé et imprimé
L’œuvre imprimé de Soulages est rare, limité à 43 gravures, 49 lithographies, 26 sérigraphies, soit 118 œuvres, avec des tirages allant de 65 à 300 exemplaires. Si les premières œuvres sont directement liées à des peintures sur toile ou sur papier, les suivantes sont sans lien avec ses peintures antérieures ou à venir. Soulages utilise alors la gravure comme un moyen d’expression à part entière, créant des œuvres qui tirent parti des spécificités de chaque technique de gravure.
Œuvres sur papier
Réalisées à l’aide de différents médiums (l’encre de Chine, la gouache, le brou de noix ou encore le fusain), ces œuvres constituent un ensemble unique au sein de sa production, qui s’étend des années 1940 aux années 2000. Elles ont fait l’objet d’une exposition en 2018-2019 au musée Soulages de Rodez, intitulée Pierre Soulages, œuvres sur papier – Une présentation et réunissant cent dix-sept d’entre elles.
Sélection
Soulages a réalisé plus de 1 700 toiles dont les titres sont pour la plupart composés du mot « peinture » suivi de la mention du formato.
Hommages et cote
Il est l’une des personnalités à l’origine de la création de la chaîne de télévision Arte.
Un timbre-poste Pierre Soulages est émis en France en 1986.
Le compositeur Gilles Racot compose une pièce en 1987, Noctuel, ou Hommage à l’œuvre de Pierre Soulages, pour basson et bande.
Il est le premier artiste vivant invité à exposer au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg (mai 2001), puis à la galerie Tretiakov de Moscou (septembre de la même année). À partir de 2002, il est même le seul peintre vivant à avoir une toile conservée en Russie : Peinture 220 × 324 cm, 19 janvier 1995, acquise par le musée de l’Ermitage et exposée au quatrième étage du bâtiment de l’État-Major, salle 444.
En 2007, le musée Fabre de Montpellier lui consacre une salle pour présenter la donation faite par le peintre à la ville. Cette donation comprend vingt tableaux de 1951 à 2006 parmi lesquels des œuvres majeures des années 1960, deux grands outre-noir des années 1970 et plusieurs grands polyptyques.
Lors de l’exposition temporaire en 2012-2013 intitulée Soulages xxie siècle, le musée des beaux arts de Lyon acquiert trois toiles qui figurent dans l’espace permanent des peintures contemporaines.
En 2020, la municipalité de Nauviale dans le département de l’Aveyron a donné le nom du peintre à l’avenue principale de la commune qui emprunte la RD 901.
La compositrice Edith Canat de Chizy crée en 2021 (à l’Opéra de Saint-Étienne dans la salle du Théâtre Copeau), la pièce Outrenoir, pour alto et orchestre.
En 2022, la maison horlogère suisse Baume & Mercier réalise une montre hommage à Pierre Soulages de la collection « Hampton », inspirée librement d’un Outrenoir, Peinture 390 × 130 cm, 17 mars 2019, produite à la demande, dans la limite de 102 pièces (en écho à l’âge de l’artiste) et individuellement numérotée.
90 ans au Centre Pompidou
À l’occasion de son 90e anniversaire, le Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou présente du 14 octobre 2009 au 8 mars 2010 la plus grande rétrospective jamais consacrée à un artiste vivant par le Centre depuis le début des années 1980, avec plus de 2 000 m2 d’exposition. Malgré trois semaines de fermeture en raison d’une grève du personnel, l’exposition reçoit 502 000 visiteurs, se classant en quatrième position des expositions les plus fréquentées de toute l’histoire du Centre Pompidou. Parallèlement, le musée du Louvre expose la même année une toile de l’artiste, Peinture 300 × 236 cm, 9 juillet 2000, dans le Salon Carré de l’aile Denon.
100 ans au Louvre
À l’occasion de son 100e anniversaire, le musée du Louvre présente du 11 décembre 2019 au 9 mars 2020 une rétrospective dans le Salon Carré de l’aile Denon avec des toiles empruntées notamment au MoMA de New York, la Tate Modern de Londres ou la National Gallery of Art de Washington ainsi que des œuvres récentes de l’artiste51,52. Pour cet événement, il a créé en août et octobre 2019 trois nouvelles toiles (Peinture 390 × 130 cm, 13 août 2019, Peinture 390 × 130 cm, 26 août 2019 et Peinture 390 × 130 cm, 18 octobre 2019)53, peintures verticales de grand format pensées uniquement pour cette exposition et en fonction de l’espace qui leur était réservé54. Le peintre devient ainsi, après Chagall et Picasso, le troisième artiste à connaître de son vivant l’hommage d’une rétrospective au Louvre.
Commentaires
Selon le critique d’art Jacques Bouzerand, « il figure parmi les 10 ou 15 noms de nos deux siècles (xxe et xxie siècles) qui compteront à jamais dans l’histoire mondiale de l’art. »
En 2014, François Hollande le décrit comme « le plus grand artiste vivant dans le monde ».
Une cote de plus en plus élévée
Dans les années 1950 et 1960, les œuvres de Soulages se vendent à la Koozt gallery de New York, plus cher que celles de Mark RothkoG 8. Elles sont achetées par les plus grands collectionneurs, notamment par les metteurs en scène d’Hollywood, comme Otto Preminger ou Charles Laughton.
Dès le début des années 1980, la cote de Soulages affiche des enchères supérieures à 100 000 francs et, en 1986, on[Qui ?] enregistre un score à plus de 500 000 francs. C’est ensuite l’enchère historique de 264 000 livres (soit 2,65 millions de francs de l’époque), prononcée en novembre 1989 à Londres sur un grand format de 1961
En février 2022, il figure à la neuvième place des peintres vivants les plus cotés, avec notamment David Hockney, Jasper Johns et Banksy.
Peintre français vivant le plus cher
Le 26 juin 2013, après que sa toile, Peinture, 21 novembre 1959, s’est vendue à 4,3 millions de livres (5,1 millions d’euros) à Londres, il devient l’artiste français vivant le plus cher aux enchères.
Le 6 juin 2017, sa toile Peinture 162 × 130 cm, 14 avril 1962 s’est vendue à 6,1 millions d’euros à Paris, devenant ainsi son œuvre la plus chère aux enchères.
Le 15 novembre 2018, après que sa toile, Peinture 186 × 143 cm, 23 décembre 1959 s’est vendue à 11 millions de dollars, soit 9,2 millions d’euros, (battant le record de l’année précédente) à New York, il devient le premier artiste français vivant à dépasser les dix millions de dollars, intégrant ainsi un club très fermé.
Le 4 octobre 2019, sa toile, Peinture 146 × 114 cm, 6 mars 1960 s’est vendue à 5,5 millions de livres (6,48 millions d’euros) à Londres.
Le 27 novembre 2019, sa toile, Peinture 200 × 162 cm, 14 mars 1960 s’est vendue à 9,6 millions d’euros à Paris, surpassant le précédent record.
Le 16 novembre 2021, sa toile, Peinture 195 × 130 cm, 4 août 1961 s’est vendue à 20,2 millions de dollars (17,8 millions d’euros) à New York, dépassant largement le record établi en 2019.
Musées et conservation
Musée Soulages
Article détaillé : Musée Soulages.
Ce musée abrite à Rodez la plus grande collection au monde de l’artiste. Pierre Soulages accepte en 2005 de léguer plus de 500 œuvres regroupant toutes les techniques employées au cours de sa carrière : peintures, eaux-fortes, sérigraphies, lithographies ainsi que les ébauches des travaux des vitraux de l’abbaye de Conques. Cette donation est complétée par les cessions de 201265 et 2020.
Le musée consacre 500 m2 de son espace d’expositions temporaires à d’autres artistes. L’artiste pose lui-même la première pierre du musée le 20 octobre 2010. Son inauguration a lieu le 30 mai 2014.
Source : Wikipedia