— Par Hélène Lemoine —
Gustavo Gutiérrez Merino, prêtre, philosophe et théologien péruvien, est une figure majeure du christianisme latino-américain et mondial pour avoir initié la théologie de la libération, un courant fondé sur la justice sociale et l’émancipation des pauvres. Il nait en 1928 à Lima où il meurt le 22 octobre 2024. Ordonné prêtre en 1959, il se tourne rapidement vers des études de philosophie, de psychologie et de théologie, notamment en Belgique et en France. De retour au Pérou, il œuvre dans une paroisse de Lima, auprès des plus démunis, et enseigne à l’université catholique du Pérou. Ce contact direct avec la pauvreté et l’injustice sociale sera déterminant dans l’élaboration de sa théologie.
En 1968, Gutiérrez présente pour la première fois l’expression « théologie de la libération » lors du congrès du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) à Medellín, en Colombie. Cette théologie est formellement développée dans son ouvrage majeur, Théologie de la libération : perspectives (1971), traduit en une vingtaine de langues. Ce livre, véritable manifeste, appelle l’Église à s’engager pour une justice sociale radicale et propose une lecture de la foi chrétienne qui place les opprimés au centre de la mission ecclésiale. Dans cette vision, les pauvres ne sont plus simplement des objets de charité, mais des sujets actifs de leur propre libération.
La théologie de la libération repose sur plusieurs piliers :
1. Option préférentielle pour les pauvres : Cette idée centrale veut que l’Église accorde une priorité aux besoins des pauvres, non seulement par compassion, mais en reconnaissant en eux une dignité particulière et en leur conférant un rôle de premier plan dans la lutte pour un monde plus juste. Cette notion repose sur la tradition biblique et l’exemple de Jésus, qui prônait la solidarité et la fraternité avec les marginalisés.
2. Libération intégrale : Gutiérrez distingue deux aspects de la libération. D’une part, la libération individuelle du péché, et d’autre part, la libération collective des injustices économiques et sociales. Il appelle à réorganiser la société pour éradiquer les structures qui perpétuent la pauvreté et l’exclusion. Selon lui, il existe un péché « structurel » – des systèmes et institutions qui oppriment les personnes. La libération chrétienne, dans cette perspective, vise à transformer ces structures pour instaurer une justice sociale authentique.
3. Engagement politique de la foi : Inspirée par des pensées sociopolitiques et même des analyses marxistes, cette théologie voit la foi comme impliquant un engagement pour le changement social. Il s’agit de réconcilier la foi chrétienne avec un appel à la justice sociale, par opposition à une approche de la religion comme simple refuge spirituel. Elle soutient que le christianisme contemporain doit intégrer un engagement envers les causes sociales et politiques.
4. Vision communautaire de la foi : La théologie de la libération met aussi l’accent sur la communauté en tant que lieu de transformation. Ce courant invite les fidèles à se regrouper pour lire la Bible et y trouver des moyens de lutter contre leurs conditions de vie. Elle voit l’Église non pas comme une institution hiérarchique déconnectée, mais comme une communauté ancrée dans le monde et engagée aux côtés des opprimés.
Cette théologie s’inscrit dans un contexte historique particulier : les dictatures militaires et les profondes inégalités sociales qui sévissent en Amérique latine dans les années 1960 et 1970. Les théologiens de la libération, tels que Gutiérrez, Leonardo Boff et Jon Sobrino, se positionnent contre ces régimes et en faveur d’une transformation radicale. Ce mouvement a suscité l’adhésion d’une grande partie du clergé et des fidèles latino-américains, bien que l’approche ait aussi provoqué des critiques au Vatican, surtout sous le pontificat de Jean-Paul II, qui percevait une influence marxiste risquée dans ce courant. Néanmoins, Gutiérrez est toujours resté en dialogue avec l’Église et n’a jamais rompu avec elle.
L’héritage de Gustavo Gutiérrez a influencé de nombreuses générations de théologiens, d’activistes et de simples croyants à travers le monde. Ses idées ont trouvé un soutien fort auprès du pape François, qui a mis en avant l’option préférentielle pour les pauvres et a réhabilité en quelque sorte la théologie de la libération en reconnaissant son apport pour un monde plus juste et fraternel.