— Par Michèle Bigot —
G. Büchner, m.e.s. François Orsoni
Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 10>23/10 2016
F. Orsoni n’a pas choisi la Maison de la culture de Seine-Saint-Denis par hasard. La pièce se joue dans la salle Pablo Neruda, à l’intérieur du bâtiment de la mairie. C’est ce lieu politique par excellence qui lui paraît le plus propice pour faire entendre ce drame romantique aux accents shakespeariens, qui entremêle dans un désordre calculé la problématique du pouvoir, de la violence révolutionnaire et les déchirements de l’intime. Le metteur en scène privilégie ce théâtre de la parole, où s’énonce l’Histoire dans le verbe le plus cru, mettant au jour les failles des héros. Danton, Robespierre, Saint Just, Camille Desmoulins, tous avocats et brillants orateurs, certains plus tribuns, d’autres plus dialecticiens. Ils s’enivrent dans leur verbe. Ils sont emportés par la fièvre révolutionnaire. Ce qui se joue c’est la vie et la mort, dans une urgence fébrile.
Buchner, qui a une prédilection pour ces héros à demi déchus, broyés par la tourmente, comme Lenz ou Danton, a choisi une forme dramatique résolument moderne, qui fait fi des critères dramatiques traditionnels : une structure par fragments rend compte du télescopage entre les aspects les plus opposés de la vie. Prostituées sur le trottoir, violences conjugales, ivrognes se bagarrant, joute oratoire, débat politique passionné, tout cela forme un vaste collage. Collage destiné à restituer quelque chose de la vie réelle. Buchner se situe quelque part entre Shakespeare et Brecht. Son écriture est révolutionnaire. Comparons-la à ce que produisent à la même époque un Hugo, un Musset ou un Vigny ! Fils spirituel de Camille Desmoulins, Buchner en a la verve et la puissance émotionnelle. Il admire les grandes figures comme Danton ou Robespierre, mais il les saisit de l’intérieur : l’ambivalence des héros en proie au doute, piégés dans leurs contradictions, broyés par les rouages du combat politique, ce sont aussi des hommes et parmi les plus misérables. Ils incarnent au plus haut la tragédie de la condition humaine. Ecoutons-le : « Je trouve dans la nature humaine une épouvantable égalité, dans les conditions des hommes une inéluctable violence, conférée à tous et à chacun. » L’individu n’est qu’écume sur la vague, la grandeur un pur hasard, la souveraineté du génie une pièce pour marionnettes, une lutte dérisoire contre une loi d’airain, la connaître est ce qu’il y a de plus haut, la maîtriser impossible. »
On comprend ce qui attire tant de metteurs en scène contemporains à porter Büchner sur la scène. Ses accents politiques sont des plus contemporains, son écriture en montage-cut des plus modernes, son culte de l’ambivalence des plus actuels. En somme, on a là un théâtre total, plein d’images fortes, d’émotions puissantes, de drames déchirants, où la parole s’impose dans toute sa force. Murmures, vociférations, chant, délire, apostrophes, incantation, tous les régimes de parole y trouvent leur place.
Qu’on opte pour une scénographie spectaculaire et un théâtre musical, comme celle qu’a choisie Cornelia Rainer pour Lenz , ou une scénographie simple, le texte de Büchner sera formidablement servi, mettant tour à tour l’accent sur la dimension symphonique ou sur la valeur dramatique de la parole. Chez F. Orsoni, on trouve une grande table au centre d’un dispositif bi-frontal. Elle servira à la fois de plateau et de loge. Les acteurs se déplaceront autour, dessus, dessous. Tantôt assis, engagés dans des débats ardents, tantôt emportés dans une gestuelle échevelée et une diction passionnés, les cinq comédiens assument tous les rôles, incarnant ainsi l’ambivalence des héros.
L’ensemble réalise un théâtre de haut vol, ambitieux et sans concession. Pas toujours parfaitement accessible pour tout public. Il vaut mieux être averti des données historiques et des choix esthétiques de Büchner pour y trouver son compte. Le mélange entre le texte de Büchner et des bribes de Michel Houellebecq, Angélica Liddell et Pierre Michon, quoique parfaitement recevable, en aura désorienté plus d’un. Les comédiens jouent à proximité immédiate du public. Cette proximité avec les engendre une fragilité de l’illusion théâtrale. Dans ces conditions, la moindre faille dans la diction des acteurs, le moindre achoppement dans l’élocution menace la représentation. Hélas cet accident ne manque pas de se produire, même chez les comédiens les plus doués.
Michèle Bigot