La Matière de l’absence : l’écriture comme célébration du surgissement

— Par Michèle Bigot —

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L’absence, c’est avant tout celle de Man Ninotte, la mère du narrateur, qui vient de la porter en terre. De ce deuil, partagé avec la fratrie, et au premier chef, avec sa sœur, la Baronne, il reste l’indicible douleur de la perte. Mais aussi la densité d’une présence de l’absente, qui apparaît à tous les coins de rue. Sa silhouette, ses gestes, ses expressions, une trace. La trace autour de laquelle on peut broder à l’infini. Broderie et tissu font texte. L’absence de la mère renvoie à « l’effacement primordial », celui des Amérindiens, celui des esclaves enchaînés à la cale du vaisseau négrier, arrachés à leur univers, plus dépouillés que les plus nus. Sur cette radicale absence, cette totale amputation, cette disparition, il s’agit de faire culture, « sol et racine ». Le manque fondateur, l’effacé structurant, voilà qui va faire nouveau monde.

Et la perte de l’être le plus cher réactualise ce manque radical. Par là, elle fait surgir la forme poétique. La mort scandaleuse est aussi un immense horizon. Bazil, la mort annoncée par la conque de lambi, arrête les enfants en plein vol. Autour du corps de la mère, les enfants forment grappe. « Nous avions abordé l’abîme en rang serré[…] ». La « grappe », le groupe primordial chez Sapiens, qui permet d’affronter dangers et mystères, confère une force nouvelle. La grappe transcende l’individu, c’est le noyau primordial ; autour du vide laissé par le corps de la mère, les enfants reconstruisent la grappe créole, nébuleuse dont la manman est le centre. C’est si vrai que le qualificatif « Sans manman » désigne en créole le fond de l’abomination.

Du deuil naît un chant, une forme mouvante, un long poème narratif. Divisé en trois chants, (IMPACT / ÉJECTATS / CRATÈRE), il épouse le mouvement d’un dialogue avec la baronne. Dialogue socratique, maïeutique, par laquelle frère et soeur informent le deuil. Ironie, toujours à l’affût, qui veille au grain de la conscience : la Baronne interrompt les divagations philosophico-anthropologiques de son frère d’un « Hop là, Négrillon ! ». C’est qu’elle n’a pas coutume de mâcher ses mots, la sœur ainée. Elle détient l’autorité. Elle est là pour relancer le jeu du dialogue. Elle ébranle les convictions, elle secoue les torpeurs de parole. Elle freine les élans quand il y a péril : « Alea jacta est, me grince la Baronne, là, tu avances l’orteil dans la fleuve Rubicon ». A l’instar des quimboiseurs, elle « ordonne le réel ». Elle ponctue et impulse un rythme, faisant alterner questions, exhortations, avertissements.

Le produit de cet échange, c’est une poétique, une anthropologie, une philosophie, tout autant qu’un récit autobiographique. La valeur poétique le dispute à la justesse conceptuelle. Inspiration et ressassement sublime du poète écrivant, découvrant des merveilles de mots et d’idées dans le fil de sa plume ! Voyez : « Considère cette poétique à laquelle je souscris : chaque forme non comme un commencement mais comme incommensement. Offrir la sensation que quelque chose commence, jamais que quelque chose s’achève, ni que quelque chose s’est installé. » L’écriture comme célébration du surgissement. Et en effet, il y a bien une forme inédite qui se met en place à la faveur de cette poétique. Qui se met en place sans jamais reposer. Qui redistribue toutes ses cartes à chaque nouvelle donne. Chaque chant est distribué en « légendaires ». Le « légendaire » c’est une forme autant qu’une idée : récit, histoire, mythe, poème, le « légendaire » c’est tout cela à la fois, coulé dans le même moule. Il brasse du matériau mémoriel, anthropologique, philosophique et poétique. Il mêle l’intime et le collectif. A travers les yeux du narrateur homme-enfant se découvre un univers : le monde créole dans toute sa fabuleuse richesse, sa fécondité inouïe, ses couleurs chatoyantes, son parler nourricier, ses rites et ses artistes : quimboiseurs, danse bèlè, contes à Ti-Jean L’horizon, carnaval des héros, Caroline, Mariane Lapofigue, fables terrifiantes de Bazil, musique des tambours-ka et conques de lambi. Tout cet univers chamarré chante et danse la vie. Tout cet art prend naissance dans la  « trace » dont sont porteurs les captifs issus des bateaux négriers. La culture émanant des plantations fut « une combinaison de traces », culture des ébranlements et des mélanges. « la Trace est bien plus proche de la question que d’une quelconque réponse. La Trace est créole. Le jazz est une Trace ». La Trace continue et prolonge la « pensée tremblante » de Glissant.

Plus que tout autre, le poète hérite de ce tremblement de l’être et du verbe qui fait surgir de nouvelles sonorités et de nouveaux sens. Le texte est ainsi parsemé d’expressions créoles qui sont autant d’images poétiques. Substantifs comme « majorine », « ouélélé de fête », termes de cuisine, poissons, plats typiques, fruits et légumes « oignons-pays », « blaffs ». Tout en échappant à la couleur locale et au pittoresque en vertu de sa postulation universelle et de sa puissance poétique. L’écriture est travaillée comme la pâte ; elle lève de façon surprenante.

D’autres expressions sont de pures trouvailles de langage : syntagmes nominaux :« l’adorable des femmes », substantivation de l’adjectif : « l’obscur des boyaux » adverbes tout droit sortis du français médiéval: « ces vouloirs sans pièce obligation », subtils archaïsmes « la provende du jour », «  mittan de la ville », pluriels précieux « temps de succulences », vocabulaire poétique : « luminescence », « flamboyance ». Ce style évoque Glissant mais aussi P. Claudel et A. Cohen. En ce sens La Matière de l’absence est au monde créole ce que le Livre de ma mère est à la communauté juive de Corfou, sans parler des échos proustiens (Les fleurs du dimanche, « la substance mirifique qui s’appelait O’Cedar »). Et Montaigne n’est pas bien loin. P. Chamoiseau est de ces poètes qui redonnent vie à une langue française fatiguée.

En bon « abstracteur de quintessence », tout lui est poésie : ainsi le cimetière, « sa charge de tristesses fraîches et de douleurs fanées » devient lui-même le lieu poétique par excellence. De la réalité la plus brute, rien ne résiste à la magie du verbe. Un souffle parcourt le texte, un rythme jazzique le porte. La composition d’ensemble relève d’une esthétique du puzzle et sa disposition dans la page de l’agencement poétique. Le récit se subdivise en paragraphes espacés par des strophes versifiées :

Les rêves qui bâtissent

Les patiences qui agissent

Quelques gaules en fleur à la saison-mangots

Le lecteur sort à grand peine de ce chant qu’il voudrait perpétuel, l’âme retrempée d’un courage neuf, l’esprit revigoré d’une nourriture substantielle. Avec au cœur un profond sentiment de sympathie pour cet auteur-frère. Une seule envie : relire et relire.

Michèle Bigot

Septembre 2016