« La Martinique pas bien gérée » : la réponse d’André Lucrèce à Bernard Hayot

Bernard Hayot a fustigé la gestion de la Martinique le 18 avril 2018, dans les locaux de l’ex Conseil Général à Fort-de-France. Des élus, des cadres territoriaux, des représentants de l’État, des cadres des institutions financières et des chefs d’entreprises étaient invités par Yan Monplaisir, le 1er vice-président de l’Assemblée de Martinique, à échanger autour du thème : quelle dynamique économique pour la valorisation du patrimoine ?

« Je trouve que la Martinique n’est pas suffisamment bien gérée. Je trouve que la Martinique n’a pas pris conscience que dans la compétition dans laquelle nous sommes, ce sont les meilleurs qui gagnent. Je ne vais pas vous dire à quelle place je mets la Martinique mais ce n’est pas dans les premiers. L’Outre-mer est beaucoup mieux géré, ailleurs », selon Bernard Hayot.

André Lucrèce lui répond par un

Éloge de la prudence liminaire

— par André Lucrèce —
Cet éloge de la prudence se veut liminaire, c’est-à-dire énoncé sur le seuil de la parole, seuil rendu plus ferme et plus solide par des propos rationnels, plus crédibles que ceux proférés sous l’effet de l’émotion. J’ai en effet entendu et lu, ces derniers jours, des sentences tendant à comparer des pays dits « d’outremer », situés sur des continents différents, avec des statuts différents, parfois même avec des histoires différentes, sentences qui aboutiraient à une sorte de classification condamnant la Martinique à un rang peu glorieux, parmi les derniers, à un niveau « assez bas », est-il même indiqué.

Je voudrais d’abord dire que les comparatifs appliqués à des sociétés constituent souvent des tentatives hasardeuses. Claude Lévi-Strauss, parmi les premiers, a montré que des sociétés « tenues pour arriérées » possèdent une dynamique et une viabilité insoupçonnées « tant qu’elles ne sont pas menacées du dehors ». Il invite donc lui aussi à la prudence, s’agissant de tels comparatifs. C’est pour cela d’ailleurs que, pour plus de justesse dans cet exercice périlleux, des savoirs assurés sont requis comme ressources d’intelligibilité.
Il y a quelques années, invité à donner à Cayenne une conférence sur la situation de la Guyane, j’avais souligné l’extrême complexité des problèmes de la société guyanaise, posant un diagnostic qui annonçait une situation de crise, laquelle s’est finalement cristallisée par l’action et les revendications des 500 frères et par un mouvement social dénonçant le sort et l’abandon dans lesquels l’Etat avait laissé la société guyanaise. Le résultat on le connaît : un plan d’urgence décidé par les pouvoirs publics en avril 2017, visant à faire face à l’état de délabrement de plusieurs secteurs de ce pays où la situation continue de se dégrader. J’apprends pourtant par une déclaration surprenante que, dans la classification susdite, la Guyane serait devant le Martinique en matière de gestion !
Afin de situer, de manière plus rationnelle, les performances de gestion de la Martinique, je voudrais aborder ici le cas de la Guadeloupe où la distinction opératoire peut révéler quelques distorsions dans la dite classification qui place la Guadeloupe en territoire « mieux géré » par rapport à la Martinique « mal gérée », laquelle serait au point d’être au plus bas de l’échelle. Propos qui se révèlent être de très difficile caution.
Pour aborder ici le cas de la Guadeloupe, deux règles sont nécessaires. D’abord, celle qui exige des données concrètes et si possible chiffrées, ensuite un comparatif argumenté qui n’a pas pour but d’évaluer une société, mais de signaler des avancées et des retards dans des domaines ciblés en matière de gestion. Nous n’avons en effet aucune leçon à donner aux dirigeants de la Guadeloupe qui sont maîtres de leur horloge, de la hiérarchie des urgences et de leur plan de développement. Et ils ont toutes les compétences pour le faire. Les éléments comparatifs mentionnés ne constituent en rien une façon d’inférioriser. La Guadeloupe ne nous est pas inférieure, tout comme la Martinique ne lui est pas non plus inférieure.
Il existe néanmoins un certain nombre de domaines, où je n’échangerais pour rien au monde les données de l’île sœur contre les nôtres, et j’entends ici les énoncer afin de montrer à quel point le jugement porté sur la gestion martiniquaise relève d’une opinion infondée et d’un raisonnement erroné.
– Pour commencer, la Martinique possède le PIB (Produit Intérieur Brut) par habitant le plus élevé dans la Caraïbe, la Guadeloupe est en 4ème position. (Sources : INSEE, CEROM, UN, Banque Mondiale – Calculs IEDOM)
– En ce qui concerne l’outremer français, concernant toujours le PIB par habitant, la Martinique devance, dans l’ordre, la Réunion, la Guadeloupe, la Polynésie française, la Guyane et Saint-Martin. (Sources : INSEE, ISEE, ISPF, CEROM, calculs IEDOM.)
– En termes de développement humain, la Martinique figure également en tête des îles de la Caraïbe. Au classement mondial elle est 39ème sur 190 pays, avec un indicateur de développement humain (IDH) de 0,814. (Sources : CEROM, INSEE, AFD, IEDOM, PNUD)

– La Martinique est le seul département d’outre-mer dont le taux de chômage est inférieur à 20%. Pour être encore plus précis, il y a 6 points de taux de chômage qui séparent les deux territoires : 24% en Guadeloupe contre 18% en Martinique (chiffres de 2016).

– Taux de chômage toujours. Selon l’INSEE, la Guadeloupe « est la région des Antilles-Guyane où ce taux demeure le plus élevé ». En Guadeloupe, le chômage touche les jeunes actifs au taux de 47 %.

– La situation d’une partie de la jeunesse en Guadeloupe est préoccupante. Voici ce que disait le journal Le Monde dès 2011 à propos de la Guadeloupe : « le poids des violences dans l’île est bien documenté – le taux de criminalité est le plus élevé de France. » Et le journaliste ajoute : « Les faits sont consignés dans un rapport confidentiel sur les dispositifs de lutte contre la délinquance en outre-mer, commandé par les ministères de l’intérieur et de l’outre-mer à trois inspections générales (administration, police et gendarmerie), et remis en juillet. Ce texte, que Le Monde a pu consulter, décrit l' »imprégnation de la société guadeloupéenne par la violence » et le « développement de bandes violentes ». » (Sources Le Monde du 21.12.2011, article de Laurent Borredon – Envoyé spécial à Pointe-à-Pitre.)
– Nous avons en commun avec la Guadeloupe des problèmes démographiques, celui en particulier d’une population vieillissante à laquelle nous devons le plus grand respect et la garantie d’une fin de vie dans la dignité. S’agissant des infrastructures, sur le plan médico-social, s’agissant aussi bien des personnes âgées que des personnes handicapées, le nombre de places disponibles en Martinique est quasiment le double de celui de la Guadeloupe.
Je voudrais aborder maintenant les questions liées aux infrastructures aujourd’hui indispensables. Je pense en particulier à l’environnement et au traitement des déchets. La Martinique a été, dans ce domaine, très en avance, organisant et exerçant cette compétence autour de trois plans : le Plan Départemental d’Elimination des Déchets Ménagers et Assimilés (PDEDMA) datant de 1997 et géré depuis 2005 par le Conseil Général, le PREDIS ou Plan Régional d’Elimination des Déchets Industriels Spéciaux lancé en 1998 avec une compétence de la Région, le PREDASRI (Plan Régional d’Elimination des Déchets d’Activités de Soins à Risques Infectieux) qui est une émanation du PREDIS. Ce dernier prend en charge les déchets d’activités de soins non infectieux.

De même s’agissant des infrastructures liées à l’eau, la situation de la Martinique n’a rien à voir avec la situation de la Guadeloupe où le rendement des réseaux est faible. La situation est difficile au point que les élus de la Guadeloupe ont dû faire appel à une aide exceptionnelle du gouvernement français afin de régler le problème des coupures récurrentes qui peuvent durer pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, comme celles qui ont affecté la ville de Capesterre-Belle-Eau et plusieurs communes du sud de la Guadeloupe.

Je pourrais aborder encore bien d’autres domaines, mais je voudrais faire le point sur un sujet sur lequel une mise au point me semble nécessaire : celui du patrimoine. Je voudrais d’abord dire que la richesse et la gestion du patrimoine d’un pays n’a rien à voir avec la climatologie des affaires. Je voudrais ensuite dire que le patrimoine ne se réduit pas aux musées. Le patrimoine d’un pays est matériel et immatériel, sa gestion est complexe et suppose des choix qui relèvent d’une réflexion approfondie.

La CTM a initié en mars 2017, sous l’autorité de Madame Beuze, Directrice générale des musées, un séminaire intitulé « Musée et tourisme pour le développement durable » dont j’ai eu l’honneur d’être à la fois le modérateur et le rapporteur. Les chiffres communiqués, lors de cette réunion, ont montré que la Martinique attire plus de visiteurs dans ses musées que la Guadeloupe : 47% des touristes ont visité nos musées en 2016, contre 30% en Guadeloupe.

Le choix fait par la Martinique est plus proche du développement durable en ce qu’il valorise des musées sur l’ensemble du territoire. Ce choix va totalement à l’encontre du modèle du Mémorial Act, choix fait par la Guadeloupe, qui aujourd’hui nécessite en frais de fonctionnement entre 3,5 et 4 millions d’euros, situation rendant difficile l’investissement muséal. De nombreux pays de la Caraïbe, présents à ce séminaire, ont fait part à cette occasion de leur expérience et ont indiqué aller dans le sens du modèle martiniquais. La Martinique possède d’ailleurs aujourd’hui le plus grand réseau de musées et de sites patrimoniaux des petites Antilles. Voilà la vérité des faits. Faits auxquels s’ajoute tout un ensemble de projets muséographiques qui viendront s’ajouter au dernier né, le merveilleux musée du Père Pinchon dont l’installation des richesses est actuellement en cours.

Les faits sont têtus, ils me dispensent de tout autre commentaire. Et aux quelques personnes qui m’en pourront savoir gré d’avoir rappelé ces faits, je leur dirai que je ne fais que remplir mon office au service de la vérité.

André LUCRECE