— Par Jean-Marie Nol, économiste —
A l’heure où la pandémie du Covid 19 ne cesse de nous mettre à l’épreuve, on oublie parfois la crise intellectuelle qu’une Martinique, voire dans une moindre mesure, une Guadeloupe mal à l’aise est en train de subir. L’intérêt des intellectuels pour le fonctionnement de l’économie et pour la prospective ( AU SENS DE PENSER LA MUTATION DU FUTUR ) , s’est dissout en France et s’est révélé mort né aux Antilles . On n’entend pas les économistes de l’université des Antilles. Pourquoi sont-t-ils muets sur les grands sujets économiques inhérents à la Martinique et à la Guadeloupe ?
Qui diffuse ou est responsable de ce sentiment d’inconscience et ce manque de lucidité diffus au sein de la population plus apte à jouir du présent que préparer l’avenir ?
Pourquoi les Martiniquais et Guadeloupéens n’ont pas confiance dans l’économie de marché ? Pourquoi se méfient-ils autant des politiciens, que des entrepreneurs, ou des intellectuels ? Et surtout quelles sont les conséquences pour notre capacité à faire société et à dégeler notre économie en crise ?
Une première explication peut être avancée pour comprendre le phénomène de défiance qui sape les fondements de la société Antillaise , c’est le fait que nous vivons au sein d’une société stratifiée par l’histoire où chacun soupçonne les entreprises de tirer avantage du système, de chercher à faire un maximum de profit sur le dos du peuple quitte à provoquer des désordres sociaux et des catastrophes sanitaires . Tout cela apparaît comme fautif. Quand les règles passent pour universellement tournées, ceux qui les respectent se sentent floués. Notre société est malade de son anti-économisme, et de plus en plus cloisonnée en communautés d’intérêts divergentes.
La cause de ces maux serait institutionnelle : il faudrait la rechercher dans « le mélange de corporatisme et d’étatisme du modèle social français » institué dans l’après-guerre au moment de la décolonisation , qui, du fait de sa nature hybride, donnerait lieu à un fort sentiment d’injustice, à un « dialogue social » réduit à la portion congrue et à une demande d’intervention constante de l’État. La conséquence première est l’absence de grands managers, d’entrepreneurs visionnaires et de véritable capitaines d’industries ayant le sens du pays Martinique et Guadeloupe.
Comment surmonter cette crainte de regarder les difficultés à venir en face avant que les périls, la peur, la frilosité , la violence , et le repli ne s’installent dans nos pays ou tout le monde risque d’y perdre à ce jeu mortifère de la politique de l’autruche ?
Pour nous , c’est incontestablement « l’intelligentsia ou l’élite » qui porte la plus grande part de responsabilité dans ce déni de réalité et qui a renoncé à comprendre le fonctionnement de l’économie et les nouveaux enjeux de la société et préférer se focaliser sur le culturel et l’histoire , alors même que toutes ces interrogations flétrissent à travers l’actualité des médias , mais de manière forcément stérile , car non suffisamment analysé en amont en lien avec l’économique. En Martinique comme en Guadeloupe, le regard sur l’économie doit changer, même si le message n’est pas simple à dire et à faire passer auprès du plus grand nombre de citoyens.
La possibilité d’une solidarité passe par la réduction des inégalités, donc par une disruption de l’économie martiniquaise et guadeloupéenne . Il faut voir dans cette crise du Covid 19, une rupture avec un modèle sociétal que certains économistes pensent à tort ou à raison archaïque et entrevoir l’inauguration d’une nouvelle ère fondée non seulement sur la solidarité nationale mais également et surtout sur la responsabilité de gestion que l’on soit ménage , collectivité locale ou entreprise .
L’histoire de la grenouille dans la casserole d’eau, vous connaissez ? Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle s’en aperçoit et saute. Si on la met dans l’eau froide et qu’on augmente petit à petit la température (comme en réduisant la couverture maladie solidaire tous les ans ou encore les transferts financiers de l’Etat, voire aussi rogner sur les avantages acquis ), on espère qu’elle ne s’aperçevra de rien ! C’est le cas de figure des professionnels actuels qui font la politique de l’autruche et ne veulent pas se rendre à l’évidence : Et si la crise du Covid 19 n’était pas un accident ponctuel, mais le symptôme de quelque chose de plus profond ? Un signe de la transformation du monde ? Globalisation, crise financière des Etats , numérique, environnement : un monde nouveau émerge. La crise actuelle n’est pas conjoncturelle mais structurelle !
Alors que cette crise économique et sociale oblige le monde entier à réfléchir sur le marché, l’innovation, la stratégie des entreprises, la finance , la banque ou encore le management, nous n’en percevons ici que de très lointains échos.
Ceux qui en Martinique et Guadeloupe réfléchissent à l’économie et influencent les décideurs et les politiques publiques sont peu lus et écoutés . Signe que notre culture créole a du mal à s’insérer dans le débat global de tout ce qui concerne l’économie et le marché, sans même parler du libéralisme. Ne pas lire les dernières informations économiques , ne pas voir le spectre de la crise , ne pas entendre parler de paupérisation de la classe moyenne de la Martinique et de la Guadeloupe , ne pas parler des choses qui fâchent bref, faire l’autruche est devenu le crédo de nombre de martiniquais et guadeloupéens.
Ainsi l’on note au sein des partis politiques et des organisations syndicales une aversion jamais démentie au marché et à la concurrence.
Les martiniquais et guadeloupéens n’aiment pas l’entreprise de type capitaliste. Cette affirmation paraît d’une telle évidence au vu des réactions hostiles des syndicats et partis politiques de gauche, qu’elle n’est même plus discutée. La relation des Antillais à l’entreprise est souvent considérée par les observateurs avertis, comme une relation de méfiance, parfois entachée d’hostilités, particulièrement à l’égard des dirigeants et des actionnaires très souvent d’origine européenne ou békés . Le poids de l’histoire de l’esclavage , de nos origines africaines , l’attrait pour la lutte anti coloniale , l’héritage des Lumières, la haine injustifiée du capitalisme et du libéralisme, au sujet duquel l’ignorance de nos concitoyens est grande, les postures des intellectuels, la confusion semée dans les esprits par le rôle des médias et des hommes politiques, jamais à une contradiction près dans leurs discours comme dans leurs actes, les contorsions issues d’un patriotisme » nègre « exacerbé et souvent exalté , comme les petits arrangements entre amis des gros importateurs békés Martiniquais (la bourgeoisie compradore) , tout mène à ce que le rejet de l’économie de marché soit aussi prononcé.
Et que penser des rémunérations des grands patrons d’origine hexagonale et békés Martiniquais , de leurs échanges de bons procédés pour accumuler un patrimoine hors zone Martinique et Guadeloupe, de privilégier un recrutement exogène et de leur décalage croissant avec leurs salariés, même cadres locaux ? Comment ne pas conforter l’idée que les petits artisans sont toujours préférables aux grands capitalistes , que la réussite est coupable et autres excès en tous genres qui caractérisent si bien notre pays et nos mentalités ?
La détestation de l’économie de marché et du capitalisme, très spécifique aujourd’hui à la Martinique et Guadeloupe , nous fait sombrer dans un nouvel étatisme, surtout depuis l’avènement de la crise du coronavirus.
Les martiniquais et guadeloupéens considèrent parfois la concurrence et le libre échange comme une menace responsable de la vie chère et du chômage. Ce sentiment est renforcé par un discours politique lui faisant porter le poids du déclin de la production locale du pays. En réalité, ce n’est pas la concurrence et la mondialisation en soi qui est la source des problèmes d’insuffisance de la production locale en Martinique et en Guadeloupe , mais les dysfonctionnements propres à ces pays qui les empêchent de profiter des effets vertueux de la départementalisation .De plus, au-delà des destructions d’emplois, c’est la capacité (ou l’incapacité) à en créer de nouveaux qui devrait focaliser l’attention et les énergies. Dès lors, c’est probablement davantage la défiance profonde des Antillais vis-à-vis du système capitaliste qui explique le rejet actuel de la libre circulation des hommes et des marchandises .
Sans sous-estimer ces éléments de contexte, il existe des raisons économiques objectives à ce rejet. Conformément à la théorie, l’ouverture internationale a entraîné une baisse des prix des biens échangés dans la plupart des pays développés depuis le début des années 2000. Or, en Martinique et en Guadeloupe , même si le prix de plusieurs biens a diminué (télévisions, informatique, électrotechnique…), globalement le prix des biens d’équipement, des voitures ou des biens de grande consommation ou encore des produits locaux ont continué à croître. Dès lors, malgré une hausse du pouvoir d’achat des martiniquais et guadeloupéens avec le statut de départementalisation , cette hausse a été moins marquée qu’en France hexagonale .Mais, chez-nous , dans beaucoup de domaines, discuter des faits économiques et des réalités du marché dans le contexte de mondialisation semblent plus difficile que de se battre sur des rêves ou sur des mots comme « pwofitasyon » (autre grande spécialité martiniquaise et guadeloupéenne). C’est l’immobilisme ou la révolution. L’ordre du monde immuable (car inchangé) ou les désirs immuables (car inchangés).
Faisons de nouveau, comme les poètes , rimer trêve sociale et rêve. Pour changer la Martinique et la Guadeloupe et aller progressivement vers un nouveau modèle économique et social , changeons d’abord nos désirs pour vivre nos rêves. Pour changer réellement, il vaut mieux changer ses désirs que désirer le changement… sans rien changer.
En dicton créole : lé mizé bawé bourik , i ka kouwi pli vit ki chouval .
Jean-Marie Nol économiste