— Le n° 335 de « Révolution Socialiste », journal du G.R.S. —
Le 14 février 1974, deux ouvriers agricoles de la banane en grève sont abattus, Rénor Ilmany, 55 ans, et Georges Marie-Louise, 19 ans, dont le cadavre est découvert deux jours après. On compte bien sûr de nombreux blessés. Ce dénouement s’établit dans la mémoire collective comme une vive et nouvelle douleur de nos luttes sociales.
Cette remémoration s’insère dans la litanie du martyrologue des massacres de février 1900 au François, de la fusillade de Bassignac en février 1923, des hécatombes à Ducos, au Diamant, à l’Ajoupa-Bouillon en 1925, du carnage du Carbet en mars 1948, des tirs de mousqueton de mars 1953 à la Chassaing (Ducos), des tueries de décembre 1959 à Fort-de-France, de la boucherie de Mars 1961 au Lamentin, de l’assassinat de Gérard Nouvet en 1971. Mesurons sur cet espace de 70 ans (le temps de la vie d’un être humain), le coût terrifiant imposé aux résistances populaires martiniquaises !
La grève allant du 17 janvier au protocole d’accord du 19 février, connaît des temps forts : Vivé du Lorrain, puis extension rapide de Grand-Rivière jusqu’à Rivière-Pilote, et surtout Chalvet, le 14 février.
D’où vient la force de ce mouvement des campagnes ?
En premier lieu, ce soulèvement social agricole se superpose aux autres luttes revendicatives généralisées depuis 1971 dans le pays. Des secteurs nouveaux depuis trois ans, comme les salarié·e·s des banques ou de la sécurité sociale, vécus jusque-là comme des privilégiés, rallient les luttes des milieux ouvriers.
En second lieu, en fin d’année 1973, les personnels du quotidien France-Antilles mènent une lutte résolue. Ce monopole du groupe Hersant emploie toutes les armes patronales (lock-out, licenciements, embauche de jaunes, interventions agressives d’hommes de main, etc).
En troisième lieu, le mouvement ouvrier traditionnel avec ses dockers, ses ouvriers du bâtiment, ses électricien·ne·s de SPDEM (futur EDF), ses employé·e·s du commerce (en grande majorité des femmes), ses personnels de santé et des hôpitaux, ses ouvriers de la métallurgie et ceux des dernières usines sucrières, ne cesse de se mobiliser. Il appelle plusieurs fois, en intersyndicale à la grève générale.
Ensuite, et en dernier lieu, à ses côtés, un puissant mouvement lycéen tient la rue, soutenu par une partie du syndicalisme enseignant. Il faut souligner aussi la part de syndicalistes de nombreux autres organismes du secteur public.
Par ces temps de dur chômage aggravé par le premier choc pétrolier, on relève une inflation statufiée dans les deux chiffres, un SMIG et des allocations familiales beaucoup plus faibles qu’en France, un SMAG réducteur des revenus des salariés agricoles, une émigration organisée.
Enfin, l’application de l’ordonnance du 15 octobre 1960 et leurs enquêtes aux diplômés revenant d’études, est un élément de mécontentement, comme la tentative de déplacer l’écrivain et militant du GRS, Vincent Placoly.
Le mouvement ouvrier agricole n’est absolument pas séparé de toute cette atmosphère. En outre, il vient de subir en moins de vingt ans, une brutale mutation. Désormais, les ouvriers de la canne ne forment plus la cohorte des salariés agricoles. Leurs effectifs ont considérablement baissé par suite de la terrible crise mondiale du sucre et des fermetures de 13 des 17 usines centrales sucrières, et de dizaines de distilleries rhumières. L’autre nouveauté de cette lutte agricole, vient de ce que les ouvriers et ouvrières sont d’abord dans cette nouvelle période, ceux de la banane.
La fermentation sociale dans le pays, sert de facilitateur à une préparation de la riposte depuis des mois, quand de plus, on trouve sur ce nouveau secteur agricole, des militants d’obédience maoïste et nos camarades du GRS : deux tendances en discorde sur les visées stratégiques. Cette émergence marque la percée dans le terrain syndical, de concurrents à la CGTM dirigée par le parti communiste.
Outre les questions touchant aux salaires et rémunérations (passer de 20 francs à 32 francs 46, redéfinir les tâches, payer sans retard les congés payés), les travailleur/euses posent la question du refus des licenciements, des conditions de travail, des droits syndicaux à reconnaître. Vient surtout en bonne place la mise en cause des pesticides (mocap, némacur, képone produit contenant du chlordécone).
Les fortes mobilisations à Fort-de-France depuis 3 mois, et surtout la grève générale du 12 février, lancée par l’intersyndicale, servent entre autres à donner un fort écho à la lutte agricole. Une multitude de travailleurs des champs vient, avec à leur tête leurs leaders dont Madame Cabrimol, dite « man Toy ». La campagne se connecte au puissant défilé de la capitale. On n’avait pas vu depuis longtemps de tels rassemblements, et l’on constate comme une véritable convergence de luttes.
Deux jours après, le 14 février, poursuivant leur traque harcelante contre les protestataires, les garde-mobiles s’en prennent avec en outre l’utilisation d’un hélicoptère, à une colonne de grévistes traversant à découvert un champ d’ananas.
C’était notre sanglant Saint-Valentin, moment inaugurant l’ouverture d’une autre page de notre histoire ouvrière !
Ultime démantelement de la sacherie Capron
Le tribunal de commerce mixte de Fort-de-France s’est encore distingué en officialisant un évènement économique pour le moins insolite. En effet, une très discrète déclaration de cessation de paiement depuis février 2023, conduira à la résolution du plan de continuation de 2017, puis à la liquidation de la SARL Sacherie Capron, au 26 janvier 2024.
C’est ledit tribunal assisté de ses mandataires et administrateurs, qui adopta le plan présenté par la même gérante, dont les brumeux projets se concrétisèrent par l’actuelle nullité de la valeur des parts sociales. Ainsi, la société de production fondée en 1944 par Max Capron, transformée en Sarl en 1994 avec une vingtaine de salariés, est effacée du paysage économique martiniquais, après une percée fulgurante dans le secteur de l’emballage et de la vaisselle jetable.
Les analyses de cette infortune vont de la mésentente familiale, à la dure concurrence internationale, en passant par les sévères contraintes réglementaires liées à la transition énergétique. Un contexte qui n’empêche pas l’essor des concurrents locaux. Des voix discordantes — associés jaloux, salariés évincés, syndicalistes exigeants etc. — mettent en cause une cupidité mâtinée d’impéritie lourde. Certains vont même jusqu’à dénoncer la cession perdante d’un immeuble social à une cadre proche de la gérante, des évasions de fonds jamais élucidées, des investissements aussi irrationnels que ruineux, une augmentation sélective de la masse salariale en dépit des réductions d’effectif, et des acrobaties comptables les plus rocambolesques.
Mais heureusement, l’heure est aux perspectives d’avenir, puisque le tribunal a donné le feu vert à un repreneur, président de la société Éco Plast, une SAS de circonstances créée en novembre 2023. Le postulant qui a l’avantage d’avoir été le comptable de la défunte Sarl, bénéficie du soutien de l’ex-gérante, Josiane Capron. Prix 2015 de capitaine d’industrie décerné par l’AMPI (Association Martiniquaise de Promotion de l’Industrie), ex présidente de la même AMPI, cadre de la FEDOM (Fédération des Entreprises d’Outre-mer), présidente de l’Eurodom Martinique, chevalier de la Légion d’honneur. Excusez du peu… Autant d’attestations d’un génie managérial hors du commun, confirmé par des résultats sans équivoque. La gérante sortante proclame une grande confiance en son ex salarié, bénéficiant aussi de l’appui déterminant de Maître Alain Miroite, administrateur judiciaire et Commissaire à l’exécution du plan de 2017.
Autant donc de décideurs avisés, ayant fait démonstration de leur sagacité en matière de redressement. Le juge commissaire et le représentant de l’État, également présents, auraient été bien discourtois de troubler cette touchante unanimité, aussi stupéfiante soit-elle.
Notons qu’en dépit du licenciement prévu par Éco-Plast, de la moitié du personnel restant, son représentant est le premier à approuver la proposition retenue, qui sauve sept emplois ; une initiative syndicale n’étant plus à l’ordre du jour après le rejet de 2017 par le TC.
Observons enfin que les honorables magistrats et leur funeste escorte spécialisée, attendent bien davantage d’un montage énigmatique, qu’ils ne le firent d’un plan de continuation dithyrambique, barré par une capitaine succombant sous les lauriers.