— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
La Martinique et plus encore la Guadeloupe seraient, dit-on, irréformables, arc-boutées toujours entre des conservatismes de tous poils, au point de ne pouvoir avancer que sous forme d’explosions de colère comme en 2009, qui elles-mêmes n’aboutissent, chaque fois, qu’à des compromis douteux, conclus dans la précipitation et la confusion… Voilà bien une idée reçue souvent portée sur les Antilles, y compris par nombre de nos compatriotes de l’hexagone.
Pour autant, la triple crise de la situation financière des collectivités locales, de l’implication citoyenne, de l’efficacité en économie, est une réalité dans nos pays au même titre que l’institutionnalisation de la grève dure et des blocages à l’économie. Il y a quelque chose de malsain dans le climat social actuel et de pathétique dans les attentes citoyennes de toujours plus d’assistanat ou de maintien des privilèges corporatistes. Les privilèges corporatistes sont un obstacle au bon fonctionnement de la société. Ils interdisent la mobilité sociale. Ils cantonnent chacun dans la case de sa naissance. Ils n’incitent ni à l’effort, ni à la créativité, qui n’ont de sens que par l’espoir de progrès. Incapables de penser le changement autre qu’institutionnel, l’élite et l’opinion majoritaire en Martinique et Guadeloupe ne s’accorderaient-elles que pour changer le pansement ?
C’est dans ce sens que la CTM apparaît comme un simple arrangement politique et institutionnel. …à la marge ! Mais de quel débat parle-t-on véritablement, à l’heure où les difficultés financières surgissent de toute part ?Contrairement à la Martinique handicapée présentement avec une CTM « trop lourde, trop lente, trop chère », les réformes institutionnelles ou statutaires en Guadeloupe ne passent pas faute d’un consensus et d’un défaut majeur d’explications crédibles, ajouté à cela une défiance vis à vis des politiques dont ont ne peut dire qu’ils sont des exemples au regard des l’intérêt général, leur crédit s’est émoussé, leur grand souci n’est plus l’intérêt général mais celui d’un parti ou d’un clan ou d’une minorité susceptible de les maintenir au pouvoir.Contre ce qui est pour, pour ce qui est contre, à ce régime nous ne construirons rien. Faut-il y voir une limite aux institutions que d’aucuns voudraient » relooker » vers plus de compétences locales mais sans détenir le contrôle du nerf de la guerre ?
Certains au demeurant peu nombreux continue à vouloir réformer l’irréformable. .. C’est leur choix de rester prisonnier des idéologies négatives!
En ce qui me concerne, j’ai perdu mes illusions sur la capacité à réformer la Martinique et la Guadeloupe vers plus de responsabilité et de compétences nouvelles financièrement assumées,et de fait, je pense maintenant qu’il nous faut, non pas un quelconque changement d’avenir, mais un acte refondateur… La destruction créatrice !
Disons le tout net, le changement statutaire ou plutôt institutionnel de la Martinique n’est pas un acte fondateur, loin s’en faut,alors pourquoi ne pas ouvrir dans ce débat bloqué une troisième voie : celle de la théorie de la destruction créatrice de l’économiste Joseph Schumpeter ?
Schumpeter est cet économiste d’origine autrichienne qui montre que la croissance est le produit de cinq types d’innovations : sur les produits et les procédés (recherche et développement) ; les modes de production (modernisation de l’appareil productif ) ; les débouchés (compétitivité) et enfin les matières premières ( énergies alternatives). Tout les économistes connaissent cette feuille de route. Elle est simple et devrait être en tête des agendas de tous ceux qui appellent la croissance de leurs prières sans vouloir en payer le prix, pourtant minime.
La destruction créatrice met-elle en danger le statut protecteur de l’Etat providence ? Doit-on craindre ou espérer une disparition progressive de la société de consommation au profit d’un développement productif ? La réponse classique à ces questions bascule de plus en plus fréquemment en faveur d’une vision alarmiste liée aux mouvements financiers de désengagement de l’Etat et donc de réduction de la dépense publique.
Il semble a priori absurde, voire contradictoire, de vouloir déconstruire un système juridique d’une institution qui appartient dans l’imaginaire populaire à l’idée de progrès économique et social depuis 1946. Mais avant d’aborder le pourquoi de la « déconstruction » possible du modèle départemental,et ce du seul fait de la crise et non des hommes politiques et encore moins du peuple, il convient de rappeler que la déconstruction est une méthode d’analyse des textes littéraires et philosophiques mis en place par le philosophe Jacques Derrida.
C’est donc à une lecture critique des évènements futurs qu’il va falloir s’attaquer et ce à partir d’ un double prisme à savoir » la déconstruction » et « la destructioncréatrice ».
L’écriture de J.Derrida est redevable des recherches sur le langage de S.Freud. Celui-ci faisait parler ses patients afin de trouver les indices qui révèlent les origines de leurs troubles profondément enterrés dans leur inconscient. Dans la déconstruction il a appliqué cette méthode d’analyse et d’interprétation du discours aux textes philosophiques pour faire ressortir les idées réprimées, les sujets évités, qui auraient pu contredire la cohérence du discours de l’auteur.. Il s’agit donc d’une technique qui vise à recomposer des œuvres littéraires mais délivrées de l’emprise de l’auteur, selon une autre règle du jeu que celle qui les a initialement produite.En fait si l’on suit la pensée de Jacques Derrida, l’on est en droit de se demander si la philosophie qui a présidé à la loi de départementalisation en 1946 peut être revisitée sous le seul levier de la crise économique actuelle et ce indépendamment du jeu de l’auteur principal ( l’État ).
Néanmoins, sans préjuger de l’avenir, si ce terme de déconstruction n’appartient pas à l’économie mais à la philosophie, il peut guider notre compréhension de l’analyse d’un nouveau modèle économique et social pour la Martinique et la Guadeloupe à partir de la théorie de la destruction créatrice associée à l’économiste Joseph Schumpeter.
En économie, la destruction créatrice désigne le processus de disparition de secteurs d’activité conjointement à la création de nouvelles activités économiques.
En somme un nouveau modèle économique en chasse un ancien dont la dynamique se révèle à bout de souffle car n’étant plus en phase avec la mutation de la société et le développement d’une production endogène ou solidaire ou encore auto centrée.
Dans la vision de Schumpeter, l’innovation portée par les entrepreneurs était la force motrice de la croissance économique sur le long terme, même si cela impliquait une destruction de valeur (ou « ouragan perpétuel » selon Schumpeter) pour les entreprises établies qui jouissaient d’une position dominante, voire d’un monopole comme c’est le cas pour le système de l’import – export, du BTP, et de la grande distribution qui a façonné le système économique aux Antilles depuis la départementalisation.
La destruction créatrice est un concept très puissant car il permet d’expliquer les dynamiques du changement en période de crise et la transition d’un système compétitif basé sur la consommation à un système de production endogène et inversement. Il est à l’origine de la théorie de la croissance endogène et de l’évolution économique.
En fait, le changement de modèle économique lorsqu’il est couronné de succès conduit à un » ouragan »temporaire sur un marché, en diminuant les profits et la puissance des entreprises établies, et à terme elle peut les faire disparaître exactement comme cela s’est passé pour l’économie de plantation et l’industrie sucrière à la fin du régime colonial et au début de la départementalisation.
Aussi au cœur d’une telle analyse de destruction créatrice retrouve-t-on la notion du jeu à somme nulle où l’un gagne ce que l’autre perd ;
En ce sens,malheureusement pour certains la destruction créatrice peut être très douloureuse sur le plan social pour la Martinique et la Guadeloupe. C’est le prix qu’il faudra peut – être payer pour une recomposition économique et politique.
Pourquoi nila Guadeloupe et encore moins la Martiniquene sont -t-elles pas schumpétériennes ? C’est au fond la seule question à se poser.
Si elles ne le sont pas, c’est qu’une conséquence logique des principes d’innovation leur font peur : la destruction créatrice. Pour faire du neuf, il faut accepter de se priver d’une partie de l’ancien. En France, on veut lacréation de croissance sans aucune destruction d’emplois. Par goût de sécurité. Par démagogie. Par soumission à des syndicats archaïques.« Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise »
Pour se sortir de la crise,les collectivités de Martinique et Guadeloupe n’ont d’autres alternatives que dese concentrer sur l’accompagnement de la destruction indispensable et nécessaire d’emplois publics et privés. Du courage politique, du courage et de l’audace individuelle, de la formation – encore et toujours -, le refus de l’assistanat à tous crins : voilà la vérité qui nous permettrait de relever la tête.
On entend de plus en plus de personnes se plaindre de la faible cohésion sociale qui existe actuellement , phénomène qui serait selon eux aussi responsable en partie de la flambée de violence des jeunes dans nos pays. On reçoit moins ses amis et on s’investit de moins en moins dans les activités associatives. D’après les conclusions d’une enquête publiée sur internet , sept personnes interrogées sur dix considèrent que la cohésion sociale n’est « pas très forte » voire « pas du tout forte ». L’image d’une société fragmentée, individualiste et où les rapports sociaux se délitent domine les représentations, d’un bout à l’autre du corps social. La crise économique a tendance à amplifier ce sentiment.
Parmi les 92 % de ceux qui « se sentent intégrés », un quart déclarent l’être parce qu’ils « ont un réseau relationnel ». Cela concerne particulièrement les amis, les voisins, une communauté… après la famille.
Même si ce lien social se trouve affecté depuis 2009 : la proportion d’individus (74%) recevant régulièrement des amis a ainsi baissé de 15 points depuis 2009.
La participation associative, autre marqueur de l’investissement social, diminue elle aussi (43 %, moins 20 points ).
Il apparaît aujourd’hui une chose évidente, la violence qui sévit dans nos territoires est due à ce qui semble être de mauvais choix politiques ou économiques.Le corps collectif ne peut plus agir sur l’individu même par la coercition
Il faut regarder la vérité en face : La famille ainsi que le lien social sont en pleine déliquescence. À vrai dire, le problème ne s’arrête pas là et concerne toute la classe politique et économique, de tous bords.
Finalement, quel est le réel problème ? Il apparaît comme évident que le problème, c’est nous, la génération des années 80, de ceux qui aujourd’hui ont autour de la soixantaine et plus… Non, il n’y a pas de faute de frappe dans ce que j’écris. Nous sommes la source de tous nos maux. Cette génération, notre génération a failli non sur le plan de la réussite individuelle mais sur celui de la réussite collective. La population guadeloupéenne et martiniquaise est plus prospère qu’il y a soixante ans, mais elle n’est plus prête à faire les efforts que ce soit dans le domaine du travail ou dans la sphère familiale ou amicale. Et la raison est évidente : la société Antillaise est devenue individualiste, cet égoïsme poussé qui émousse les esprits en Martinique et bloque la Guadeloupe toute entière, et dont chacun d’entre nous est responsable. Aussi, Il semble bon d’en revenir à une réflexion saine et sans complaisance sur le déclin moral et bientôt matériel de nos sociétés respectives, car ici, c’est bien d’urgence dont il est question. À bien y réfléchir, et dans une certaine mesure, nous passons notre existence à nous ignorer voire à nuire aux autres, ce qui est assez dommageable. Citons en exemple celui du débat politique, ayant fait couler couler beaucoup d’encre ces derniers temps, celui de la violence intra-jeunes ou l’exemple du délitement de nombreux couples tant en Martinique qu’en Guadeloupe. Et il est vrai que si un point est à accorder au collectif, c’est celui-ci. L’enfant, par exemple, a besoin de ses parents pour évoluer, donc d’un corps collectif. De même au travail, l’entrepreneur ou le salarié a besoin de partenaires et non d’adversaires pour pouvoir produire, et adapter ses méthodes. Mais ce n’est qu’un constat que chacun peut faire. Personne n’a attendu le déclin du collectif pour le comprendre, et heureusement. Selon les préceptes actuels en matière d’éducation, il n’est donc plus possible, si nécessaire, de contraindre l’individu notamment jeune pour le moraliser. Autant de dérives sociétales qui en appellent à une intervention du corps social, ici l’État et dans une moindre mesure le politique local. Le but recherché devrait être toujours le même, il faut moraliser la société, que ce soit dans l’économie,(le travail, les relations sociales ) ou dans les mœurs (la cellule familiale ou amicale ). Comment donc traiter et restructurer la question du collectif en Martinique et Guadeloupe ? En somme,depuis la fin de l’ère esclavagiste en Guadeloupe, l’individu est libre, et donc libre de s’associer avec d’autres. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Rien. On peut même affirmer que c’est l’État, qui selon des critères toujours subjectifs,peutchercher à faire obstacle à certaines associations. Leur libre création est essentielle dans notre société, et va devenir un axe majeur face à la robotisation dans les entreprises comme les banques, et à l’économie collaborative. Il serait irréaliste d’imaginer que des individus puissent être isolés, car spontanément, ils recherchent à s’associer à d’autres afin de réaliser leurs projets.Cette aversion de l’entreprise et du profit que nous retrouvons dans la société Antillaise trouve son fondement moral dans l’idée que la concurrence ou la réussite matérielle nuit à la liberté de ceux qu’elle atteint, d’ou l’atavisme pour le fonctionnariat et l’assistanat. Le problème aujourd’hui, c’est bien l’individualisme de plus en plus prégnant de la société Antillaise. Surprenant constat après tout ce qui vient d’être écrit ? Eh bien si l’on s’attache à observer la situation de la France, il est évident que nous avons un problème avec l’individualisme,et ce alors que la société française peut bien s’en accommoder vu son socle culturel multi-séculaire qui n’est pas exactement le notre. Il existe dans nos pays Martinique etGuadeloupe une méconnaissance absolue de ce sujet qui peut se révéler mortifère pour notre cohésion sociale. Cette nouvelle vision de la société individualiste peut se révéler destructrice du lien social. Lorsqu’il est dit que la Guadeloupe plonge dans la violence et la Martinique dansle déni de réalité, cela ne fait plus l’ombre d’un doute Au-delà de tous les arguments sociologiques et économiques que l’on peut apporter sur le sujet, il apparaît comme évident que nous sommes, sinon des pays aliénés et violents, mais et il faut le souligner cette situation est imputable à un vieux fond de collectivisme,ou à tout le moins dans une logique entrant dans cette démarche. À vrai dire, notre méfiance atavique envers les individus, la concurrence, l’échange, les entreprises, la moralité dans les mœurs – et j’en passe – ne provient pas d’une incompréhension économique. Son origine est d’abord historique, philosophique et intellectuelle.
Mais c’est le sens sociologique qu’il faut retenir, l’individualisme est un processus d’émancipation au cours duquel l’individu devient autonome et s’affranchit des règles et des normes issues de la conscience collective.
En poussant encore plus loin la réflexion, c’est-à-dire dans l’analyse de la morale individuelle, alors il apparaît essentiel qu’en prétendant pouvoir mettre en place un vivre ensemble pour lutter contre les phénomènes de violence et de conflits sociaux à répétition qui nous désarçonne , nous poussons au contraire le curseur vers une société ou la cohésion sociale est minée par des comportements individualistes. Nous en voulons pour preuve le phénomène nouveau aux Antilles des familles qui cherchent à prendre en charge leurs aînés et qui sont nettement moins nombreuses que par le passé. Les liens s’estompent progressivement (on ne visite plus ni parents et encore moins les amis d’antan ). Le sentiment de vivre dans une société fragmentée, divisée, ne se dément pas depuis le mouvement social de 2009, dernier ersatz,d’une société anciennement solidaire. Jamais en Guadeloupe et Martinique, le sentiment de vivre dans une société désunie n’a été aussi fort qu’aujourd’hui, avec pour conséquence une tendance irréversible à amplifier un sentiment d’impuissance, de défaitisme et de procrastination. La Martinique et la Guadeloupe procrastinent en refusant des réformes qu’elle savent pourtant inéluctables, puisqu’elles ne pourront continuer éternellement à réclamer à l’Etat Français et aux autres Européens les moyens de maintenir un niveau de vie que leur économie ne justifie pas. L’objectif de cette tribune n’est pas de déterminer si la société Antillaise moderne est devenue individualiste, elle l’est devenue indéniablement,mais d’en mesurer les conséquences négatives en prenant le risque de réduire la démonstration à un jugement de valeur, empreint de subjectivité. Il s’avère plus productif d’essayer de démontrer et d’expliquer pourquoi la société en se modernisant s’individualise, et ce sans avoir la protection d’un nouveau socle culturel solide. Et de fait sans avoir au préalable revisiter nos fondamentaux culturels, on court inévitablement à notre perte. A notre sens,le problème est d’abord d’ordre culturel, puis économique et politique, car seul le retour de l’autorité et l’arrêt de la destruction de la cellule familiale, la croissance zéro de l’économie ou encore l’émergence prochaine du phénomène de destruction créatrice de l’économiste Shumpéter, seront refondatrices d’une société de sens pour l’ensemble des Guadeloupéens et Martiniquais , tout le reste n’est et ne sera que que chimère…Le moment de vérité approche. Il est même, à mon sens, virtuellement dépassé en Martinique avec les difficultés financières de la CTM. J’attends donc impatiemment qu’on sorte des concepts budgétaireset qu’on énonce des propositions sur le plan économique et socialpour éviter l’irréparable, car le contexte actuel semble contraindre les acteurs du secteur public local (hôpitaux, sociétés d’économie mixte et collectivités locales) à se débrouiller seuls.
Jean-Marie NOL
Economiste financier