La crise en Martinique : derniers soubresauts d’un corps social en état de décomposition avancée, ou destruction créatrice pour un futur possible ?
— Par Jean-Michel Salmon, Maître de conférences en économie, Faculté de Droit et d’Economie de la Martinique. —
Cette nuit, ce n’est pas seulement le torchon qui a brûlé entre les parties prenantes de ce qu’il convient d’appeler, au-delà de la vie chère, la crise politique. Si la Martinique s’est de nouveau retrouvée en flamme, ce n’est pas celle des Jeux Olympiques…
Cette fois c’est sur l’avenue Maurice Bishop à Fort de France que le feu s’est propagé, juste devant les bâtiments de l’IEDOM et de l’Atrium… Quel symbole : les institutions respectivement économique et culturelle, par excellence, de ce pays !
Oui, la maison brûle.
Mais dès que l’incendie sera éteint (quand ? comment ?), va-t-on reconstruire à l’identique, ou tirer les vraies leçons, en mettant les vraies questions sur la table ?
Le RPPRAC, depuis plusieurs semaines, demande audience au Ministre chargé des Outre-mer – qui ne le sait pas ? Mais ce dernier semble prendre plaisir à prolonger un temps certain où il lui oppose une fin de non-recevoir quant à cette demande.
Ainsi le matin du mardi 12 novembre, le lendemain de son arrivée (enfin !) en Martinique, le Ministre a organisé avec le Préfet une réunion en Préfecture, en y invitant un large panel des parties prenantes signataires du protocole du 16 octobre. Le RPPRAC y-at-il été convié ? Il est quand-même le mouvement grâce auquel la vie chère est revenue sur le devant de la scène politique, et il fut convié aux tables rondes qui ont débouché sur la rédaction dudit protocole. S’il n’y a pas été convié, cela signifierait-il que les autorité étatique pratiqueraient la mise à l’écart de ceux qui ne pensent pas comme elle ?
Ce type de pratiques constituant toujours une pente glissante pour toute démocratie, sur quelque entité territoriale, nationale ou supranationale que ce soit…
« Il dira, ce qu’il voudra, moi je danse, moi je danse… » ?
Il est vrai que si le démocrate dialogue, l’autocrate intimide. Et on risque hélas d’en arriver au pire des cas, celui du fasciste qui terrorise… Prenons garde, car comme on dit dans la langue de Shakespeare, « every action has a reaction » !
Jean-Marc Party, dans son bel édito du jour (13 novembre) pour Martinique 1ère, qu’il a intitulé « La crise sociétale en Martinique insoluble faute d’un nouveau projet de société », souligne, à propos du résultat des tables rondes, « des résultats remarquables en peu de temps », ou encore que les « premiers pas obtenus ces dernières semaines ne sont pas négligeables ». Tout en soulignant que « ces mesures correctives ne suffiront pas à inverser le déclin de notre économie » et que « nous devons tourner le dos au schéma obsolète du pacte colonial », mentionnant enfin quelques économistes qui « insistent sur le poids du passé sur le présent ».
C’est la question fameuse de la recherche d’un nouveau modèle…
Plus de trente ans qu’on en parle et que des rapports institutionnels et académiques ont plu (dans les deux sens du terme) sur ce sujet. Sans que rien ne soit changé, ou presque, au niveau des politiques publiques majeures mises en oeuvre dans nos collectivités régies par l’Article 73 de la Constitution, celui qui institue le régime dit de l’identité législative.
Les « avancées » dont il est question avec le protocole du 16 octobre ne sont qu’un progrès en trompe l’œil.
Pourquoi dire cela ?
Parce qu’en réalité, elles renforcent un peu plus la logique du système qui nous a conduit là où on est. La logique de rente négociée avec l’Etat par les puissances d’argent, dont le ruissellement n’atteint guère, au-delà de la bourgeoisie de fonctionnaires qui en absorbe une partie au passage, les couches modestes des populations dans ces « collectivités » (qui portent bien mal leur nom, du coup). Et ce système produit une forte exclusion sociale – y compris au niveau des jeunes NEETs1, pour reprendre le jargon technocratique.
Sachant que l’exclusion mène à la désespérance : Emmanuel de Reynal le disait lui-même très clairement sur le plateau de viaATV hier soir, à côté d’Eddie Marajo ! Sa conclusion fut d’appeler à bâtir une économie forte. Comment ? Grâce à toujours plus d’exonérations sociales et d’aides nouvelles aux entreprises. De son côté, E. Marajo a répété sur plusieurs plateaux ces derniers temps que nous n’avons pas de problème de prix en Martinique (sic !), mais un problème de revenus des plus modestes ! C’est sûr que si l’on étendait la prime des 40% à tous les salariés du secteur privé (par une prime pour l’emploi), ainsi qu’à tous les minima sociaux, cela aiderait leurs bénéficiaires. Certes ! Mais, à supposer que cela soit faisable en ces temps de disette budgétaire française, cela ne ferait qu’accroître la rente extirpée du budget national (plus de 2 milliards d’euros déjà pour la seule Martinique, soit entre un cinquième et un quart du PIB, et 6000 euros par habitant), viendrait accroître le volume des ventes des distributeurs, et même irait exercer une pression accrue à la hausse des prix, dont les grands commerçants bénéficieraient in fine. CQFD.
Baisser l’octroi de mer, baisser la TVA, et laisser les distributeurs « geler » leurs taux de marges (donc au niveau élevé tel que dénoncé au démarrage des discussions !) procèdent de la même logique. Celle de faire payer au contribuable français les surprofits des privilégiés de la pyramide des richesses de nos DROM, tout en laissant sur la touche ceux qui ne participent pas au banquet, et qui finissent logiquement par se rebiffer.
Les exclus du système, ces « damnés de la terre » des temps modernes sur les territoires ultramarins, sont les acteurs de ces soubresauts socio-politiques qui témoignent d’un corps social en état de décomposition avancée. De déliquescence à délinquance, le pas est vite franchi. Tandis que les nantis se réveillent de leur coma cérébral, de leur indifférence généralisée pour leur prochain, voire de leur mépris d’eux : les voilà effarés, dans une incompréhension totale de tant de violence à quelques pas de leur porte. Ils auraient dû prêter plus et mieux attention à ce que disent des observateurs avisés de la réalité sociale martiniquaise comme l’excellent Lous-Féliz Ozier-Lafontaine.
Oui, un nouveau modèle est nécessaire, basé sur une autre logique : celle d’un développement durable et solidaire de nos territoires ultramarins, qui passe par la mise au rebut de cette logique de rente. Cela implique impérativement, entre autres, de défaire les maillons monopolistiques de la chaîne de transport-logistique-distribution.
Oui, une alternative est possible.
Concluons sur le thème de la destruction créatrice chère à son auteur, l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950), et si souvent citée dans le paradigme néolibéral, et dans sa foulée expliquée par les chefs d’entreprises qui mettent en place les fermetures d’usine et les licenciements.
Et les Alain Minc et Philippe Aghion de tout poil de la célébrer comme une étape douloureuse pour ceux qui la subissent mais ô combien salutaire pour l’économie et la société, la croissance, le « progrès » (social ?).
Eh bien, poursuivons la manipulation de ce cher concept, pour le porter au niveau de l’économie des outre-mer toute entière.
Ayons le courage d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce modèle historique de la profitation.
Mais sans se payer seulement de mots.
Chiche ?
Le 13 novembre 2024, Jean-Michel SALMON,
1Venant d’une terminologie anglo-saxonne pour désigner ceux qui ne sont ni dans l’emploi, ni dans le système éducatif, ni dans la formation professionnelle ou en stage. Voir, pour la Martinique, le travail de deux chercheurs EHESS et INSEE que relate le site Madinin-art.net : https://www.madinin-art.net/en-martinique-un-quart-des-jeunes-de-15-a-29-ans-ne-sont-ni-en-emploi-ni-en-etudes-ni-en-formation/