— Par Selim Lander—
Salle comble à l’Atrium pour la représentation de La Machine à beauté, une pièce de Robert Bellefeuille d’après le roman de Raymond Plante (Québec). Le spectacle a déjà tourné dans des collèges et mériterait de s’exporter tant la forme paraît en adéquation avec le propos. Ce dernier est simple : pour être unanimement désirée la beauté perd de son charme lorsqu’elle devient le lot commun ; si, en outre, il n’existe que deux canons de la beauté, un pour chaque sexe, la parfaite ressemblance entre tous s’avère une gêne insupportable ; et chacun de préférer retrouver son état initial. Au-delà de cette « thèse » dont on dira plus loin ce qu’il faut en penser, on voit tout de suite les ressorts comiques d’un tel sujet : personnages caricaturaux, quiproquos lorsque tous sont devenus semblables, retournements de situation. Le texte qui est destiné à un public d’enfants et d’adultes développe tout cela avec autant d’efficacité que de simplicité. Mais une pièce comme celle-ci ne serait rien sans l’interprétation qui la porte. Ricardo Miranda (à la mise en scène) et les comédiens de la compagnie L’Autre Bord, qui nous avaient déjà très favorablement impressionné à la fin de la saison dernière dans La Nuit des assassins de José Triana, marquent à nouveau un grand coup avec cette comédie d’une tonalité entièrement différente mais dans laquelle on retrouve une signature commune, le rythme soutenu du début à la fin et un dispositif scénique qui se limitant à des cubes, même si certains sont ici solidement assemblés pour constituer la machine éponyme.
Si l’on ignore quel parti a été adopté par la troupe québécoise qui a déjà monté la pièce, le choix des Martiniquais de ne montrer que des personnages masqués paraît a posteriori le seul possible, non seulement parce qu’il permet de faire jouer plusieurs personnages par un seul comédien mais surtout, ici, parce que la laideur devient immédiatement visible (la nez trop gros de l’un, les oreilles en éléphant de l’autre, etc.) et de même l’uniformité lorsque tout le monde (à l’exception d’une rebelle) sera passé par la machine à beauté. Et puisque le propos de la pièce est de nous décourager de désirer la beauté, le masque revêtu par tous les personnages après leur transformation dans la machine est plus effrayant qu’autre chose. Le jeu est très visuel, à la limite de la pantomime, stéréotypé, comme les déplacements sur la scène, par exemple, qui suivent toujours les mêmes couloirs imaginaires. En plus des masques, les personnages se distinguent par leurs attitudes. Ainsi l’inventeur de la machine se caractérise-t-il par sa démarche bancale. Les comédiens masqués sont évidemment difficilement reconnaissables et ce n’est qu’à la fin lorsqu’ils se présentent pour les saluts en tenant les différents masques des personnages qu’ils ont interprétés que l’on peut les identifier ; en l’occurrence c’est Guillaume Malasné qui se contorsionne de manière très convaincante mais c’est toute la distribution qui mérite des éloges. Les voix sont contrefaites ce qui accentue le côté comique et permet, à nouveau, de varier les personnages. Cependant – petit bémol dans ces éloges – ceci a parfois l’inconvénient de rendre certaines répliques peu compréhensibles.
Que faut-il penser, pour finir, du message de la pièce : nous souhaitons tous être beaux ; si nous le devenions, nous souhaiterions retrouver notre état originel. Cette morale est profondément réactionnaire, au sens propre du terme qui est précisément l’attitude consistant à vouloir revenir vers un passé supposé toujours préférable au présent. Les réactionnaires n’ont jamais réussi à empêcher l’humanité d’avancer, vers le meilleur ou vers le pire, c’est pourquoi on les tient généralement dans un certain mépris. Ils peuvent néanmoins avoir raison dans des cas particuliers, toutes les avancées n’étant pas nécessairement des progrès. Qu’en est-il en l’occurrence ? Faudrait-il, concrètement, jeter l’anathème sur la chirurgie esthétique, empêcher les uns de supprimer leurs disgrâces et les autres d’adopter une image plus conforme à leurs souhaits ? Mais allons plus loin : la machine à beauté, capable de transformer radicalement une personne en une autre qui correspondrait au modèle de la beauté la plus accomplie, n’existera jamais. Par contre, grâce aux progrès de la génétique, il sera possible bientôt (dans un siècle, peut-être moins) de programmer les caractéristiques physiques et intellectuelles des humains à naître. Et chacun ne voudra alors, à l’évidence, que des enfants beaux, intelligents et d’un caractère heureux. Cela n’implique pas pour autant que tous les humains seront identiques, non seulement parce que les avantages de la biodiversité devront être préservés mais encore parce qu’un avenir dans lequel les cultures et les goûts seraient absolument uniformisés n’est pas plus obligatoire qu’il n’est souhaitable. En France, pourtant, le Comité national d’éthique se montre non pas réactionnaire mais conservateur en s’opposant presque systématiquement aux pratiques nouvelles, permises par la science, qui conduisent à s’affranchir de l’ordre biologique naturel. Quant au célèbre philosophe allemand Jürgen Habermas, il a consacré un livre entier à la justification de la position conservatrice (L’Avenir de la nature humaine – vers un eugénisme libéral, 2002), ce qui n’empêche que ses démonstrations soient controversées (voir le livre de Michel Herland : Lettres sur la justice sociale à un ami de l’humanité, 2006), la principale critique étant que si l’on veut un monde moins inégalitaire, il serait absurde de refuser de s’attaquer aux inégalités innées alors qu’on a bien du mal à réduire celles qui sont acquises.
A l’Atrium de Fort-de-France le 20 novembre 2014.