— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La lexicographie créole –entendue au sens d’une activité scientifique de conceptualisation et de production de dictionnaires et de lexiques arrimés au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle–, est encore jeune, elle remonte aux travaux pionniers du linguiste Pradel Pompilus auteur du « Lexique créole-français » (Université de Paris, 1958) et du « Lexique du patois créole d’Haïti (SNE, 1961). Il est attesté que cette jeune lexicographie fait face à de nombreux défis, notamment sur le plan de la professionnalisation des compétences à acquérir au sein de l’Université haïtienne et sur celui de l’amateurisme couplé au populisme linguistique qu’il s’agit de dépasser par le recours systématique à la méthodologie de la lexicographie professionnelle dans tous les chantiers lexicographiques haïtiens. L’observation attentive des acquis et des échecs de la lexicographie haïtienne doit éclairer à la fois l’enseignement de la lexicographie en Haïti et servir de point d’appui dans la définition même de tout projet lexicographique au pays (voir nos articles « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021 ; « Dictionnaires créoles, français-créole, anglais-créole : les grands défis de la lexicographie haïtienne contemporaine » (Le National, 20 décembre 2022), et « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022). Le présent article vise à explorer la vision rassembleuse selon laquelle la lexicographie créole est un incontournable auxiliaire de l’aménagement du créole en Haïti en particulier dans le système éducatif national. Cet article débute par un court rappel de la séquence historique qui a vu la co-officialisation du créole et de français dans la Constitution de 1987. Pareil rappel historique est indispensable, d’une part, pour contextualiser les exigences constitutionnelles de l’élaboration de la future et première Loi d’aménagement linguistique d’Haïti. D’autre part, il est nécessaire pour éclairer la perspective que l’aménagement simultané du créole et du français dans notre pays ne peut pas être conçu à l’aune du populisme linguistique qui est la marque de fabrique des Ayatollahs du créole. L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti a des fondements constitutionnels (articles 5 et 40 de la Constitution de 1987) qui en sont à la fois le terreau et la boussole. Il s’agit là d’un enjeu majeur : à défaut d’une réflexion approfondie sur la dimension constitutionnelle et jurilinguistique de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, la créolistique risque de se fourvoyer au creux d’un discours circulaire, répétitif, oblitérant le recours à la Constitution de 1987, bref, un discours cousu de slogans aussi vides que superficiels et mutiques du type « yon lekòl tèt anwo », « ann bay kreyòl la jarèt »…
La Constitution de 1987 a institué une rupture historique sur plusieurs plans en Haïti. Elle est le premier texte constitutionnel qui consigne les fondements d’un véritable État de droit de toute l’histoire d’Haïti et elle résulte, fait inédit, des travaux d’une Assemblée constituante largement représentative de la société civile. Cette Loi-mère a été votée par une large majorité de la population via un référendum populaire, elle a entériné la fin de la sanglante dictature des Duvalier et elle consigne l’ensemble des droits citoyens devant être, en démocratie, garantis par l’État (sur la notion de « démocratie », voir l’étude de Anne-Marie Le Pourhiet, « Définir la démocratie » parue dans la Revue française de droit constitutionnel, 2011/3, n° 87). La Constitution haïtienne de 1987 est le premier texte constitutionnel à avoir été rédigé et voté en créole et en français, elle consigne la co-officialité du créole et du français (article 5) et fait obligation à l’État de diffuser tous ses documents administratifs et législatifs dans les deux langues officielles (article 40). La Loi-mère de 1987 établit le socle sur lequel la nation est appelée à bâtir un espace républicain démocratique –l’État de droit–, et elle fixe les mécanismes de l’exercice des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. En son « Préambule », elle expose que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » notamment « Pour implanter la démocratie qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique et affirmer les droits inviolables du peuple haïtien » (…) et « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». La notion d’« État de droit », est abordée dans la série de textes, non datés, consignés sur le site de l’ONU, « Les Nations Unies et l’État de droit ». Dans l’un des textes de cette série, la notion d’« État de droit » fait l’objet de l’éclairage conceptuel suivant : « Le Secrétaire général a décrit l’État de droit comme « un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs ». Pour sa part, le lien entre « démocratie » et « État de droit » est établi en pleine clarté sur le site de l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke : « La démocratie fondée sur l’État de droit s’oppose ainsi à l’État autoritaire dans lequel l’arbitraire d’un dictateur ou d’un tyran régnerait. Elle s’oppose aussi à un État chaotique ou anarchique dans lequel les lois seraient inexistantes ou bien ne seraient pas respectées, appliquées ou observées. De nos jours, l’État de droit suppose l’existence effective (même minimale) de libertés individuelles et collectives (liberté de croyance, d’association, d’opinion) et l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis des pouvoirs politiques. Il suppose aussi des lois connues, publiques, appliquées par les forces publiques (police et tribunaux particulièrement) y compris à l’endroit d’elles-mêmes. »
C’est précisément parce qu’elle a entériné la fin de la sanglante dictature des Duvalier, parce qu’elle a institué le contrôle de l’action de l’Exécutif par le Parlement et consigné l’ensemble des droits citoyens devant être garantis par l’État que la Constitution haïtienne de 1987 a eu et a encore de zélés pourfendeurs bénéficiant, dans plusieurs cas, du mortifère parapluie de l’impunité. Certains ont voulu l’amender sinon la « réformer », d’autres se sont attelés à la diaboliser, à la momifier, pour mieux la déporter vers les poubelles de l’Histoire afin de faire voter, illégalement et inconstitutionnellement, une nouvelle « Constitution » de type présidentialiste-duvaliériste et liberticide. La dernière tentative en date est celle du « Comité consultatif indépendant » (CCI) mis sur pied par le président « pope twèl » Jovenel Moïse. Cette instance a soumis en janvier 2021 un « Avant-projet de Constitution » englué depuis lors dans ses cartons, mais le Premier ministre de facto Ariel Henry, dépourvu de toute légitimité constitutionnelle, prétend pouvoir le faire adopter en 2023 par un vote référendaire qui, clame-t-il, sera « libre, honnête, transparent et démocratique » dans un pays où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste a démantibulé les institutions de l’État et où les gangs armés dictent leur loi à travers le territoire national. Il est significatif de noter que le « Comité consultatif indépendant », créé le 28 octobre 2020 par un décret illégal de Jovenel Moïse, s’est arrogé le mandat et les fonctions d’une Assemblée constituante. Ce comité prétendument « indépendant » comprenait l’ancien président de la République Boniface Alexandre, le général retraité Hérard Abraham (récemment décédé), Mona Jean, une transfuge du secteur des droits humains, Jean Emmanuel Eloi et Louis Naud Pierre, le politologue-idéologue « attaché » au service du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et principal rédacteur de la « Constitution » de Jovenel Moïse. La composition de ce comité prétendument « indépendant » n’est pas due au hasard : au sujet du rôle « mercenarial » de Louis Naud Pierre, voir notre article « L’intellectuel du PHTK « en service commandé » : faussaire, illusionniste ou avocat-plaideur d’une cause indéfendable ? Les dits et les non-dits » (Le National, 6 septembre 2022). Il y a lieu de rappeler que Louis Naud Pierre est une figure intellectuelle de premier plan du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir en Haïti depuis onze ans. À l’instar des intellectuels au service de la dictature des Duvalier –les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » Rony Gilot, laudateur de la dictature duvaliériste, l’idéologue noiriste-raciste René Piquion, le proto-nazi Gérard de Catalogne, admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier, etc.–, Louis Naud Pierre est en mission commandée pour le cartel politico-mafieux du PHTK. Il est l’auteur entre autres de l’article « Haïti, perspectives de sortie de crise durable » paru en Haïti le 3 août 2022 dans Le Nouvelliste, et il a mené campagne dans les médias pour défendre l’« Avant-projet de Constitution » du PHTK (voir l’article « Louis Naud Pierre défend bec et ongles l’avant-projet de constitution », Le Nouvelliste, 27 avril 2021). Au sujet du travail réalisé par le « Comité consultatif indépendant », on lira avec profit le courageux et éclairant article de Georges Michel, ancien membre de l’Assemblée constituante de 1987, qui expose ceci : « C’est à peu de choses près la Constitution de 1964 de François Duvalier avec la présidence à vie en moins, modifiable à volonté à tout moment selon les caprices du locataire du Palais national. (…) Quant aux membres du CCI, dans tout pays sérieux, au lieu d’être reçus officiellement par un Premier ministre, ils auraient dû plutôt s’exposer à des poursuites judiciaires à cause de la finalité manifestement illicite de leur travail, visant à changer illégalement par une manœuvre de force la Constitution en vigueur » (Georges Michel : « Coup d’œil rapide sur la version finale de la constitution dictatoriale de Jovenel Moïse », Le Nouvelliste, 29 novembre 2021).
En dépit des pleins pouvoirs qui lui ont été attribués le 28 octobre 2020 par le décret illégal de Jovenel Moïse, le « Comité consultatif indépendant » n’a pas osé s’en prendre à l’article 5 de la Constitution de 1987. Dans son texte mort-né, au chapitre 1er intitulé « Les caractéristiques fondamentales de la République d’Haïti », le « Comité consultatif indépendant » a effectué un copier-coller, à l’article 6 de son « Avant-projet de Constitution », de l’énoncé de l’article 5 de la Constitution de 1987 qui consacre la co-officialité du créole et du français. Mais alors même que celle-ci consigne à l’article 40 l’obligation dévolue à l’État de diffuser tous ses documents administratifs et législatifs dans les deux langues officielles d’Haïti, l’« Avant-projet de Constitution » de Jovenel Moïse fait plus que diluer et neutraliser cette obligation en lui conférant les attributions d’un erratique vœu pieux en ces termes : « l’État assure la publication, dans les langues officielles de la République… ». En réalité, l’« Avant-projet de Constitution » de Jovenel Moïse, d’inspiration duvaliériste, est « (…) à peu de choses près [semblable à] la Constitution de 1964 de François Duvalier avec la présidence à vie en moins, modifiable à volonté à tout moment selon les caprices du locataire du Palais national » (Georges Michel : « Coup d’œil rapide sur la version finale de la constitution dictatoriale de Jovenel Moïse », Le Nouvelliste, 29 novembre 2021). Au creux d’une jurilinguistique haïtienne encore embryonnaire, il faut prendre toute la mesure qu’au plan de l’aménagement des deux langues officielles du pays, le créole et le français, l’« Avant-projet de Constitution » de Jovenel Moïse –s’il venait un jour à être adopté, ce qui est fort peu probable dans le contexte actuel–, priverait l’État haïtien d’une référence constitutionnelle majeure édictant l’obligation de diffuser tous ses documents administratifs et législatifs dans nos deux langues officielles. Ce qui limiterait considérablement l’action de l’État sur le plan du statut et des fonctions des deux langues officielles dans l’espace public et singulièrement dans toutes les institutions dédiées à la gouvernance du pays. Dans la logique de l’« Avant-projet de Constitution » bricolé sur mesure par les commis de service du « Comité consultatif indépendant », l’État haïtien n’aura donc plus d’obligations statutaires en matière d’aménagement linguistique, il pourra conforter le statu quo ante qui prive la nation de toute intervention juridique devant encadrer et guider l’aménagement de nos deux langues officielles. Tout cela illustre bien la complexité de la dimension jurilinguistique de l’aménagement de nos deux langues officielles qui bénéficient pourtant d’une relative protection constitutionnelle selon les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.
Les fondements jurilinguistiques de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti sont consignés, il faut le rappeler, aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Toutefois, depuis la promulgation de cette charte fondamentale, aucune instance juridique, y compris la Cour de cassation, n’a élaboré une jurisprudence destinée à éclairer, à encadrer et à guider l’aménagement de nos deux langues officielles. Sur un registre aussi important de la gouvernance de l’État et des rapports entre l’État et les citoyens dans l’espace public, l’État haïtien est donc lourdement défaillant depuis 35 ans. Il viole avec constance l’article 40 de la Constitution de 1987 et il contrevient également à l’article 5 puisqu’il n’a toujours pas élaboré et mis en œuvre sa politique linguistique nationale ni sa politique linguistique éducative, et encore moins la première Loi d’aménagement des deux langues officielles du pays.
Alors même que le créole est l’objet depuis 1987 de revendications légitimes sur plusieurs plans, il est significatif que la communauté des juristes et des constitutionnalistes haïtiens n’ait produit aucune étude de référence sur l’aménagement des deux langues officielles du pays. Deux exceptions sont à signaler : d’une part la remarquable étude du juriste Alain Guillaume, « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1, vol. XVI) ; et, d’autre part, toujours sous la plume du juriste Alain Guillaume, une exceptionnelle contribution dont le titre est « Pour un encadrement juridique de la didactisation du créole en Haïti » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021). Dans l’ensemble, la jurilinguistique haïtienne, certes embryonnaire, s’apparente à une sorte de désert muet, et nous sommes encore loin de la mise sur pied de vastes chantiers de traduction en créole de toutes les lois haïtiennes et la production de vocabulaires spécialisés français-créole dans le domaine du droit se fait toujours attendre (sur l’établissement des normes rédactionnelles et le bijuridisme législatif, voir l’article de Lionel A. Levert, « La jurilinguistique : un appui indispensable à la corédaction » paru dans le International Journal for the Semiotics of Law – Revue internationale de sémiotique juridique, volume 28, 2015). Toutefois il importe de souligner la contribution de Mirlande Manigat dans le champ des études constitutionnelles. Considérée en Haïti comme l’un des meilleurs experts constitutionnalistes du pays, Mirlande Manigat, professeure de droit constitutionnel à l’Université Quisqueya, a publié entre autres un « Traité de droit constitutionnel haïtien » (une analyse comparative des vingt-deux constitutions haïtiennes, en deux volumes, l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2000 et 2002), ainsi qu’un « Manuel de droit constitutionnel » (l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2004). Pour élargir le champ réflexif sur la dimension juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement linguistique, le lecteur curieux consultera les études consignées dans le vaste dossier « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon », Télescope (revue de l’École d’administration publique du Québec, volume 16 no 3, automne 2010). Le lecteur curieux pourra aussi se référer au livre paru en 1993, « Langues et constitutions : recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde », par François Gauthier, Jacques Leclerc et Jacques Maurais (Les Publications du Québec : Conseil international de la langue française). Au chapitre des dispositions linguistiques constitutionnelles, la linguiste-terminologue québécoise Christiane Loubier note avec à-propos qu’« On a recensé (…) des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, op. cit., 1993) ». L’une des meilleures références sur le sujet demeure l’étude « Politiques linguistiques et droit linguistique », Office québécois de la langue française, 2002).
Quel est le lien entre la dimension juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement linguistique et la lexicographie haïtienne sur ses versants créole et français ou bilingue créole-français ou bilingue créole-anglais ? En quoi la lexicographie haïtienne est-elle un incontournable auxiliaire de l’aménagement du créole en Haïti, en particulier dans le système éducatif national ?
La lexicographie haïtienne –pour qu’elle se développe et soit en mesure de répondre aux besoins communicationnels des locuteurs haïtiens dans l’espace public comme dans le système éducatif national–, a besoin d’un cadre juridique/constitutionnel lui garantissant l’autonomie de sa démarche scientifique aussi bien dans un environnement institutionnel, celui de l’Université où est dispensée la formation en lexicographie, que dans le maillage institutionnel entre l’Université et le secteur privé producteur de dictionnaires scolaires. L’exemple le plus emblématique d’un tel maillage institutionnel est le remarquable « Dictionnaire de l’écolier haïtien » publié en 1996 chez Deschamps / EDITHA ; il a été élaboré sous la direction du lexicographe André Vilaire Chery avec la collaboration de cinq auteurs et la contribution d’une équipe de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti dirigée par le linguiste Pierre Vernet. L’adoption d’un cadre juridique/constitutionnel lui garantissant l’autonomie de sa démarche scientifique confèrerait à la lexicographie haïtienne toute l’amplitude qu’il lui faut pour mener à bien ses chantiers dans un pays où la protection juridique des deux langues officielles ainsi que l’efficience des droits linguistiques demeurent encore sous-dimensionnées. Le juriste Alain Guillaume l’a bien compris et rappelé qu’en Haïti perdure « une véritable fracture juridique ». Ainsi, dans son étude « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1, vol. XVI), il précise que « Cette configuration sociale [les « dichotomies bi-séculaires »] affecte jusqu’aux structures juridiques du pays. Elle a donné lieu à une véritable fracture juridique avec un bijuridisme inégalitaire compliqué du facteur linguistique. Le bijuridisme renvoie en Haïti à une situation de cohabitation de deux traditions juridiques, l’une écrite, exprimée de préférence en français, et l’autre orale, coutumière, utilisant le créole comme vecteur linguistique (Dorval 2003). Il peut être qualifié d’inégalitaire, en ce sens qu’il consacre la domination, ou tout au moins la volonté de domination du second par le premier. Cette domination se manifeste principalement par la négation du droit coutumier informel (Montalvo Despeignes 1976) – généralement considéré comme dépourvu de toute réelle valeur juridique, bien qu’il régisse des pans entiers du corps social –, et par le refus de rendre l’information juridique disponible en créole. »
Le lien entre la dimension juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement linguistique et la lexicographie renvoie, selon le linguiste-lexicographe québécois Jean–Claude Boulanger, à la définition même de l’aménagement linguistique. Ainsi, il nous instruit que « L’« aménagement linguistique » sera perçu comme une intervention volontaire en vue de planifier et de modeler le changement linguistique dans une société. Il est donc question d’une « intervention consciente dans les affaires linguistiques, soit de l’État, soit d’individus ou de groupes, dans le dessein d’influencer l’orientation et le rythme de la concurrence linguistique, le plus souvent en faveur des langues menacées, ou dans l’intention de façonner la langue elle-même, en la standardisant, en la décrivant ou en l’enrichissant lexicalement » (Corbeil 1987, 565). La standardisation et la description de la langue renvoient respectivement à la norme et à la grammaire ou au dictionnaire » (Jean-Claude Boulanger : « Lexicographie et politique langagière : l’exemple français des avis officiels », paru dans F.J. Hausmann, O. Reichmann, H.E. Wiegand & L. Zguta (dir.), « Dictionnaires : encyclopédie internationale de lexicographie », tome 1, Berlin, de Gruyter, p. 46-62).
Dans un pays, Haïti, où les droits linguistiques des locuteurs ne bénéficient pas encore d’une protection juridique explicite, le rôle de l’État en matière de soutien institutionnel au développement de la lexicographie s’avère décisif puisque l’éducation, selon la Constitution de 1987, relève de l’État. En effet notre Charte fondamentale dispose, à l’article 22, que l’éducation est un droit, et à l’article 32 il est précisé que « L’État garantit le droit à l’éducation ». Les articles 32. 1 à 32. 8 énumèrent les champs d’application du droit à l’éducation, y compris le rôle des collectivités territoriales en matière d’éducation.
En début d’article nous avons posé que la lexicographie créole s’entend au sens d’une activité scientifique de conceptualisation et de production de dictionnaires et de lexiques arrimés au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. Dans sa configuration théorique, la lexicographie créole ou français-créole ou anglais-créole produit des instruments qui se situent à la croisée de la pédagogie et de la didactique et qui sont indispensables à la didactisation du créole comme à la didactique des matières scolaires. Pour le volet spécifiquement dictionnairique de l’activité lexicographique, il est utile de rappeler que le dictionnaire généraliste est un recueil des mots d’une langue ou d’un domaine de l’activité humaine, présentés généralement par ordre alphabétique, fournissant sur chaque mot un certain nombre d’informations relatives à son sens et à son emploi et destiné à un public défini (pour le primaire, pour le collège, etc.).
Le dictionnaire est très utile soit pour trouver l’orthographe exacte d’un mot, soit pour comprendre son sens ou son utilisation. C’est un outil qui accompagne l’apprentissage, la lecture et l’écriture. En élaborant des dictionnaires et des lexiques, la lexicographie met donc à la disposition de l’enseignement des outils d’apprentissage de premier plan à tous les niveaux de la transmission des connaissances dans le système éducatif national. Les dictionnaires et les lexiques permettent à l’apprenant d’approfondir le sens des mots dans leur environnement historique et culturel, il leur ouvre des « fenêtres sémantiques » de compréhension et d’interprétation du monde, et ils participent de l’autonomisation linguistique des apprenants. C’est dans ce sens précis que se situe le rôle auxiliaire, l’articulation entre la lexicographie créole et l’aménagement du créole en Haïti dans la perspective constitutionnelle de l’aménagement de cette langue en partenariat avec le français.
La lexicographie créole, incontournable auxiliaire de l’aménagement du créole en Haïti, a déjà produit des ouvrages de qualité, ce qui permet d’avancer qu’en lien avec la formation d’une nouvelle et compétente génération de lexicographes, elle sera en mesure de relever les grands défis qui frappent à sa porte. En témoignent les ouvrages suivants.
Lexicographie haïtienne : lexiques et dictionnaires élaborés
conformément à la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Date de publication |
Éditeur |
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Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. |
1976 |
Éditions caraïbes |
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and II) |
Albert Valdman (et al) |
1981 |
Creole Institute Bloomington University |
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Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Bryant Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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André Vilaire Chery et al. |
1996 |
Hachette-Deschamps / EDITHA |
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André Vilaire Chery |
2000 et 2002 |
Éditions Édutex |
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Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
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Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies |
2017 |
Indiana University Creole Institute |
La réflexion analytique exposée dans notre article « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2021) montre que les acquis opérationnels de la lexicographie haïtienne doivent être consolidés et institutionnalisés. Au chapitre des instruments didactiques nécessaires à l’apprentissage scolaire, il est attesté que l’École haïtienne a un urgent besoin d’un dictionnaire généraliste bilingue bidirectionnel créole haïtien standard – français / français – créole haïtien standard. L’ensemble des locuteurs haïtiens a aussi besoin d’un dictionnaire unilingue créole de haute qualité scientifique et, pour les besoins spécifiques du secteur scolaire, les enseignants et les élèves attendent l’arrivée d’un dictionnaire scolaire bilingue bidirectionnel créole-français / français-créole. La mise en route de ces amples chantiers lexicographiques renvoie nécessairement à l’une des plus fortes exigences du processus de standardisation du créole, à savoir l’élaboration d’un métalangage adéquat, et le linguiste-lexicographe Albert Valdman en décrit rigoureusement la problématique : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005/1 (vol. 14) ; voir aussi un article précédent d’Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000). Le « métalangage » (le langage spécialisé que l’on utilise pour décrire une langue naturelle) qu’évoque Albert Valdman renvoie à l’ample et complexe problématique de la « didactisation » du créole (voir à ce sujet, entre autres, le remarquable et fort instructif article du linguiste Renauld Govain, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » rédigé avec la collaboration de la linguiste Guerlande Bien-Aimé et paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021).