— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Tenu en présentiel et en ligne le 19 août 2022 et organisé par le Cidihca à Montréal, le « Séminaire » animé par Jean Marie Théodat1, agrégé de géographie de la Sorbonne, avait pour thème « Les enjeux de la reconstruction en Haïti ». Le géographe-conférencier, au cours de ce « Séminaire », a brièvement évoqué la dimension linguistique de tout processus de reconstruction en Haïti, et il a employé à plusieurs reprises une expression créole qui interpelle la réflexion : « kreyòl machòkèt ». Jean Marie Théodat intègre dans sa démarche scientifique d’enseignant-chercheur une essentielle réflexion sur la problématique linguistique haïtienne. En témoigne son article « Haïti, le français en héritage » / Perspectives haïtiennes de la francophonie (revue Hermès n° 40, CNRS, 2004/3, Paris), qui consigne un éclairage de premier plan sur l’historicité de la langue française en Haïti. Au chapitre de sa réflexion sur l’aménagement du créole en Haïti aux côtés du français, Jean Marie Théodat est l’auteur d’un remarquable article ayant pour titre « Jewografi kreyòl » paru en octobre 2017 sur le site berrouet-oriol.com et par la suite sur le site espas kreyòl.com le 26/8/2919.
Incursion au périmètre du mot « machòkèt »
L’expression « kreyòl machòkèt » interpelle la réflexion pour plusieurs raisons abordées dans cet article. D’usage courant chez les locuteurs créolophones, le terme « machòkèt » est défini comme suit dans le « Haitian Creole-English Dictionary » de Jean Targète et Raphael G. Urciolo (Éditions dp Dunwoody Press Kensington, Maryland, U.S.A., 1993) : « Blacksmith, tinker, potter / Anyone not skilled in the use of the tools of the trade » (page 121). Dans ce dictionnaire unidirectionnel créole-anglais, « machòkèt » renvoie indistinctement à « Blacksmith, tinker, potter » qui ont pour équivalents français « forgeron, bricoleur, potier » [ma traduction]. Pour les auteurs de ce dictionnaire, le mot « machòkèt » est un substantif étiqueté « n » (nom), et ils ne relèvent aucune forme adjectivale de ce terme. Dans ce dictionnaire, « machòkèt » désigne « Toute personne ne sachant pas utiliser les outils d’un métier » [ma traduction]. On notera au passage que seul le terme « bricoleur » s’apparie véritablement aux sèmes définitoires généraux compris dans l’énoncé « Toute personne ne sachant pas utiliser les outils d’un métier » et que cette définition ne s’applique pas restrictivement au forgeron et au potier : un ouvrier peut ainsi être qualifié de « bos machòkèt » dans les domaines de l’électricité, de la mécanique, de la menuiserie, etc. Autre étonnante curiosité de ce dictionnaire : un grand nombre de termes figurant en entrée est assorti du déterminant postposé « a » ou « an », « la » ou « lan » ou « nan », ce qui constitue une anomalie dans la présentation des rubriques lexicographiques. Le terme « machòkèt » est employé règle générale dans une configuration adjectivale (exemple : dans « bos machòkèt », le terme « machòkèt » est un adjectif qui qualifie le nom « bos »). Dans une configuration nominale, le locuteur dira plus rarement yon « machòkèt » pour signifier yon « bos machòkèt » : le terme « machòkèt » apparait ici dans un environnement [+ humain] où c’est l’être humain qui est caractérisé sur le registre de la compétence/incompétence professionnelle. Le terme « machòkèt » ne s’applique pas aux objets inanimés tels que table, mur, arbre, et la « sémantique interne » du locuteur créolophone ne lui permet pas de générer des expressions telles que yon « kay machòkèt », yon « machin machòkèt », yon « lajan machòkèt ». Mais il semble, en toute hypothèse, que le locuteur dira yon « liv machòkèt », yon « leksik machòkèt » –pour qualifier par exemple un ouvrage aussi médiocre au plan lexicographique que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »– car « liv » et « leksik » sont dotés du trait [+ humain].
Le « Diksyonè / Dictionary / Dictionnaire kreyòl anglais français », daté éventuellement de 2007 (?), est accessible en ligne sur le site haiti-reference.info mais la fiche bibliographique qui le présente ne précise pas s’il s’agit d’une œuvre de Féquière Vilsaint ou d’un autre auteur. Dans ce dictionnaire, le terme « machòkèt », suivi de la mention « n » (nom) est ainsi défini : « Bungler, Blacksmith ». Ce dictionnaire donne pour « machòkèt » les équivalents « Un/e incompétent /e » et consigne la définition suivante : « Personne inexpérimentée. Forgeron » [ma traduction]. Cette formulation restrictive ne permet pas de savoir si pour l’auteur de ce dictionnaire il y a des « machòkèt » dans d’autres domaines que celui de la forge. Pour sa part, le lacunaire « Petit lexique du créole haïtien » d’Emmanuel W. Vedrine (E. W. Védrine Creole Project, Inc., 2005) donne la chiche définition suivante du terme « machòkèt » : « n. » (nom), « forgeron » (sens pej. »), sans préciser en quoi le terme « machòkèt » serait péjoratif. On l’aura compris, réduire le terme « machòkèt » au seul équivalent nominal « forgeron » revient à évacuer tous ses autres possibles emplois lexicaux, notamment son emploi adjectival. De son côté, le très lacunaire « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot ne comprend aucune attestation du terme « machòkèt », mais il consigne à la page 250 une rubrique consacrée à « Sechèl » (la République des Seychelles) située à des milliers de kilomètres d’Haïti…
Dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), qui est un rigoureux modèle de lexicographie créole, le terme « machòkèt1 » (page 444) est consigné en tant qu’adjectif et également en tant que nom. « Machòkèt » et sa variante orthographique « machoukèt » (classés adjectifs) sont suivis des équivalents « poor » [« pauvre »] et « incompetent » [« incompétent »]. L’équivalent « poor » demeure toutefois fort contestable dans le contexte définitoire du terme « machòkèt1 » et le contexte phrastique éclaire curieusement l’emploi nominal plutôt que l’emploi adjectival : « Enjenyè sa a se yon machòkèt paske plan kay li fè a mal trase ». Classé comme « nom », le terme « machòkèt2 » et sa variante orthographique « machoukèt » ont pour équivalent « blacksmith » [« forgeron »] et renvoient au terme anglais « machal » figurant à la page 441 du dictionnaire et qui est traduit par « machal ». Les dictionnaires usuels du français ne consignent pas le terme « machal », pas plus que les dictionnaires créoles consultés. Le dictionnaire de Valdman consigne aussi le terme « machòkèt3 » et sa variante orthographique « machoukèt » (classés comme noms) et ainsi définis : (1) « person not skilled in his/her trade (pej.) », soit une « personne non qualifiée dans son métier/son domaine » [ma traduction]. Pour cette catégorisation nominale de « machòkèt3 », l’exemplification s’énonce comme suit : « M wè se yon machòkèt ki fè amwa sa a » ; cet exemple confirme que « machòkèt » a bien, selon le contexte, la valeur d’un nom et qu’il se différencie ainsi de l’emploi adjectival. Dans la même rubrique, l’auteur consigne (2) le terme « bungler » [« incapable », « maladroit »] avec un double renvoi vers « bos machòkèt » et « bos », ce qui est parfaitement logique en termes d’aire sémantique commune.
Au cours d’une conversation à bâtons rompus avec Jean Marie Théodat à la Journée du livre haïtien du Centre Na Rive, le 20 août 2022, il nous a mis sur la piste du terme « machoquét » attesté dans le « Manuel des habitans de Saint-Domingue contenant un précis de l’histoire de cette île », livre de référence rédigé par S.J Ducoeurjoly et Jean Baptiste Poupée-Desportes (Éditions Arthus – Bertrand, Paris, 1803). La piste est intéressante et il se pourrait –mais cela devra être méthodiquement vérifié par une investigation plus poussée–, que l’ancêtre du terme « machòkèt » soit le « machoquet » que nous avons relevé dans le fameux « Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français » (sous-titré « Le plus exact et le plus complet de la lexicographie française ») de Napoléon Landais paru en 1853 chez Didier Libraire-éditeur à Paris. Ce dictionnaire consigne, à la page 178, le terme « machoquet », subs. masc. (« machoquié »), tr. d’hist. naturelle, « grillon des îles ». Une recherche portant sur les termes « machoquet » et (« machoquié ») dans le « Dictionnaire étymologique de l’ancien français » (version électronique datée de 2010 mise en ligne sous la forme de fichiers-images) n’a fourni aucun résultat probant. Le dictionnaire Littré (1872-1877) répertorie le terme « mâchoquet » (mâ-cho-kè) s. m. » ainsi défini : « Espèce de grillon des îles ». Ces dictionnaires éclairent donc le terme « machoquet » de sa définition qui relève du domaine de l’entomologie –nous sommes ainsi loin du sens actuel de « machòkèt » en créole haïtien, en dépit du fait que le Littré suggère pour le terme « mâchoquet » la prononciation « mâ-cho-kè ». Les dictionnaires Larousse et Robert ne consignent pas le terme « machoquet », pas plus que le dictionnaire USITO de l’Université de Sherbrooke ou le dictionnaire Hachette ou encore le monumental « Dictionnaire des francophones ».
Le « kreyòl machòkèt » dans la presse haïtienne et dans les prestations langagières individuelles
Plusieurs sources documentaires renseignent sur la présence d’un « kreyòl machòkèt » dans la presse haïtienne contemporaine et dans les prestations langagières individuelles. D’une manière générale, dans les prestations langagières individuelles à l’oral, le « kreyòl machòkèt » est défini par nombre de locuteurs créolophones comme étant un « créole pauvre » et « incompétent », qui fait peu de cas du sens réel des mots et de leur organisation grammaticale, qui tend vers la simplification à outrance des énoncés (cf. la « folklorisation populiste de la langue » ou encore le « monolinguisme fétichiste » comme le dit si bien la romancière Yanick Lahens) et qui s’enferme dans une vision faussement basilectale du créole (cf. « kreyòl rèk » versus « kreyòl swa » en référence à la problématique des « niveaux de langue » évoquée par la linguiste créoliste Dominique Fattier, de l’Université de Cergy-Pontoise (France), dans sa remarquable étude « Le français d’Haïti (dans sa relation osmotique avec le créole) : remarques à propos des sources existantes » parue dans « Le français régional antillais : exploration et délimitation d’un concept », HAL SHS, nov. 2010, Paris ; cette étude est ensuite parue dans « Le français dans les Antilles : études linguistiques » d’André Thibault (éd.), Paris, L’Harmattan, 2011). Il est utile de rappeler que la problématique du « kreyòl rèk » versus « kreyòl swa » renvoie à celle de la « variété linguistique », de la « variation linguistique » (voir le livre « Variété dans la langue standard », sous la direction de Pierre Bouchard, Office québécois de la langue française, Québec, 2004) ; sur la problématique d’« une norme basilectale du créole haïtien », voir aussi l’incontournable et fort éclairante étude du linguiste créoliste Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » parue dans la revue La linguistique 2005/1 (vol.41).
La problématique du « kreyòl machòkèt » a été abordée par le linguiste Fortenel Thélusma dans son essai « Le créole haïtien dans la tourmente / Faits probants, analyse et perspectives » (C3 Éditions, 2018). Au chapitre II de ce livre, « Réflexions sur quelques emplois et structures syntaxiques observés dans le discours en créole haïtien », l’auteur, sans faire appel explicitement au terme « kreyòl machòkèt », aborde lui aussi « La question de la norme » (page 62 et suivantes), celle de la grammaticalité des énoncés du type « di bonjou avèk », remèsye avek », « di byenvini avèk », ainsi que celle de la conformité des nouveaux termes (ex. : « rezososyo », « jenewo », « pwosèvèbo »).
Pour sa part, le journaliste Kendi Zidor est l’auteur de « Contact de langues et imaginaire linguistique », un remarquable mémoire de licence, élaboré sous la direction du linguiste Renauld Govain et issu d’une observation de terrain. Ce mémoire a été soutenu en 2015 à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et son auteur s’intéresse de près à la variation linguistique dans la presse haïtienne. Dans l’article « Fautes de prononciation, péchés véniel » publié dans Le Nouvelliste du 15 juillet 2016, il s’interroge avec à-propos sur le phénomène de l’hypercorrection des locuteurs bilingues français-créole évoluant en contexte de « code switching » (d’« alternance codique »), et ce phénomène n’est pas sans rapport avec la problématique du « kreyòl machòkèt » lorsqu’un locuteur, arc-bouté à une vision hypernormative de la langue seconde, appauvrit sa langue maternelle, le créole, par des énoncés proches de la « translittération ». Celle-ci est un procédé consistant à « faire correspondre à un signe d’un système d’écriture un signe d’un autre système » (Ortolang, Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS, Université de Nancy, France). Dans son mémoire de licence, « Contact de langues et imaginaire linguistique », Kendi Zidor étudie plusieurs aspects de la problématique linguistique haïtienne où il est possible de repérer des manifestations de « kreyòl machòkèt », en particulier dans les médias (voir le chapitre III, « Cadre conceptuel », le sous-chapitre 3.4. Évolution de la pratique du créole et du français à la radio à Port-au-Prince », page 36). Au chapitre IV, « Analyse des données », il explore « Un parler savant du créole haïtien ? » et « Une façon idéale de parler le créole haïtien ? » (sous-chapitre 4.2., « Imaginaire linguistique des présentateurs de nouvelles en créole à la radio à Port-au-Prince », page 50). Le tableau 5 (« Manifestations de [y] au lieu de [i] »), à la page 43 de l’étude, présente d’intéressantes manifestations de « kreyòl machòkèt » par le relevé des « interférences ».
Tableau 5 : « Manifestations de [y] au lieu de [i] »
Extraits de discours analysés |
Description des interférences : ([y] à la place de [i]) |
Sources |
Meri Delma an parteunarya ak PADF epui buwo monetizasyon pwogram èd pou devlopman lanse travay konstruksyon wout ru Louvertur |
Buwo ≠ Biwo Konstruksyon ≠ Konstriksyon Ru ≠ Ri |
Radio Ginen |
Yon situyasyon ki preokupe ministè a ki fè soti yon komunike, nan komunike sa a li anonse |
Situyasyon ≠ Sitiyasyon Preokupe ≠ Preokipe Komunike ≠ Kominike |
Radio Caraïbe |
Guy Delva mande otorite ayisyen yo pran dispozisyon pou asure sekurite moun non yo site nan dosye sa a epi bay juj Yvikel Dabrezil mwayen pou kontunye ankèt la |
Asure ≠ Asire Sekurite ≠ Sekirite Juj ≠ Jij Kontunye ≠ Kontinye |
Radio Solidarite |
egzekutif lan, parleuman an, parti politik yo siyen yon pwotokòl, […]
yo pran angajman, pou yo dyaloge juskaskeu yo jwenn |
Egzekutif ≠ Egzekitif Juskakaske ≠ Jiskaske Solusyone ≠ Solisyone |
Radio Métropole |
Ce tableau est éclairant à plusieurs titres et pourrait faire l’objet, comme pour d’autres tableaux de ce mémoire, d’une analyse plus poussée dans un format différent d’une chronique linguistique. Ce que l’on peut néanmoins retenir, c’est le caractère transversal de ce type d’énoncés oraux : ils se situent à la jonction de réalisations langagières à la fois individuelles (l’émetteur) et institutionnelles (la radio comme système). Plusieurs indices exemplifient pareille double articulation, ce qui fait dire à certains observateurs des médias en Haïti que « jounalis yo ap pale langaj », « menm lè y ap pale kreyòl yo vle moutre yo maton an franse ». C’est donc à la jonction de réalisations langagières à la fois individuelles et institutionnelles que prospère le « kreyòl machòkèt » : la presse parlée2 en langue créole, très largement majoritaire au pays, a un impact considérable sur les différents registres du créole en Haïti. Et si elle contribue d’une certaine façon à « standardiser » le registre « mésolectal » du créole en se posant implicitement comme une norme à l’échelle nationale, elle alimente également un modèle, des « modes chèlbè » d’expression radiophonique où caracole allègrement le « kreyòl machòkèt » d’un grand nombre de journalistes.
Dans le domaine de l’éducation où le créole souffre d’un lourd déficit de « didactisation » et où il est urgent d’élaborer le « métalangage » indispensable à la transmission, en langue maternelle créole, des savoirs et des connaissances, le « kreyòl machòkèt » sert souvent de « béquille ». Plusieurs enseignants nous ont maintes fois précisé qu’en l’absence d’outils didactiques et lexicographiques créoles appropriés, ils s’adonnent souvent à des approximations langagières improvisées. S’il est tout aussi vrai que certains enseignants continuent d’élaborer avec les moyens du bord le « métalangage » indispensable à la transmission, en langue maternelle créole, des savoirs et des connaissances, un grand nombre d’entre eux s’estiment très peu outillés en didactique créole : ils sont conscients que le « kreyòl machòkèt », sorte de « béquille phrastique », demeure un palliatif à l’origine provisoire puis installé dans la durée et qu’il ne résout en rien la complexe question de la « didactisation » du créole. À l’approche de la rentrée scolaire prévue pour le 5 septembre 2022, il est loin d’être évident que le « Livre scolaire unique » en créole –que l’on voit arriver à la vitesse hypersonique d’une météorite par la grâce indulgente et combien experte du ministère de l’Éducation nationale–, saura prémunir l’École haïtienne des effets du « kreyòl machòkèt » qui ne cesse de fleurir dans nos écoles. (Sur la problématique majeure de la « didactisation » du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.)
Le « kreyòl machòkèt » dans sa dimension idéologique et lexicographique
Le « kreyòl machòkèt » est également présent en lexicographie créole, au niveau individuel et au niveau institutionnel. Ainsi, un locuteur haïtien vivant aux États-Unis, que l’on présume être bien intentionné, s’est mué en « lexicographe » pour créer le terme « gwojemoni » sans indiquer les fondements méthodologiques justifiant l’invention de ce terme « créole » pour traduire le phénomène d’hégémonie culturelle, économique et politique que subissent des pays tels qu’Haïti. Il faut savoir que tout locuteur a le droit de créer des mots nouveaux, et ce que l’on désigne sous le vocable de « néologie spontanée », distincte de la « néologie planifiée », est une activité courante dans toutes les langues naturelles. Le locuteur n’attend pas la « permission » des linguistes et des lexicographes pour créer les mots nouveaux dont il a besoin pour désigner des réalités nouvelles ou des changements sémantiques à l’intérieur d’une langue. Là où la confusion s’installe c’est précisément lorsqu’un locuteur « néologue » autoproclamé du créole, se prenant pour un lexicographe mais dépourvu de toute formation en lexicographie, entend « normaliser » sa brillante « trouvaille » sans avoir validé, auprès des lexicographes, les modalités de sa création au plan de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et sur le registre de son acceptation auprès des locuteurs à l’aide d’une enquête terminologique de terrain. Dans le cas de « gwojemoni », la fonction idéologique utilitaire qu’on lui confère revêt une caractéristique qui s’apparie au « kreyòl machòkèt ». Sur ce registre, l’un des Ayatollahs du créole, Michel Degraff –fervent supporteur du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans la scandaleuse affaire du PSUGO–, s’est vite empressé d’instrumentaliser ce terme dans le but de poursuivre ses habituelles chimères, notamment sa « croisade évangélique » contre… la langue française en Haïti et contre l’« impérialisme » français embusqué dans la Francophonie institutionnelle (la « francofolie » haïtienne écrit-il). Sur le registre de la lexicographie comme sur celui de l’idéologie, le terme néologique « gwojemoni » enrichit le « kreyòl machòkèt » au sens où il n’est pas « parlant » ou immédiatement compréhensible pour le locuteur créolophone. De plus, il est instrumentalisé pour ne s’appliquer qu’à l’« impérialisme » français en Haïti. Ainsi sont volontairement passés sous silence les ravages connus et bien documentés commis en Haïti par l’Ogre nord-américain depuis la violente et déstructurante occupation américaine de 1915-1934, ainsi que le rôle impérial3 constant et dominant des États-Unis d’Amérique dans les affaires intérieures d’un pays théoriquement souverain, Haïti, de 1915 à 2022. Sous couvert de propulser une « brillante trouvaille » lexicographique à géométrie variable, le ci-devant « gwojemoni », l’un des Ayatollahs du créole véhicule frauduleusement l’idée que seule la France mène une politique impériale en Haïti : il faut donc passer sous silence le rôle impérial des États-Unis en Haïti, ce que Michel Degraff s’applique à faire de manière constante depuis plusieurs années. On cherchera en vain un texte public dans lequel Michel Degraff analyse le « gwojemoni » américain en Haïti… Dans cette logique d’aveuglement volontaire, Michel Degraff –fervent supporteur du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans la scandaleuse affaire du PSUGO–, accrédite l’idée frauduleuse qu’il faut se garder de porter un regard analytique et citoyen sur les mécanismes permettant par exemple aux 96 gangs armés qui contrôlent de larges pans du territoire national et terrorisent la population, d’être ravitaillés en armes de guerre à partir du territoire américain et avec la complicité avérée des caïds du cartel politico-mafieux du PHTK bénéficiaires de cette juteuse contrebande (voir l’article fort éclairant de Gary Olius, « L’ordre néocolonialiste et impérialiste dans le chaos d’Haïti », AlterPresse, 5 janvier 2021 ; voir aussi l’article de Frédéric Thomas, enseignant-chercheur au CETRI, Université de Louvain, « Haïti : la crise au prisme d’un autre regard », La Revue nouvelle 2021/4, n° 4 ; sur la politique américaine en Haïti, on écoutera avec profit l’intervention (non datée) du linguiste Noam Chmosky, professeur émérite au Département de linguistique du MIT, « US role in Haiti destruction », consignée sur le site « Haiti Now ». À lire également, sur le site du « Haitian Support Group », l’entrevue de Noam Chmosky en date du 15 décembre 2012, « Interview : Noam Chomsky on Latin America »). À l’aune du « kreyòl machòkèt », une certaine lexicographie « créole » –très minoritaire mais volontairement amnésique au plan historique quant au rôle des États-Unis en Haïti et paradant sous le regard complaisant du Département de linguistique du MIT–, cultive donc le déni, le déficit volontaire de mémoire historique ainsi que sa proximité d’intérêts avec un Exécutif mafieux, celui du PHTK, qui a institué la criminalisation du pouvoir d’État en mode de gouvernance de tout un pays. Au moment où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste remobilise ses universitaires « en service commandé » –parmi lesquels le sociologue Louis Naud Pierre, principal rédacteur de la Constitution de 2021 unanimement décriée–, il faut prendre toute la mesure que ce cartel peut également instrumentaliser le « kreyòl machòkèt » pour contribuer à assurer la reproduction de son pouvoir illégal et inconstitutionnel. (Sur le rôle des universitaires actuellement « en service commandé » pour le compte du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, voir la « Tribune / La « pathologisation » du débat d’idées en Haïti selon le sociologue du PHTK Louis Naud Pierre : le dessous des cartes », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 17 août 2022). Faut-il le rappeler ? Aucune langue n’est en soi « révolutionnaire » ou « réactionnaire », seule son instrumentalisation idéologique et politique lui confère un rôle citoyen que l’Histoire en pleine lumière retiendra : le « kreyòl machòkèt » pouvant agir comme repoussoir du futur aménagement du créole aux côtés du français, il y a donc lieu de poursuivre un constant plaidoyer pour une approche hautement scientifique du créole.
Le « kreyòl machòkèt », dans sa dimension lexicographique, se donne aussi à voir dans le miroir, essentiel, de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. À ce niveau il faut distinguer deux aspects étroitement liés de la démarche lexicographique. D’une part les « produits » lexicographiques issus d’un processus d’élaboration (lexiques, dictionnaires, glossaires) et, d’autre part, en amont de ce processus, la méthodologie du travail lexicographique fortement modélisée depuis de nombreuses années. Dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » paru en Haïti dans Le National du 21 juillet 2022, nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques d’inégale valeur sur le plan scientifique. Certains d’entre eux ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, entre autres le « Ti diksyonè kreyòl-franse » de Pierre Vernet, Henry Tourneux et al. (Éditions Caraïbes, 1976) ; le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux (Éditions du CNRS/Cahiers du Lacito, 1986 ; le « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayol » de Pierre Vernet et Henry Tourneux (dir.), Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001 ; le « English-Haitian Creole bilingual dictionnary » d’Albert Valdman, Marvin. Moody, Thomas E, Davis, édité au Creole Institute, Indiana University, en 2017. La lexicographie créole a donc indiscutablement des acquis solides depuis les travaux pionniers de Pradel Pompilus en 1958.
En revanche, plusieurs « produits » lexicographiques marquent un recul de la lexicographie créole qui est de l’ordre du « kreyòl machòkèt » puisque, comme nous l’avons rigoureusement démontré par l’analyse critique, ces « produits » lexicographiques n’ont pas été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. C’est le cas des documents analysés dans nos articles parus en Haïti dans Le National : « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020 ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine », Le National, 11 août 2021 ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » , Le National, 12 juillet 2022. Trois de ces ouvrages lexicographiques, celui de Vilsen, celui de Védrine et celui de Trouillot, accusent de lourdes lacunes méthodologiques et un nombre élevé de définitions sont inadéquates, parfois fausses, souvent incomplètes ou partielles. Quant au « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » mis en ligne par la « Platfòm MIT-Ayiti » il y a plus de cinq ans, nous avons démontré par une analyse lexicographique rigoureuse qu’il est le plus médiocre de tous les ouvrages lexicographiques créoles publiés ces cinquante dernières années (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022). Le « Glossary » du MIT Haiti Initiative illustre amplement la problématique du « kreyòl machòkèt » : fantaisistes et erratiques, ses équivalents « créoles », pré-scientifiques et pré-lexicographiques, sont opaques au plan sémantique, ils ne sont pas conformes au système morpho-syntaxique du créole, ils sont majoritairement faux et inadéquats, et ils ne sont pas intelligibles pour un locuteur créolophone. Voici un échantillon de pseudo termes « créoles » provenant de ce « Glossary » : « air resistance » = « rezistans lè », « air track » = « pis kout lè », « and replica plate on » = « epi plak pou replik sou », « generate field vizualization » = « pwodui vizyalizasyon chan yo » ; « multiple regression analysis » = « analiz pou yon makonnay regresyon » ; « single-slit experiment » = « esperimantasyon sou limyè nan yon fant » ; « think-pair-share » = « panse-fòme pè-pataje ». Alors même que ce charabia « lexical » de type « kreyòl machòkèt » ne peut en aucun cas être recommandé pour l’enseignement en créole des mathématiques et des sciences, c’est également sur le plan méthodologique que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » charrie les plus graves dommages pour la lexicographie créole. En effet, il promeut un « modèle » lexicographique erratique de type Wikipedia (totalement inconnu des Facultés de linguistique et des Écoles de traduction à travers le monde), et ce « modèle » s’est installé en dehors de tout encadrement assuré par la lexicographie professionnelle. Comme il est écrit sur la plateforme du « MIT – Haïti Initiative », les rédacteurs de ce « Glossary » soutiennent ce qui suit au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STIM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole. » [Ma traduction] De telles prétentions lexico-didactiques promeuvent une véritable « arnaque lexicographique », et il est significatif que la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti n’ait jamais apporté une quelconque caution scientifique au « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative ». Il est également significatif qu’aucun enseignant, aucun linguiste ou didacticien haïtien, aucun linguiste créoliste étranger familier de la problématique linguistique haïtienne n’a à ce jour pris le risque de recommander ce « Glossary » pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques.
En définitive, il faut prendre toute la mesure qu’il est urgent et indispensable d’effectuer en Haïti une véritable « rupture épistémologique » d’avec le « kreyòl machòkèt », qui draine une illusion des savoirs et banalise la « folklorisation » du créole et le sous-calibrage des dispositifs de la communication entre sujets parlants. Il y a lieu de poursuivre et d’amplifier, en Haïti et hors du pays, un fort « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », plaidoyer auquel nous avons contribué dans Le National du 13 décembre 2021. Sur le plan institutionnel, la conduite d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique devra être assurée par la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, aussi bien pour le volet enseignement de la lexicographie que pour celui d’une production d’ouvrages lexicographiques de référence réalisés en équipe avec l’apport de spécialistes de différents domaines.
NOTES
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De manière unanime, les participants au « Séminaire » du 19 août 2022, organisé par le Cidihca à Montréal sur le thème « Les enjeux de la reconstruction en Haïti », ont salué l’exceptionnel talent de communicateur de Jean Marie Théodat, sa maîtrise du sujet, son habilité à expliquer nombre de notions spécialisées et de concepts, ainsi que la rigueur d’un discours scientifique vulgarisé (« didactisé ») à souhait. Jean Marie Théodat est détenteur d’un doctorat de géographie de l’Université Paris X-Nanterre, d’un DEA de géographie tropicale de l’Université Paris-Sorbonne, assorti d’une agrégation de géographie, d’une maîtrise en géographie et d’une licence en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne. Fondateur et rédacteur en chef de la revue Échogéo, ex-directeur du Bureau caraïbe de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) à Port-au-Prince, il a enseigné au Département de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi qu’à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti. De 2012 à 2015, au Nord d’Haïti, il a été responsable du Conseil de gestion du campus Henri Christophe de Limonade (Université d’État d’Haïti) où il a aussi enseigné. Il est l’auteur de plusieurs livres –dont « Fatras Port-au-Prince », Éditions Parole, 2021–, et de nombreux articles traitant de sujets divers et dans différents domaines (géographie, littérature, sociologie, etc.).
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« Le CONATEL a révélé qu’en 2019 il existait sur l’ensemble du territoire national 398 stations de radiodiffusion sur la bande FM dont une soixantaine de radios communautaires et 8 stations de radio sur la bande AM ainsi que 111 stations de télévision, autorisés à fonctionner dans les différentes zones de couverture géographique du pays » (voir l’article « 398 stations de radio et 111 stations de TV au pays », Haïti libre, 14 février 2020).
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La domination impériale des États-Unis d’Amérique sur Haïti, de 1915 à nos jours, est amplement documentée dans les travaux des historiens, de J-C Dorsinvil à Georges Corvington et Roger Gaillard, de Michel Hector à Suze Castor, de Leslie Péan à Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, etc. Sur le même sujet, celui de la domination impériale des États-Unis d’Amérique sur Haïti, voir le livre collectif « Cent ans de domination des États-Unis d’Amérique du Nord sur Haïti, 1915-2015 », sous la direction de Michel Soukar, C3 Éditions, 2015. Voir aussi les articles suivants : « Les États-Unis ont-ils un rôle dans le naufrage d’Haïti ? », par Ralph Thomassaint Joseph, Ayibopost, 15 janvier 2016 ; « Le passé trouble américain en Haïti », par Rafaël Jacob, spécialiste de la politique américaine, chercheur postdoctoral à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal, magazine L’Actualité, 19 juillet 2021 ; « La rançon / Envahissez Haïti, exhorte Wall Street. Les États-Unis s’exécutent », par Selam Gebrekidan, Matt Apuzzo, Catherine Porter et Constant Méheut, New York Times, 20 mai 2022.
Montréal, le 24 août 2022