— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
« La borlette aurait débuté dans les années 1950 dans le sud du pays, dans les régions des Cayes, via les émigrés haïtiens travaillant à Cuba – au départ, elle se serait appelée la « Loteria Cubana » puis « Bolita » qui signifie « petite boule » en espagnol et, dans les années 1960, elle est devenue la borlette (…) Quant à la borlette, sa pratique relève en fait de toute une géomancie qui accompagne l’interprétation des rêves et révèle une certaine technicité du jeu : il faut en « bien » rêver, bien interpréter son rêve pour arriver au bon boul. L’analyse permet ici de revenir sur l’affirmation selon laquelle, dans les jeux de hasard, « non seulement on ne cherche pas à éliminer l’injustice du hasard, mais c’est l’arbitraire même de celui-ci qui constitue le ressort unique du jeu » (Marie Redon, Université Paris 13-Nord : « Gaguère (combat de coqs) et borlette (loterie) / Quels enseignements sur Haïti ? », Géopolitique des jeux d’argent, Cahiers d’Outre-Mer, LXXII, 2020).
La publication en Haïti, dans le journal Le National du 21 juillet 2022, de notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » a retenu l’attention de nombre de linguistes, de lexicographes et d’enseignants en Haïti. Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que dans cet essai nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques, et dans les articles subséquents qui ont complété cet essai, nous avons démontré que sur le total de 75 ouvrages, seuls 9 ont été élaborés selon les règles méthodologiques de la lexicographie telle qu’elle est enseignée dans les universités à travers le monde et telle qu’elle est mise en œuvre dans la confection des lexiques et des dictionnaires de la langue usuelle (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real academia española, etc.). Sur ce registre, il est utile de formuler une remarque générale : qu’il s’agisse du domaine français (avec Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré…), du domaine anglo-américain (avec le Merriam-Webster Dictionnary, le Oxford Advanced American Dictionary…), ou du domaine espagnol (avec El Diccionario de la lengua española de la Real academia española…), ces ouvrages de référence s’arriment tous au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. Ces dictionnaires de haute qualité scientifique mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes). Le même cadre méthodologique est également mis en œuvre pour l’élaboration des lexiques bilingues (qui ne comprennent pas de définitions des termes) et pour la confection des vocabulaires spécialisés en néologie scientifique et technique. Le tableau 1 illustre les différentes étapes de l’élaboration du dictionnaire.
Tableau 1 / Modélisation du dispositif méthodologique de la lexicographie contemporaine : les différentes étapes de l’élaboration du dictionnaire
Étape 1 : élaboration de la politique éditoriale : quel type de dictionnaire et quel public-cible ? |
Étape 2 : détermination du corpus à dépouiller et mise en œuvre du dépouillement de diverses sources documentaires. |
Étape 3 : établissement de la nomenclature du dictionnaire : relevé des termes qui sont définis dans le dictionnaire |
Étape 4 : traitement lexicographique des termes de la nomenclature : catégories grammaticales, rédaction des définitions, choix des exemples illustratifs et des notes |
Taille et format choisis : papier et/ou numérique. Rédaction de la « Préface » ou du guide d’utilisation du dictionnaire (exposé de la méthodologie) |
Sources documentaires : dictionnaires antérieurs (Littré, Larousse, Robert, etc.), œuvres littéraires et scientifiques, journaux et revues, corpus lexicaux informatisés, banques de données lexicales et banques de données terminologiques en ligne. |
Application des critères de sélection des termes et des synonymes : attestations écrites, fréquence d’usage du mot, néologisme récent ou en cours d’implantation, terme doté d’un sens nouveau, niveaux de langue. |
La conformité aux règles de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle est illustrée au tableau 2 –l’exemple choisi exemplifie l’étape essentielle de la définition des termes–, pour les domaines français, anglais et espagnol.
Tableau 2 / Sèmes définitoires communs pour une même notion dans trois langues différentes
Langue et terme |
Définition et source documentaire |
Français : intelligence artificielle, n.f. |
Ensemble des théories et des techniques développant des programmes informatiques complexes capables de simuler certains traits de l’intelligence humaine (raisonnement, apprentissage…) (Source : Le Robert) |
Anglais : artificial intelligence, noun |
-1- A branch of computer science dealing with the simulation of intelligent behavior in computers. -2- The capability of a machine to imitate intelligent human behavior. (Source : Merriam-Webster Dictionnary) |
Espagnol : inteligencia artificial, f. |
Disciplina científica que se ocupa de crear programas informáticos que ejecutan operaciones comparables a las que realiza la mente humana, como el aprendizaje o el razonamiento lógico. (Source : Diccionario de la lengua española de la Real Academia española) |
Le tableau 2 exemplifie qu’il y a entre les trois langues des traits de définition semblables (des « sèmes définitoires » semblables) éclairant la signification d’une même notion : l’« intelligence artificielle » est (a) un domaine (une discipline) des sciences informatiques (b) où sont créés des programmes (c) destinés à reproduire, à simuler des comportements humains. Dans l’énoncé de la définition française, le sème « Ensemble des théories » suggère l’existence de liens entre l’informatique et les neurosciences cognitives (voir Catherine Garbay et Daniel Kayser : « Informatique et sciences cognitives : influences ou confluence ? », Éditions OPHRYS / Maison des sciences de l’homme, Paris, juin 2011). En lexicographie créole, la définition de la notion d’« intelligence artificielle » devra comporter les mêmes traits définitoires provenant de sources écrites ; et si cette définition est rédigée de toutes pièces par les lexicographes-rédacteurs, ceux-ci devront consigner en langue créole de semblables traits définitoires : le concept objet d’une définition est le même –et sur le registre de la formulation de la définition intervient l’indispensable dimension de la didactisation du créole (sur cette problématique, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021).
Le principe de la conformité des traits définitoires d’un terme exprimant une notion (et cela vaut pour les synonymes du terme principal) interroge l’ensemble de la lexicographie créole : élabore-t-elle ses lexiques et ses dictionnaires en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle ou selon les aléas d’une « lexicographie borlette » selon laquelle n’importe quel locuteur du créole se croit compétent et apte à fabriquer des lexiques et des dictionnaires créoles uniquement parce qu’il est créolophone et peu importe qu’il ne dispose d’aucune compétence avérée en lexicographie ? La « lexicographie borlette » –qui méconnaît, ignore et/ou tient à distance la méthodologie de la lexicographie professionnelle–, s’affiche aventureusement tel un « modèle » lexicographique. C’est le cas de certaines publications, notamment aux États-Unis : le projet Creole Editions (voir le « Leksik kreyòl: ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 ») et le MIT Haiti Initiative (voir le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ».
Équivalence lexicale et équivalence notionnelle
Afin d’examiner rigoureusement en quoi consiste le naufrage de la « lexicographie borlette », il s’avère indispensable de rappeler qu’en matière de méthodologie de la lexicographie comme d’ailleurs en matière de méthodologie de la terminologie bilingue, LE CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE EST UN CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE.
Le linguiste-terminologue québécois Robert Dubuc, qui a longtemps enseigné la traduction et la terminologie à l’Université de Montréal, est l’auteur entre autres du « Manuel pratique de terminologie » (Éditions Linguatech, 2002). Il nous enseigne que « Deux termes sont dits équivalents s’ils affichent une identité complète de sens et d’usage à l’intérieur d’un même domaine d’application. (…) Il y a équivalence même si chaque langue n’envisage pas la même notion sous le même angle ». Toujours sur le registre de l’équivalence lexicale, il est essentiel de bien comprendre que « Le principe élémentaire de la lexicographie bilingue est celui de l’équivalence : les mots d’une langue sont présentés comme les équivalents de ceux d’une autre langue, afin de permettre la traduction, la compréhension de la langue étrangère, ou l’expression dans cette langue. Cette notion d’équivalence est apparue spontanément dès les origines du dictionnaire et demeure naturellement et implicitement celle qui vient le plus souvent à l’esprit des utilisateurs de dictionnaires. C’est tout aussi naturellement que cette équivalence est envisagée au niveau du mot, les correspondances entre les deux langues étant décrites en fonction des éléments lexicaux. On sait que deux langues n’opèrent pas la même structuration de la réalité référentielle : il n’y a pas d’isomorphisme des langues ni dans leur structuration globale ni au niveau de leurs unités élémentaires » (Cosimo De Giovanni Université de Cagliari, Laboratoire de lexicographie bilingue : « L’équivalence lexicographique dans la différence / Des réflexions pour l’avenir », Verbum University Press / Vol 2 (2011). Au demeurant, qu’il s’agisse d’«équivalence exacte », d’« équivalence partielle », d’« équivalence par intersection », d’« équivalence formelle », d’« équivalence dynamique » (Nida, 1964), d’« équivalence sémantique » ou d’« équivalence pragmatique », la nature et l’exactitude de l’équivalence, essentielles en lexicographie comme en terminologie, constituent un axe-pivot. Elles s’apparient à la centralité de l’équivalence notionnelle et tiennent compte nécessairement du fait que le système conceptuel d’une langue à l’autre diffère sur plusieurs aspects. Ainsi, le traducteur francocréolophone peut être appelé à examiner attentivement les relations traductionnelles existant entre les hypothétiques équivalents créoles du terme « rivière » : « larivyè », « manman dlo » (?), « lavalas » (?). Quelle est l’étendue sémantique du terme « larivyè » : s’agit-il d’une « rivière », d’un « fleuve » ou d’un « cours d’eau » plus ou moins important ? (Sur la problématique de l’équivalence lexicale et terminologique, voir Annaïch Le Serrec : « Analyse comparative de l’équivalence terminologique en corpus parallèle et en corpus comparable :
application au domaine du changement climatique », thèse de doctorat, Université de Montréal, avril 2012).
L’équivalence notionnelle consiste à définir une même notion de la langue source à la langue cible, à établir le champ sémantique commun au sein duquel « fonctionne » une notion. Ainsi, « la définition,
tant dans un ouvrage terminologique que dans un ouvrage lexicographique, permet d’expliciter le sens d’une unité ou d’un groupe d’unités signifiantes. La pratique de la définition en terminologie se distingue cependant de celle qui est généralement adoptée par les lexicographes, notamment au regard de sa finalité, en ce qui concerne l’« objet » à définir et quant aux procédés employés » (…). « La définition terminologique s’attache à décrire, à énoncer un concept (ou notion) désigné par un terme (…) et à le caractériser par rapport à d’autres concepts à l’intérieur d’un système organisé (appelé système conceptuel), tandis que la définition lexicographique cherche à décrire le ou les sens (signifié) d’une unité lexicale. À la différence d’un concept, qui revêt uniquement une dimension désignative ou dénotative –du moins, selon le point de vue généralement adopté dans la pratique terminologique–, un signifié (terme qu’on rattache davantage à la lexicographie) comporte souvent une dimension connotative et culturelle qui lui confère une plus grande richesse sémantique, laquelle témoigne entre autres de la mentalité, des croyances, des attitudes,
des goûts ou des us et coutumes des locuteurs d’une langue. La terminologie délimite des concepts et leur associe les termes appropriés, tandis que la lexicographie décode des unités lexicales et en décrit le sens ou les différentes significations » (Robert Vézina, Jean Bédard et Xavier Darras : « La rédaction de définitions terminologiques », Office québécois de la langue française, Québec, 2009).
Tableau 3 / Exemple d’équivalence notionnelle de la langue source à la langue cible (référence : Termium Plus, la banque terminologique du Bureau de la traduction du Canada)
Terme(s) dans la langue source |
Terme(s) dans la langue cible |
Définition du terme anglais |
Note du terme anglais |
cyberattack |
An attack that involves the unauthorized use, manipulation, interruption or destruction of, or access to, via electronic means, electronic information or the electronic devices or computer systems and networks used to process, transmit or store that information. |
(…) terms and definition standardized by the Canadian Capability-Based Planning Terminology Committee and the Translation Bureau. (…) terms standardized by Public Safety Canada and the Translation Bureau. |
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cyberattaque |
Définition du terme français |
Note du terme français |
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[variante orthographique] cyber attack ; [synonyme] cyberspace attack |
[variante orthographique] cyber-attaque ; [synonyme] attaque du cyberespace |
Attaque qui consiste en l’utilisation, la manipulation, l’interruption ou la destruction non autorisées d’information électronique, de dispositifs électroniques ou de systèmes et réseaux informatiques servant à traiter, à transmettre ou à stocker cette information, ou qui consiste en l’accès non autorisé à cette information, à ces dispositifs ou à ces systèmes ou réseaux. |
(…) termes et définition normalisés par le Comité de terminologie de la planification axée sur les capacités au Canada et le Bureau de la traduction. (…) termes normalisés par Sécurité publique Canada et le Bureau de la traduction. cyberattaque : terme publié au Journal officiel de la République française le 19 septembre 2017. |
L’arpentage et l’exemplification du CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE (CRITÈRE MAJEUR AU CENTRE DE TOUTE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE) permet maintenant d’aborder les acquis méthodologiques de la lexicographie haïtienne au regard des « égarements systémiques » et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette ». Qu’est-ce qui caractérise les « égarements systémiques » et l’« amateurisme d’une « lexicographie borlette » ? Est-il nécessaire, en ce mois de mars 2023, d’actualiser l’analyse critique de tels naufrages lexicographiques ? La réponse est « oui » car il s’agit là d’un enjeu de premier plan : l’actualisation de l’analyse critique des « égarements systémiques » et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » se justifie sur plusieurs plans. D’une part, la créolistique –depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987–, a produit peu d’études de référence sur la lexicographie créole, ses enjeux, sa dimension institutionnelle et ses méthodes. La créolistique s’est toutefois enrichie de deux études de premier plan d’Albert Valdman : « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » (revue L’information grammaticale », 2000 / 85) et « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La linguistique 2005/1, vol.41). Sur les plans historique et typologique de l’évolution de la lexicographie créole, l’article de Annegret Bollée, « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol.X), a elle aussi enrichi notre connaissance de la lexicographie créole. D’autre part, la créolistique a élaboré peu d’ouvrages de référence (lexiques et dictionnaires) en lexicographie créole. Et compte-tenu du fait que la traduction et la lexicographie sont des domaines d’enseignement très récents dans l’enseignement supérieur haïtien, la créolistique n’a toujours pas élaboré de cadre méthodologique devant guider l’ensemble de l’activité lexicographique en Haïti (voir nos articles « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 14 décembre 2021), « Dictionnaires créoles, français-créole, anglais-créole : les grands défis de la lexicographie haïtienne contemporaine » (Le National, 20 décembre 2022), et « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022). L’actualisation de l’analyse critique des « égarements systémiques » et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » se justifie également du fait de la persistance d’un culte banalisé de l’amateurisme en Haïti repérable dans nombre de domaines où le « voye monte » tient lieu d’argumentaire et de mode de travail. L’actualisation de l’analyse critique de plusieurs naufrages lexicographiques vise aussi à contrer un pseudo « modèle » lexicographique borlettisé et colporté depuis les États-Unis avec l’aval erratique et complaisant de puissantes institutions universitaires américaines dépourvues de toute expertise et de toute compétence connue dans le domaine spécialisé de la lexicographie créole –notamment le Département de linguistique du MIT et la Linguistic Society of America (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; voir aussi notre « Lettre ouverte à la Linguistic Society of America », Le National, 11 octobre 2022. La version anglaise de ce document, « Open letter to the Linguistic Society of America », a été par nos soins adressée à cette institution). Le tableau 4 présenté ci-après permet d’identifier les ouvrages élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, tandis que le tableau 5 liste ceux qui ont été confectionnés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Les quatre ouvrages listés dans le tableau 5 ont tous fait l’objet d’une rigoureuse évaluation lexicographique que nous avons fait paraître en Haïti dans Le National. Et nous avons également procédé à l’évaluation lexicographique de plusieurs ouvrages identifiés au tableau 5 dans des articles que nous avons publiés dans Le National.
Tableau 4 / Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle
(9 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)
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Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. |
1976 |
Éditions caraïbes |
and II) |
Albert Valdman (et al.) |
1981 |
Creole Institute Bloomington University |
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Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
|
Bryant Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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André Vilaire Chery et al. |
1996 |
Hachette-Deschamps / EDITHA |
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André Vilaire Chery |
2000 et 2002 |
Éditions Édutex |
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Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
Ces dictionnaires et lexiques de grande qualité scientifique mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) et, exception faite des lexiques qui ne comprennent pas de définitions, à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes).
Tableau 5 / Exemples de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Éditeur |
Année de publication |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Éduca Vision |
1994 [2009] |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
Védrine Creole Project [?] |
2000 |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
CUC Université Caraïbe |
2003 [?] |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
2015 [?] |
Tel qu’indiqué au tableau 6, sur le plan méthodologique et quant au contenu lexicographique, les lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle ont les caractéristiques suivantes :
Tableau 6 / Caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie
de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Catégorie |
Principales caractéristiques lexicographiques |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Dictionnaire unilingue créole Accès Web uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives. |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole |
De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions. |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes… |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
Lexique bilingue anglais-créole. Accès Web uniquement |
Équivalents créoles majoritairement fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. |
Les ouvrages lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisent donc par (1) l’absence complète et/ou le rachitisme du projet éditorial lexicographique et l’absence de critères méthodologiques mis en œuvre et habituellement identifiés par les appellations « Préface » ou « Guide d’utilisation » ; (2) l’absence de critères lexicographiques relatifs à la détermination du corpus à dépouiller et l’absence de critères relatifs au dispositif de dépouillement de diverses sources documentaires ; (3) l’absence de critères lexicographiques relatifs à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique ; (4) l’absence de critères relatifs au traitement lexicographique des termes de la nomenclature.
L’article que nous avons publié dans Le National du 29 décembre 2022, « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », constitue un plaidoyer grand public pour que la créolistique institue une rupture d’avec les égarements systémiques et l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » tels qu’illustrés par les tableaux 5 et 6. Il s’agit là d’un défi majeur, ce qui est en jeu c’est l’avenir même de toute l’activité traductionnelle et lexicographique haïtienne sur les registres liés de la formation universitaire et de la production d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique.
La promotion d’un pseudo « modèle » lexicographique essentiellement rachitique et pré-scientifique, de type Wikipedia, et celle d’une erratique « lexicographie borlette » au MIT Haiti Initiative –qui a bricolé dans un grand brouillard conceptuel le très médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »–, représentent un naufrage sur le chemin de l’établissement d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique. Sur le site du MIT-Haiti Initiative, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présenté en ces termes : « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » / « Glossaires kreyòl-anglais pour la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) dans le cadre de l’initiative MIT-Haïti ». [Ma traduction] Les concepteurs-bricoleurs de ce « Glossary », étrangers à la théorie et à la pratique de la lexicographie professionnelle, confondent « lexique » et « glossaire », celui-ci étant selon la plus ancienne tradition lexicographique un recueil unilingue de termes rares ou anciens suivis de leur définition. Une glose est un commentaire linguistique ajouté dans les marges ou entre les lignes d’un texte pour expliquer un mot étranger ou dialectal. Un glossaire est pour l’essentiel une « collection de gloses », c’est-à-dire, au sens premier, une liste de définitions explicitant des termes obscurs ou anciens. Le terme glossaire est souvent confondu avec lexique, celui-ci étant une liste de termes dans une langue donnée accompagnés de leurs équivalents dans une autre langue ; le lexique ne comporte ni définitions ni notes. (Sur l’étude historique des « glossaires », et en ce qui a trait aux « glossaires d’édition », voir Jean-Pierre Chambon, Université de Paris-Sorbonne : « Lexicographie et philologie : réflexions sur les glossaires d’éditions de textes (français médiéval et préclassique, ancien occitan) », Revue de linguistique romane, 70 (2006) : « Dans le modèle traditionnel (…) le glossaire a pour unique ou principale fonction « l’explication des termes, sens ou formes, difficiles et rares ou particuliers au texte qu’il publie ou qui appartiennent à un vocabulaire exceptionnel, local ou technique (…) Variations stylistiques mises à part, le glossaire est ainsi conçu comme une aide apportée au lecteur dans les cas difficiles ».)
Dans la plus grande confusion conceptuelle entre « glossaire » et « lexique », le MIT-Haiti Initiative a donc élaboré un lexique bilingue anglais-créole qu’il présente faussement comme un « glossaire ». L’aventureuse prétention du MIT-Haiti Initiative de fournir un « Glossaire » destiné à « la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) » s’apparie à une véritable « arnaque lexicographique » au creux de laquelle les rédacteurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, soutiennent frauduleusement mener une entreprise de néologie créole. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole ». Ce « nouveau vocabulaire scientifique » prétendument capable de contribuer « au développement lexical de la langue » s’illustre comme suit :
Tableau 7 / Échantillon de pseudo équivalents « créoles » provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »
Termes anglais |
Équivalents « créoles** » « Glossary » du MIT-Haiti Initiative |
air resistance |
rezistans lè [1,3,4] |
air track |
pis kout lè // pis ayere [1,2,3,4] |
and replica plate on |
epi plak pou replik sou [1,2,3,4] |
escape velocity |
vitès chape poul [1,3,4] |
multiple regression analysis |
analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4] |
center of mass |
sant mas yo [1,2,3,4] |
checkbox |
bwat tchèk [1,2,3,4] |
flux meter |
flimèt [1,3,4] |
line integral |
entegral sou liy [1,2,3,4] |
how many more matings would you like to perform ? |
konbyen kwazman ou vle reyalize ? [1,4] |
(** [Remarques analytiques sur les équivalents « créoles »] : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée.)
L’analyse du « Glossary » du MIT Haiti Initiative effectuée à partir de critères lexicographiques montre bien que le principe central d’ÉQUIVALENCE LEXICALE / ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE, que nous avons exposé au début de cet article, n’est pas respecté. Ainsi, l’usager du « Glossary » du MIT Haiti Initiative n’est pas renseigné sur les critères méthodologiques et lexicographiques du choix du corpus anglais de référence qui aurait éventuellement été analysé en amont : quelles sont précisément les sources documentaires d’où proviennent les termes anglais ? Ont-ils été répertoriés dans des ouvrages techniques et scientifiques anglais ou dans des lexiques thématiques anglais ? L’usager qui consulte à ses risques et périls le « Glossary » du MIT Haiti Initiative n’est donc pas renseigné sur les critères méthodologiques/lexicographiques d’établissement du corpus de référence en langue de départ, l’anglais. Il n’est pas non plus renseigné sur les critères lexicographiques au fondement de l’établissement de la nomenclature des termes rassemblés dans le « Glossary ». De la sorte, l’usager est démuni et il ne peut pas savoir si les équivalents « créoles » des termes anglais proviennent de sources documentaires créoles identifiables et fiables. Et dans la mesure où le « Glossary » du MIT Haiti Initiative n’expose pas les critères strictement lexicographiques de son élaboration, l’usager ne dispose d’aucun critère relatif à la conformité notionnelle entre les termes anglais et les pseudo équivalents « créoles » qui lui sont infligés dans un grand brouillard notionnel. Par exemple, le terme anglais « line integral » est traduit par « entegral sou liy » : agrammatical, ce peudo équivalent « créole » ne signifie rien en créole, il est sémantiquement opaque et n’appartient pas, dans le domaine mathématique, au champ sémantique de l’« intégrale de ligne » et de son synonyme « intégrale curviligne » tels qu’ils figurent dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Dans l’hypothèse où les pseudo équivalents « créoles » du « Glossary » seraient pour la plupart des néologismes « inventés » par les rédacteurs du MIT Haiti Initiative, l’usager n’est pas renseigné sur les critères lexicographiques d’élaboration de ces éventuels néologismes. Cette lourde lacune méthodologique illustre elle aussi l’amateurisme de la « lexicographie borlette » mise en en œuvre au MIT Haiti Initiative qui, il faut le rappeler, n’a produit jusqu’à aujourd’hui aucune étude théorique de référence sur la lexicographie créole et encore moins sur la néologie créole. (Sur la notion de « néologie » en lexicographie et en terminologie, voir entre autres la remarquable étude de Jean-Claude Boulanger, « La problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », parue dans R. Adda et al., Paris, Larousse, 1979 ; de Jean-Claude Boulanger, voir aussi « L’évolution du concept de « néologie » de la linguistique aux industries de la langue », dans C. De Schaetzen (dir.), Paris, Conseil international de la langue française et Ministère de la communauté française de Belgique, 1989. Voir également le récapitulatif commenté de Jean-Claude Boulanger, « Chronologie raisonnée des bibliographies de la néologie précédée de quelques miscellanées » (Neologica 2, 2008). L’on consultera aussi Alain Rey, ancien rédacteur en chef des dictionnaires Le Robert et auteur de l’« Essai de définition du concept de néologisme » paru dans « L’aménagement de la néologie » / Actes du colloque international de terminologie, Office de la langue française, Québec, mai 1975. L’étude « Néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles paru dans la revue Langages, 2011, no 183, est également une source documentaire incontournable sur la néologie scientifique et technique.)
D’autre part, l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle a conduit les concepteurs-bricoleurs du « Glossary » du MIT Haiti Initiative à confondre une « entrée lexicale » et une « phraséologie lexicale » tel qu’on le voit avec des exemples du type : /entrée anglaise/ « how many more matings would you like to perform ? » et /équivalent « créole »/ « konbyen kwazman ou vle reyalize ? ». Ce type d’entrées dans le « Glossary » illustre la réalité que le principe central d’équivalence lexicale / équivalence notionnelle, obligatoire dans l’élaboration de tous les lexiques, n’est pas mis en application par les rédacteurs-bricoleurs du MIT Haiti Initiative qui, il faut une fois de plus le rappeler, ne disposent d’aucune compétence connue en lexicographie créole.
À titre comparatif, voici les équivalents français consignés dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française pour le même échantillon aléatoire de termes « créoles » relevés dans le « Glossary » du MIT Haiti Initiative :
Tableau 8 / Comparatif de la non-conformité lexicale entre un échantillon d’équivalents « créoles » du « Glossary » du MIT Haiti Initiative avec les notions correspondantes dans le Grand dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française
Terme(s) anglais et équivalents « créoles » du « Glossary » du MIT Haiti Initiative |
Terme français du GDT |
air resistance / rezistans lè |
résistance atmosphérique (n.f.) |
perméabilité à l’air (n.f.) |
|
résistance à l’air (n.f.) |
|
[domaines d’emploi : astronautique, industrie papetière, physique] |
|
air track / pis kout lè, pis ayere |
rail à coussin d’air (n.m.) |
[domaine d’emploi : chemin de fer] |
|
escape velocity / vitès chape poul |
vitesse de libération (n.f.) |
[domaine d’emploi : astronomie | astronautique] |
|
multiple regression analysis / analiz pou yon makonnay regresyon |
analyse de régression multiple (n.f.) |
régression multiple (n.f.) |
|
[domaine d’emploi : statistique] |
|
center of mass ; terme associé : barry center / sant mas yo |
centre de masse, centre de gravité (n.m.) [domaine d’emploi : physique] |
check box ; checkbox button / bwat tchèk |
case à cocher (n.f.) |
[domaine d’emploi : informatique > écran d’ordinateur] |
|
flux meter ; fluxmeter / flimèt |
fluxmètre (n.m.) |
[domaine d’emploi : électricité, physique] |
|
line integral / entegral sou liy |
intégrale de ligne / intégrale curviligne (n.f.) |
[domaine d’emploi : mathématiques] |
La comparaison à l’aide de ce tableau est éclairante à plusieurs titres et elle conforte, entre autres, le constat de la fausseté et de l’inadéquation d’un très grand nombre d’équivalents « créoles » contenus dans le « Glossary ». Par exemple, les traits définitoires des équivalents français de « air resistance » apparaissent dans leur univocité dénominative : « résistance atmosphérique », « perméabilité à l’air », « résistance à l’air ». L’idée de « résistance » et de son complément notionnel « perméabilité » est justement mise en évidence dans le choix traductionnel, tandis que le segment « lè » dans le terme complexe « rezistans lè » renvoie à des traits polysémiques indéterminés et imprécis et l’on ne sait pas à quel sens de « lè » se rattache « rezistans lè ». À l’inverse, dans l’excellent et rigoureux « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Indiana University, Creole Institute, 2007), aux pages 419 – 420, le terme « lè » figure dans ses différentes acceptions et catégorisations lexicales : « lè » /prep = preposition/ = « time (hour) » ; « lè » = « clock » watch » /n. = noun/ ; « lè » (« è », « dè », « zè » /n./noun/ = « air » ; « lè » = « melody », « tune » /n. = noun/ ; « lè » /n. = noun/ = « appareance » ; « lè », « lò » /conj. = conjunction/ « when », « while ».
En Haïti et en dehors d’Haïti, tous les locuteurs créolophones auxquels nous avons soumis différents échantillons des pseudo équivalents « créoles » de ce « Glossary » sont unanimes : à leurs yeux ils n’ont certainement pas été créés par des enseignants haïtiens créolophones en poste en Haïti, ils ne sont ni « compréhensibles » ni « interprétables » du locuteur créolophone, ils sont pour la plupart fantaisistes, non conformes au système morphosyntaxique du créole et ils demeurent opaques sur le plan sémantique. Aucun des enseignants que nous avons interrogés sur leur compréhension de ces pseudo équivalents « créoles » n’a jugé qu’il serait utile et opportun d’envisager l’utilisation de ce « Glossary » dans l’enseignement des sciences et des techniques dans les écoles haïtiennes –alors même que le MIT Haiti Initiative prétend frauduleusement que « nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants ». Il est d’ailleurs symptomatique et révélateur qu’aucune école, aucune Faculté, aucun Institut, aucun Centre de formation technique en Haïti n’a formellement recommandé l’usage de ce fantaisiste et erratique « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » pour l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques. Il faut prendre toute la mesure que le pseudo « modèle » lexicographique de type Wikipedia et l’erratique « lexicographie borlette » promus par le MIT Haiti Initiative ne sont pas enseignés en traduction et en lexicographie à la Faculté de linguistique appliquée et à l’ISTI (l’Institut supérieur de traduction et d’interprétation). Le pseudo « modèle » lexicographique de type Wikipedia et l’erratique « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative sont également absents du matériel didactique créole en appui à la formation dispensée à l’Institut national de la formation professionnelle (INFP) qui accrédite environ 210 écoles de formation professionnelle et technique sur l’ensemble du territoire national, dont 21 sont publiques (voir notre « Entrevue exclusive avec Patrick Attié/ L’École supérieure d’infotronique d’Haïti au rendez-vous de ses défis scientifiques et pédagogiques », Le National, 1er et 2 mars 2022). Également, il est symptomatique qu’aucun linguiste, aucun traducteur, aucun lexicographe haïtien ne se soit aventuré à recommander le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » pour contribuer à la didactisation du créole et/ou pour contribuer à l’élaboration de matériels didactiques de qualité en créole. Dans tous les cas de figure, seuls les rédacteurs-bricoleurs du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » –dépourvus de toute compétence connue en lexicographie créole–, semblent convaincus de la « scientificité » de la « lexicographie borlette ». En l’absence de la moindre enquête de validation de la pertinence et de la conformité des pseudo équivalents « créoles » du « Glossary » menée auprès des enseignants haïtiens, ses rédacteurs-bricoleurs prétendent aventureusement contribuer, à l’aide d’un outil pré-lexicographique et pré-scientifique, « au développement lexical de la langue » créole par le téléguidage d’un « nouveau vocabulaire scientifique » comprenant un nombre élevé de termes que le locuteur créolophone ne comprend pas (voir le tableau 7). À ce chapitre, l’usager du « Glossary » est en présence d’une véritable « fraude lexicographique » lorsque ses concepteurs soutiennent qu’« Il s’agit d’un document dynamique qui est édité en permanence, grâce aux commentaires des participants à l’atelier de MIT-Haïti et des internautes (par courrier électronique, médias sociaux, etc.) » Et comme pour modéliser pareille « fraude lexicographique », la direction du MIT – Haiti Initiative, dans un document daté du 1er décembre 2021 conservé dans nos archives, prétend que « Nou gen yon ekip solid ki maton nan pwodiksyon dokiman syantifik an kreyòl »… Sur le registre précis des « dokiman syantifik an kreyòl », alors même qu’à la rubrique « Ressources » le site du MIT Haiti Initiative énumère 4 documents-guides —GeoGebra in Kreyòl, Mathlets in Kreyòl, PhETs in Kreyòl, Star in Kreyòl–, la consultation de ces « ressources » permet d’accéder à des documents thématiques (appelées « fiches de travail ») dont le contenu soulève déjà, en première lecture, de grandes interrogations traductionnelles, lexicographiques et quant à la didactisation du registre de la langue créole employée. Ces « dokiman syantifik an kreyòl » –dont on ne sait pas s’ils ont été produits et/ou encadrés par des didacticiens du créole ou par des traducteurs scientifiques vers le créole–, feront l’objet, éventuellement et si cela s’avère nécessaire, d’une évaluation lexicographique même si nos interlocuteurs, enseignants oeuvrant en Haïti, n’ont pas une seule fois retracé de tels documents dans les écoles haïtiennes…
Les égarements systémiques et l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » nous livrent de précieuses leçons, à leur insu d’ailleurs. Ils nous remettent en mémoire qu’à l’instar de la traduction, la lexicographie est une profession qui s’acquiert par la formation universitaire couplée à des stages supervisés. Un programme pionnier de formation en lexicographie a été mis en route ces dernières années à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti en collaboration avec l’association franco-haïtienne LEVE. La lexicographie est aussi inscrite au programme de formation de l’ESTI (École supérieure de traduction et d’interprétation) fondée récemment en Haïti. L’État haïtien devra fournir à ces institutions nationales les moyens budgétaires adéquats pour accomplir leur mission de formation et d’accompagnement, au creux de la future politique d’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français.
Montréal, le 27 mars 2023