— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Dictionnairique : « (…) étude des conditions d’élaboration des dictionnaires pris comme objets sociétaux et commerciaux régis par des contraintes éditoriales spécifiques. La dictionnairique est un domaine constitutif de la métalexicographie. » (Franck Neveu : « Dictionnaire des sciences du langage », Paris, Armand Colin, 2011)
Lexicographie : « Le terme lexicographie a couramment deux acceptions.
La confection des dictionnaires : choix des unités lexicales à traiter, méthode de leur description, techniques de présentation, en vue de la publication.
L’étude des dictionnaires, comme discipline scientifique : définition des types d’ouvrages, analyse des méthodes, description du texte. En ce sens, elle est différenciée de la lexicologie, qui étudie le lexique comme partie du système de la langue, indépendamment de sa représentation dans les dictionnaires, ou qui s’attache à l’analyse de mots particuliers en langue et dans les textes. » (Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet : « Lexicographie, métalexicographie, dictionnairique / Sémantique, morphologie et lexicographie », (revue Lexicologie, Éditions Armand Colin, 2018)
La publication en France des mises à jour annuelles des dictionnaires généralistes de la langue, notamment Le Robert et Le Larousse, est un événement majeur qui donne lieu à un emballement médiatique comme à de multiples manifestations d’intérêt parmi les locuteurs qui, souvent, guettent l’apparition de mots nouveaux et celle de significations nouvelles pour des termes déjà répertoriés. Il est sans doute significatif que cela soit un trait culturel marquant de l’aire francophone puisque les aires germanophone, lusophone, hispanophone, anglophone, etc. n’ont pas enregistré au cours des ans pareil engouement pour la parution de nouvelles éditions des dictionnaires de la langue usuelle. En Francophonie donc, l’objet dictionnaire continue de fasciner même si les ventes globales de la version papier des principaux éditeurs ont connu une baisse constante en lien avec l’accès gratuit à la version Web de certains dictionnaires qui est de plus en plus privilégiée par les usagers. Lancé en 2009, le site gratuit du Larousse, financé par de la publicité, revendique 30 millions de pages vues chaque mois. L’édition 2024 du Petit Robert numérique comprend une nomenclature de 80 000 entrées, la transcription phonétique de tous les mots, les étymologies, des définitions précises et constamment mises à jour, 38 000 citations, 170 000 renvois analogiques, 200 000 exemples et 30 000 expressions, locutions et proverbes ainsi que la conjugaison de 7000 verbes. Outil de référence en salle de classe comme dans le grand public, le dictionnaire généraliste de la langue et ses différentes déclinaisons (dictionnaire scolaire, dictionnaire jeunesse, etc.) a une histoire aussi riche que le patrimoine linguistique dont il est l’expression.
Alors même que les ancêtres des dictionnaires généralistes ont été identifiés à une époque fort ancienne, il est souvent mentionné, pour l’aire francophone, que le premier véritable dictionnaire est le Dictionnaire français de Richelet (1680), suivi par celui de Furetière en 1690, et par la première édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1694. Ces deux datations, 1680 et 1690, sont sujettes à controverse, tandis que ce n’est qu’au XIXe siècle qu’apparaît le dictionnaire encyclopédique moderne avec le Grand dictionnaire universel du lexicograple Pierre Larousse, qui fournit à la fois le sens et l’origine des mots et des notions d’histoire, de géographie et d’anatomie. Certains auteurs estiment que le regroupement de « gloses » –c’est-à-dire des remarques explicatives ajoutées brièvement en marge ou entre les lignes d’un texte unilingue–, sur le mode de « glossaires », constitue l’acte fondateur des dictionnaires, le plus célèbre recueil de « gloses » étant celui de Reichenau (VIIe siècle) qui rassemblait un peu plus d’un millier de mots difficiles d’une vulgate de la Bible. Le réputé lexicographe Jean Pruvost nous rappelle qu’« Avec la Renaissance et le goût des voyages formateurs au sein de l’Europe naissent des dictionnaires plurilingues, le plus célèbre d’entre eux restant sans aucun doute le Dictionnaire polyglotte de l’érudit italien Ambrogio Calepino (v. 1440-1510). (…) Au XVe siècle, la langue française est encore une langue fluente, elle reste très mouvante, même si les poètes de la Pléiade, Du Bellay en tête, s’emploient à la valoriser et à lui donner un statut littéraire indiscutable avec, notamment, la Défense et Illustration de la langue française publiée en 1549. (…) Paraissait à la même date, 1539, le tout premier dictionnaire où les mots français venaient en premier dans la nomenclature, avec leur traduction en latin, suivie parfois de quelques explications en français : le Dictionnaire françois-latin (« françoislatin » si l’on respecte l’orthographe initiale) de Robert Estienne » (Jean Pruvost : « Les dictionnaires de langue française : de la genèse à l’Internet, un outil pour tous », paru dans « Le français, une langue pour réussir », Presses universitaires de Rennes, 2014).
Il y a lieu de préciser que la définition du terme « lexicographie » est mieux connue aujourd’hui dans son usage courant, comme nous le rappelle l’auteure du fameux « Multidictionnaire de la langue française » (Éditions Québec-Amérique, 2021) : « L’objet de [la lexicographie] est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux » (Marie-Éva de Villers : « Profession lexicographe » (Presses de l’Université de Montréal, 2006). Par contre, la signification de « dictionnairique » est moins bien connue dans l’usage courant, en particulier chez les locuteurs qui s’intéressent à la lexicographie haïtienne sur ses deux versants : la lexicographie créole-français et la lexicographie créole. Ainsi, le lexicographe Jean Pruvost (…) [expose que] « la dictionnairique représente au contraire tout ce qui est lié aux aspects concrets de la fabrication, de la présentation, pour un public donné, avec tous les impératifs commerciaux qui s’imposent pour plaire au public. […] La dictionnairique définit de son côté le fait d’élaborer un dictionnaire en tant que produit, offert à la vente, avec toutes les contraintes et les problématiques dont relève chaque réalisation, en tant qu’instrument de consultation, média culturel conçu à dessein pour un public déterminé d’acheteurs potentiels » (Jean Pruvost : « Quelques concepts lexicographiques opératoires à promouvoir au seuil du xxie siècle », ÉLA. Études de Linguistique appliquée, no 137/1, 2005). La dictionnairique se démarque de la lexicographie puisque « parmi les objectifs principaux de la dictionnairique, il y a (…) l’élaboration d’un dictionnaire en tant que produit offert à la vente. Le dictionnaire est donc « un produit technico-commercial dont le contenu est défini en fonction des moyens qui lui sont consentis pour une clientèle délimitée, dans le cadre d’une étude de marché précise » (…) Toutefois, les différences et la complémentarité entre la lexicographie et la dictionnairique demeurent opérationnelles car « (…) il n’y a pas de dictionnairique intéressante si elle ne repose pas sur une solide lexicographie, et le lexicographe est parfois plus efficace s’il a su tenir compte des contraintes dictionnairiques de temps et de place qui, d’une certaine manière, le cadrent et le poussent peut-être à davantage d’homogénéité dans la description d’un grand ensemble de mots » (Celeste Boccuzzi : « Dictionnairique et lexicographie au XXIe siècle / Est-ce une association qui aboutit au bon dictionnaire ? » paru dans « La révolution du dictionnaire » (XIXe–XXIe siècles), collectif sous la direction de Giovanni Dotoli et Celeste Boccuzzi, Éditions Hermann, 2014). « La dictionnairique –un mot que Charles Nodier a déjà utilisé au XIXe siècle, mais qui était tombé dans l’oubli jusqu’à ce que B. Quemada ne l’exhume– définit de son côté le fait d’élaborer un dictionnaire en tant que produit, offert à la vente, avec toutes les contraintes et les problématiques dont relève chaque réalisation, en tant qu’instrument de consultation, média culturel conçu à dessein pour un public déterminé d’acheteurs potentiels. (…) Seul un dictionnaire, au XXIe siècle, donne une définition complète du nom et de l’adjectif « dictionnairique ». Il s’agit du Nouveau Littré 2005, avec un article comportant une citation de Bernard Quemada : « La notion de dictionnairique circonscrit le domaine qui a pour objet et pour finalité le genre dictionnaire et inclut toutes les problématiques dont relève, en tant que partie, chaque réalisation particulière » (Jean Pruvost : « Quelques concepts lexicographiques opératoires à promouvoir au seuil du XXIe siècle », ÉLA. Études de Linguistique appliquée, no 137/1, 2005.)
Avant d’explorer les principaux enseignements dont la lexicographie créole pourrait bénéficier au creux d’une démarche dictionnairique, il est utile de rappeler brièvement en quels termes l’édition de mai 2024 d’un dictionnaire tel que Le Robert est présentée aux usagers. Ce bref coup d’œil –à l’aide du « mot de l’éditeur »–, présente l’intérêt de mettre en lumière quelques aspects de la méthodologie du travail lexicographique en vigueur à la rédaction de ce dictionnaire (veille lexicographique, critères du choix des mots nouveaux ou des extensions de sens, etc.).
Le mot de Charles Bimbenet, Directeur général des Éditions Le Robert
« Le déclin de la langue française est une obsession inventée par ceux qui pratiquent la politique de la citadelle assiégée – une citadelle dans laquelle je ne me trouve pas car j’ai appris à tendre l’oreille du côté de la rumeur du monde » (Alain Mabanckou, « Lettres à un jeune romancier sénégalais », Éditions Le Robert, 2023). « Tendre l’oreille du côté de la rumeur du monde », selon la jolie formule d’Alain Mabanckou, être à l’écoute d’une langue en mouvement, plurielle, qui bruisse au contact d’un monde changeant, telle est la mission que se fixent les lexicographes du Robert.
« Les mots, sens et locutions sélectionnés pour entrer dans nos dictionnaires cette année disent la révolution numérique en cours (IA générative, métavers, minage, moissonnage), les craintes qui parcourent nos sociétés (nasser, dette climatique, complosphère), mais aussi leurs espoirs, leur souci d’égalité et de diversité. Les jeunes générations contribuent au renouvellement du lexique – parfois en puisant dans la langue anglaise –, pour parler des interactions sociales (crush, ghoster, disquette), mais aussi des émotions (bader, être en PLS).
« La gastronomie (cougnou, babka, crémeux) et les loisirs (webtoon, parkour, wingfoil) enrichissent également largement ce nouveau millésime. Comme chaque année enfin, un certain nombre de mots et sens (fureteur, gayolle, brave) en provenance de la francophonie (de Belgique, du Québec, du Moyen-Orient…) ont été retenus.
« Tous ces mots et sens qui font leur entrée cette année dans nos dictionnaires viennent illustrer, si besoin est, l’extraordinaire vitalité de notre langue. Bienvenue et longue vie à eux ! « Présenter la langue française dans toutes ses nuances, montrer la richesse d’un lexique que tout un chacun pourra s’approprier, donner des outils pour exprimer clairement et finement sa pensée, tel est l’objectif du Petit Robert de la langue française, aux antipodes d’une expression automatique, agrégée, générée par une intelligence artificielle. » (Source : Le Petit Robert 2024 et ses mots nouveaux, mai 2023.)
Pour une dictionnairique créole rigoureuse, innovante et rassembleuse
Dans l’article « La lexicographie française : rétrospective et perspective » (revue Lexique, n. 2/ Le Dictionnaire, 1983), le lexicographe Alain Rey « (…) donne un aperçu historique des dictionnaires monolingues français, depuis le XVIIe siècle jusqu’au temps présent, et discute une série de problèmes récurrents tels que la définition des mots, la description des choses, la prise en considération des usagers et la formation des équipes rédactionnelles. (…) Les problèmes dont il faudra se préoccuper sont, selon lui, la systématisation des marques d’usage, le choix des exemples, les contraintes syntaxiques et la description pragmatique ». Les perspectives indiquées par Alain Rey –qui a dirigé pendant quarante ans la rédaction des différents dictionnaires Le Robert (« Le Petit Robert de la Langue Française », « Dictionnaire Le Robert illustré et son dictionnaire en ligne », « Le Grand Robert de la langue française »)–, méritent d’être examinées de près par les lexicographes haïtiens, en particulier sur le plan de la méthodologie de la lexicographie et de l’apport de la dictionnairique. Ces perspectives s’inscrivent dans la dynamique du maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique au creux de la performativité des dispositifs informatiques dédiés.
La lexicographie créole est appelée à assimiler et adapter les enseignements du maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique théorisés et explicités par l’un des plus éminents lexicographes contemporains, Bernard Quemada, auteur entre autres de l’article « Notes sur lexicographie et dictionnairique » (Cahiers de lexicologie, no 51, 2, 1987). Considéré comme le père de la lexicologie et de la lexicographie modernes, Bernard Quemada, fondateur des Cahiers de lexicologie, a dirigé le Trésor de la langue française, le dictionnaire historique du français (xixe – xxe siècles en 16 volumes). Initiateur de la notion de « dictionnairique » en 1987, il est l’auteur de nombreux articles scientifiques, de chapitres de livres et de livres parmi lesquels « Les dictionnaires du français moderne 1539-1863 » (Paris, Didier, 1967). Le maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique a été amplement approfondi par Jean Pruvost, élève de Bernard Quemada et auteur entre autres de « Dictionnaires et nouvelles technologies » (Presses universitaires de France, 2000).
En quoi consistent, pour la lexicographie créole, les enseignements du maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique ?
Le livre de Jean Pruvost, « Dictionnaires et nouvelles technologies », ainsi que l’article de Bernard Quemada, « Notes sur lexicographie et dictionnairique » (Cahiers de lexicologie, no 51, 2, 1987), fournissent un éclairage pertinent sur ce que nous désignons par « maillage duo-polaire » des outils de la lexicographie et de la dictionnairique. Ces outils permettent d’appréhender une modélisation du travail lexicographique au croisement de la lexicographie et de la dictionnairique et cette modélisation, constitutive de l’élaboration des dictionnaires, peut être également mise à profit et adaptée dans l’élaboration des lexiques.
Tableau 1. Maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique
Étapes du maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique |
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Systémique du maillage duo-polaire lexicographie/dictionnairique |
Objectifs |
Nature des opérations |
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Mettre en œuvre les mécanismes de la veille lexicographique [1] |
Identification et actualisation des outils informatiques dédiés |
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Établissement d’une macrostructure [2] |
Constitution d’un répertoire informatisé de références documentaires où les données lexicales sont attestées |
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Identifier les unités lexicales qui constitueront la nomenclature [3] du dictionnaire |
Constitution d’un fichier lexical informatisé représentatif des usages des termes |
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Mise à contribution de la méthodologie de la lexicographie |
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Établissement de la nomenclature |
Recherche de co-occurrences dans les corpus par mots (pour connaître les différentes propriétés du mot), par propriétés (pour trouver les mots répondant à certaines propriétés) |
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Établissement de la microstructure [5] |
Processus analytique mettant en œuvre la méthodologie de la lexicographie pour chaque catégorie de lexie |
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Élaboration des définitions, contextes et notes de nature diverse |
Classement alphabétique [7] des unités lexicales (les lexies) suivies des définitions et des synonymes s’il y a lieu |
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Couvrir le champ notionnel du terme objet de la requête et renvoyer aux termes apparentés |
L’hyperlien donne accès aux rubriques où sont définis les termes principaux et les termes apparentés |
La constitution des bases de données textuelles et lexicales est constitutive de la dictionnairique, elle représente l’étape initiale et nécessaire à la conduite de tout chantier lexicographique/dictionnairique.
Base de données textuelles
Une base de données textuelles (« full-text database ») ou base de données en texte intégral, est une compilation de documents ou d’autres informations, présentée sous la forme d’une base dans laquelle le texte complet de chaque document référencé peut être visualisé en ligne, imprimé ou téléchargé. Elle se différencie des bases de données bibliographiques qui se limitent à des résumés et à des descripteurs. La base de données textuelles regroupe des documents de nature variée élaborés dans une aire géographique, et elle constitue le dispositif à partir duquel s’effectuera l’extraction des termes rassemblés par la suite dans une base de données lexicales. En Haïti, une base de données textuelles comprendra des documents du domaine public, entre autres des textes du Nouvelliste, du National, des documents de l’Administration publique, des textes de loi, des discours, des brochures publicitaires, des notices techniques, etc.
Base de données lexicales
Répertoire comprenant un ensemble de mots –des entrées lexicales ou données lexicales— catégorisés, c’est-à-dire associés à un certain nombre d’informations, généralement d’ordre linguistique (dites informations lexicales ; par exemple, la catégorie grammaticale et les informations sur le comportement syntaxique des termes en contexte). La base de données lexicales consigne les mots dans leur usage réel, elle les situe dans le temps et dans une aire géographique et culturelle. En Haïti, une base de données lexicales comprendrait entre autres les occurrences des termes attestés et en usage courant ou plus ou moins rares ainsi que les régionalismes et les emprunts. Ainsi, le relevé des occurrences du terme « odeyid », avec le marqueur « terme vieilli, peu usité de nos jours », conduirait au terme « pèpè » ayant remplacé le terme « odeyid » et qui désigne de nos jours un linge de seconde main ou de qualité douteuse.
L’inexistence dans la lexicographie haïtienne contemporaine de bases de données textuelles et de bases de données lexicales s’explique en grande partie par le caractère artisanal et autodidacte de la plupart des entreprises lexicographiques passées. L’absence en amont de ces deux outils d’exploration lexicographique majeurs s’explique également du fait que la plupart des rédacteurs de dictionnaires et de lexiques créoles ne disposaient d’aucune formation universitaire spécifique en lexicographie et n’avaient aucunement intégré, sur le plan méthodologique, le rôle, la fonction et l’utilité de bases de données textuelles et de bases de données lexicales. De la sorte, l’usager qui fait appel aux ressources de certains dictionnaires et lexiques créoles ne sait pas d’où proviennent les données lexicographiques qu’il a en face de lui et il ne dispose pas de critères de fiabilité scientifique des ouvrages ainsi conçus. À titre d’exemples : qu’il s’agisse du très médiocre et très fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », prototype de la « lexicographie borlette », ou des lacunaires « Diksyonè kreyòl Vilsen » et « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », l’usager est privé de références attestées dans des bases de données textuelles et des bases de données lexicales. Les rédacteurs de ces titres, qui ne sont dépositaires d’aucune compétence connue en lexicographie professionnelle, ont pu ainsi –à contre-courant de la méthodologie de la lexicographie professionnelle–, fournir ou bricoler une information lexicographique nulle part attestée.
Tableau 2 – Éclairage notionnel des termes suivis de crochets au tableau 1
[1] Veille lexicographique : Permanence de l’observation lexicographique, ensemble des techniques et processus permettant de repérer les termes en usage et d’observer l’apparition des néologismes. [2] Macrostructure : Regroupement des références documentaires où les données lexicales sont attestées et qui servent au dépouillement lexicographique. [3] Nomenclature : Ensemble des termes répertoriés dans la macrostructure et qui font l’objet du traitement lexicographique. [4] Lexie : Unité fonctionnelle significative du lexique (mot, expression, etc.). Une lexie peut être simple (chat, fourchette) ou composée de plusieurs mots (brise-glace, pomme de terre, avoir peur, se tenir à carreau). (Le Larousse) Dans les dictionnaires usuels, la lexie (l’unité lexicale) s’appelle habituellement « entrée ». [5] Microstructure : Ensemble des informations ordonnées contenues dans chaque article/rubrique du dictionnaire. [6] Rubrique ou article : Énoncé du dictionnaire, généralement court, qui fournit l’ensemble des informations concernant un mot : son origine, son orthographe, sa classe grammaticale, son genre, sa date d’apparition, des exemples, sa transcription phonétique, ses différentes définitions, des synonymes, des antonymes, des renvois analogiques, des mots de même famille, etc. [7] Classement alphabétique : Méthode de classement des mots selon l’ordre progressif des lettres de l’alphabet. [8] Hyperlien ou lien hypertexte : Élément cliquable [par ex. un mot en gras, un mot souligné] inséré dans un document électronique et permettant d’accéder à un autre contenu, interne ou externe. Hyperlien est un terme générique pouvant désigner un lien hypertexte ou un lien hypermédia. (Grand dictionnaire terminologique) [9] Hypertexte total : Lien permettant d’accéder en un clic au contenu d’un mot et explorer le réseau analogique. |
Sur le plan des enseignements répertoriés, les tableaux 1 et 2 illustrent ce que la dictionnairique peut apporter à lexicographie créole :
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En amont, la mise à contribution de la puissance et des fonctionnalités multiples des outils informatiques dédiés dans le processus d’élaboration du dictionnaire, ainsi que la redéfinition de l’objet-dictionnaire lui-même tourné vers l’usager.
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En aval, la systématisation de la continuité et de la rapidité des mises à jour du contenu des rubriques lexicographiques.
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En termes de modélisation, la primauté de la méthodologie de la lexicographie à toutes les étapes du maillage duo-polaire des outils de la lexicographie et de la dictionnairique.
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L’approche dictionnairique est nécessaire et indispensable : elle permettra à la lexicographie haïtienne contemporaine de surmonter l’une de ses plus lourdes lacunes, à savoir l’absence d’une base de données textuelles et d’une base de données lexicales.
En ce qui a trait à la primauté de la méthodologie de la lexicographie qui doit guider toute la lexicographie créole, il y a lieu de rappeler l’obligation d’avoir recours au protocole lexicographique à toutes les étapes de l’élaboration des dictionnaires de la langue usuelle comme à celle des dictionnaires scientifiques et techniques et qui consiste à :
1. définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ;
2. identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature des termes retenus ;
3. procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ;
4. effectuer le traitement lexicographique des termes de la nomenclature et la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes).
L’obligation d’avoir recours à ce cadre méthodologique concerne également l’élaboration des lexiques bilingues –à la différence notable que les lexiques, traditionnellement, ne comprennent pas de définitions des termes. Ce même cadre méthodologique est aussi la référence de base dans la confection des dictionnaires thématiques, y compris lorsqu’ils ressortent de la néologie scientifique et technique. Le protocole lexicographique est similaire pour l’élaboration des glossaires, et il est utile de rappeler que selon la plus ancienne tradition lexicographique, un glossaire est un recueil unilingue de « gloses », de termes rares ou anciens suivis de leur définition et/ou de notes explicatives (sur la méthodologie de la lexicographie professionnelle, voir notre article « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023).
Le mode de consultation d’un outil de la dictionnairique contemporaine –par exemple le Petit Robert numérique : voir plus bas le tableau 3–, s’effectue non pas selon l’ordre alphabétique usuel des dictionnaires au format papier, mais plutôt par hyperlien ou lien hypertexte tel que défini précédemment. La puissance du mode de consultation par hyperlien ou lien hypertexte, conjointe à ses fonctionnalités multifacettes, caractérise donc l’objet-dictionnaire en ligne. Cela se vérifie à l’usage puisque comme il est illustré avec l’entrée/rubrique « visage », l’usager a accès à des « renvois cliquables » (c’est-à-dire interrogeables) : « renvoi vers la notice de langue », « renvoi vers la notice de famille étymologique », « renvois analogiques dans le corps de l’article », « renvoi vers la notice auteur ».
Tableau 3 – Entrée/rubrique « visage » dans le Petit Robert numérique
Pour le lecteur peu familier du Petit Robert numérique, il y a lieu de préciser que cette version accessible sur le Web comprend, sur le registre descriptif du contenu et des fonctionnalités :
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110 000 mots et expressions
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300 000 sens, avec usage détaillé et exemples
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170 000 renvois hypertextuels dont 134 000 renvois analogiques
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76 000 étymologies et dates d’apparition
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38 000 citations littéraires
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Un index de 16 000 mots composés et de 30 000 locutions et expressions
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Un moteur de recherche multicritère performant pour les jeux de lettres, rechercher des rimes ou des citations
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L’hypertexte total pour accéder en un clic au contenu d’un mot et explorer le réseau analogique
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Une recherche intelligente qui suggère les mots les plus pertinents dès la saisie des premières lettres, même avec une orthographe approximative.
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Une interface intuitive et conviviale pour une navigation rapide et agréable
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Un affichage modulable selon ses besoins : plan de l’article, conjugaisons, citations, exemples, synonymes et contraires
Entrée/rubrique « visage » dans le Petit Robert numérique :
Tel que précisé plus haut, les outils de la dictionnairique permettront à la lexicographie haïtienne contemporaine de surmonter en amont l’une de ses plus lourdes lacunes, à savoir l’absence d’une base de données textuelles et d’une base de données lexicales qui sont des prérequis à tout travail lexicographique rigoureux. L’absence de ces deux bases de données dans le champ lexicographique haïtien explique en grande partie l’amateurisme et les grandes lacunes de plusieurs publications lexicographiques récentes (voir nos articles « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », Le National, 29 décembre 2022 ; « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette », Le National, 28 mars 2023 ; « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires », Le National, 4 avril 2023).
D’autre part, le recours aux outils de la dictionnairique contemporaine ouvrira la voie à une meilleure compréhension de plusieurs dommageables échecs de la lexicographie haïtienne contemporaine et d’en tirer d’utiles leçons. Ainsi, il est inconcevable et improductif de s’aventurer –comme cela a cours dans certaines officines haïtiano-américaines et dans une université privée en Haïti–, sur la voie d’une lexicographie aussi erratique que fantaisiste et qui, à la manière d’un OVNI, bricole des « produits » lexicographiques borlettisés dans l’ignorance des acquis de la lexicographie haïtienne de 1958 à 2022 et, surtout, dans l’ignorance du protocole méthodologique de la lexicographie professionnelle (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », Le National, 12 juillet 2022) ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine », Le National, 11 août 2022).
Le développement d’une véritable dictionnairique créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle aura des impacts mesurables et durables sur la standardisation du créole et sur la didactisation du créole (sur la problématique de la standardisation du créole, voir Albert Valdman : « Le cycle vital créole et la standardisation du créole haïtien », revue Études créoles, vol. X, no 2 ; « Vers la standardisation du créole haïtien », Revue française de linguistique appliquée, vol. X, 2005 /1 ; sur la didactisation du créole, voir Robert Berrouët-Oriol et alii, « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Une dictionnairique créole sera également d’un apport de premier plan à la rédaction d’ouvrages scolaires de qualité en créole : le marché du livre scolaire créole, en dépit des efforts remarquables de plusieurs éditeurs de manuels scolaires, se caractérise encore par une gamme réduite d’ouvrages, et il n’existe toujours pas, à l’échelle de l’État, une politique nationale du livre scolaire capable de soutenir durablement et de manière mesurable la production d’outils didactiques variés en créole (voir notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Le National, 9 mars 2022). Sur le registre du livre scolaire créole, le pouvoir d’achat des familles est extrêmement limité et la permanence des préjugés de dévalorisation du créole comme langue d’enseignement contribue à en limiter l’efficience. Et dans la majorité des écoles du pays, les enseignants désireux d’assurer en créole la transmission des connaissances scolaires disposent de peu d’outils didactiques créoles variés et de qualité.
La lexicographie créole a tout à gagner à être à l’écoute des incontournables enseignements de la dictionnairique. L’existence de travaux lexicographiques haïtiens de grande qualité –élaborés notamment par Pradel Pompilus, Henry Tourneux, Pierre Vernet/ Bryant C. Freeman, Albert Valdman et André Vilaire Chery–, ainsi que l’embryon de formation en lexicographie à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, sont un gage que la lexicographie créole dispose déjà d’acquis capables de la renforcer au titre d’une activité scientifique crédible, innovante, utile et rassembleuse. Dans l’état actuel des ressources dont dispose la lexicographie créole et compte-tenu de l’accès limité à Internet en Haïti, il faudra sans doute privilégier le maillage duo-polaire des outils de la lexicographie conventionnelle et de la dictionnairique du XXIe siècle. Autrement dit, élaborer des dictionnaires français-créole et créoles au format papier et également au format numérique dans une perspective de complémentarité.
Montréal, le 15 mai 2023