— Par Yves-Léopold Monthieux —
Quelle société résisterait à une politique dont l’objectif d’évolution institutionnelle a constitué l’alpha et l’oméga de tous les partis politiques qui ont détenu le pouvoir depuis 1983 ? D’autant plus que pendant ces 40 ans toutes les intelligences littéraires, artistiques, religieuses et médiatiques se sont alignées en quête d’un Graal auquel le peuple se refuse avec la même constance. L’échec ne les a jamais assagis, refusant avec obstination de tirer leçon de la volonté du peuple qu’ils ont entrepris de contourner par tous les subterfuges possibles. Pour le plus connu, le recours à des consultations populaires illisibles et ouvertes à toutes les interprétations.
La Martinique est très certainement la seule démocratie au monde où, pendant toute cette longue période, tous les partis politiques autonomistes ou indépendantistes, y compris groupusculaires, ont participé aux majorités de ses assemblées locales. Seuls des luttes de pouvoir ont conduit les principaux leaders de sembler se renier. Pour empêcher de se laisser piquer par Alfred Marie-Jeanne la mise en œuvre de tout début d’autonomie, le Parti progressiste martiniquais a levé le pied pendant de longues années, mais il n’a jamais tiré le frein à main. Alors que le MIM a eu les meilleurs rapports avec la droite, y compris des alliances, le PPM a préféré se laisser accuser de nouvelle droite plutôt que laisser le MIM de se donner la paternité de l’autonomie. C’est peu dire que le principal obstacle du PPM pendant ces dernières décennies a un nom : Alfred Marie-Jeanne.
Ainsi donc, contrairement au romantisme entourant le moratoire, il s’agissait très prosaïquement d’un geste électoral de début de campagne des législatives. L’état-major du PPM entretenait les plus vives inquiétudes pour la réélection de son député après l’insuccès de son soutien à François Mitterrand. Sans ce souci immédiat il n’y aurait sans doute jamais eu ce moratoire qui a conduit le PPM à jouer un rôle mineur dans le contenu de la décentralisation. Au grand dam du ministre des DOM, Henri Emmanuelli. En revanche, Alfred Marie-Jeanne s’est chargé avec succès de transformer cette mesure de tactique politique en un fardeau politique pour le PPM en même temps qu’un sujet efficace de croisade du Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM).
Finalement, la lutte frontale entre le MIM et le PPM allait viser essentiellement des enjeux de pouvoir, s’il est vrai que les arguments idéologiques des autonomistes et indépendantistes n’ont toujours relevé que du copier-coller. De part et d’autre ce sont les mêmes reproches à la France, le même désir exprimé de s’arracher à sa tutelle, la même contestation du pouvoir régalien. Ainsi, il n’y avait aucune contradiction idéologique réelle entre le Rapport Lise-Tamaya et la Déclaration de Basse-Terre, dont les porteurs se sont d’ailleurs rapprochés. Le spectacle du déchirement du rapport n’était qu’une mise en scène, AMJ craignait de voir lui échapper le leadership de l’évolution institutionnelle. De même, le « chat’en sac » de Camille Darsières, le deus ex-machina d’Aimé Césaire, ne visait pas l’évolution institutionnelle. Il craignait juste que le OUI à la consultation populaire fût perçu comme le succès personnel de celui qui le portait, Alfred Marie-Jeanne. Il allait en être de même pour le projet de l’article 74 porté par le président de Région en 2010. Ce n’est qu’après sa victoire aux régionales suivantes qu’aidé par Nicolas Sarkozy, Serge Letchimy reprit par des formules embarrassées le mot d’ordre d’autonomie. Mais la défaite surprise de 2015 à la CTM allait briser son audace. Au soir du premier tour, victime d’un péché d’orgueil qui annonçait le ton de la mandature qu’il voulait sans partage, il avait repoussé par avance toute idée de coalition pour le second.
En réalité, la vie politique martiniquaise et les néfastes conséquences observées aujourd’hui peuvent être résumée presque exclusivement par le conflit entre Alfred Marie-Jeanne et le PPM autour d’un projet d’évolution statutaire non désiré par les Martiniquais. Aussi, les élus martiniquais n’ont pas su ni même tenté de mettre à profit les 40 années de décentralisation pour esquisser un début d’apprentissage de l’autonomie. Tout se passe comme s’il ne faudrait pas que réussisse toute mesure qui pourrait faire obstacle aux changements radicaux souhaités.
Pour répondre à la question du début, la société martiniquaise n’a pas pu sortir indemne de toutes ces années perdues. Car bien qu’en état de déliquescence avancée et malgré une manne financière qui n’a jamais manqué, la Martinique n’a pas fini d’agoniser sous une opulence apparente et les idées séparatistes. Aujourd’hui, Alfred Marie-Jeanne ayant joué sa carte1, il s’agit pour le président du PPM, devenu enfin le patron incontesté de la CTM, de rattraper le temps perdu. En portant le mot « autonomie » sous les lambris de l’Elysée, Serge Letchimy revient à son idée fixe jusqu’alors contrariée par le leader du MIM. Derrière ses bégaiements médiatiques sur les véritables objectifs du prochain congrès, le chef de file de l’autonomie veut mettre fin à la captation de Marie-Jeanne et met à l’épreuve les élus martiniquais en ouvrant donc un énième épisode de la controverse statutaire.
Depuis les dernières élections législatives, toutes les velléités d’échapper à la férule du Président semblent avoir disparu. La droite n’existe plus, qui parlait pour elle-même mais aussi pour la gauche molle, le parti socialiste en particulier. Les présidents des EPCI lui sont politiquement soumis, le plus audacieux d’entre eux, Nestor Azérot, ayant vu son pouvoir gravement atteint aux dernières législatives. Tandis que les parlementaires qui s’affichent indépendantistes, anti-dépendantistes ou autonomistes, s’interdisent ainsi de faire obstacle au vœu du Président du congrès. Les réserves de Daniel Marie-Sainte ne portent que sur la forme : la bonne dénomination du patron de la CTM ou l’oubli par ce dernier de demander au congrès son accord pour faire son Appel et se rendre à l’Elysée. De même, il n’attend rien de la réserve du MIM prônant une consultation populaire. Cette mesure qui intervient en début de procédure et non à la fin comme le référendum, n’est pas exécutoire. Dès lors, il faudra beaucoup de personnalité à l’élu du congrès qui par son vote voudra s’affranchir du mot d’ordre d’autonomie.
Par ailleurs, s’étant usés à servir la soupe et terrorisés à l’idée de déplaire, les politologues se voient préférer leurs homologues de Guadeloupe. Ainsi, le débat public se résume à une suite de plates redondances sur le thème de « plus autonomiste que moi tu meurs ». Tandis que, déconstruit par le conflit entre le discours de rupture et la boulimie assimilationniste, l’électorat est comme anesthésié. On attend d’une majorité silencieuse qu’elle se réveille un jour. Celle de la Martinique peut-elle encore bouger ? La chute est-elle réversible ?
En tout cas Serge Letchimy met le paquet et prévient que s’il échoue, les choses « se feront sans moi ». Pour sa part, Patrick Chamoiseau ne ménage pas sa peine pour porter son ami au pinacle. Déjà en 2010, en guise de feuille de route à l’intention de son protégé, l’homme de lettres écrivait : « celui qui parviendra, avec le souffle d’un idéal, l’énergie d’un projet, à mettre en branle ce processus de responsabilisation, cette liberté de conception, en entraînant avec lui, sans peur, sans renoncement, sans régression aucune, la majorité des Martiniquais, deviendra le père de la Nation ». On l’a vu, c’est Alfred Marie-Jeanne qui a mis en branle le « processus ». « Père de la Nation » ? L’expression n’a pas toujours été empreinte de vertu. Bizarre tout de même d’imaginer qu’il puisse y avoir concurrence avec Aimé Césaire, celui qu’on croyait être déjà parvenu à cette distinction.
Fort-de-France, le 11 septembre 2022
Yves-Léopold Monthieux
1 Alfred Marie-Jeanne a bouclé sa révolution – Yves-Léopold Monthieux – Contrechroniques – 2021