— Par Roland Sabra —
«Rien à faire» Tout est dit dès les premiers mots de la pièce. A cette remarque de Gogo confronté à la difficulté, très matérielle, d’ôter sa chaussure Didi répond sur le plan philosophique «Je commence à le croire.». L’absurde n’est pas tant l’absence de sens que le trop plein de contre-sens. Ici règne le domaine du double et du dédoublement. Estragon et Vladimir, Pozzo et Lucky. Le garçon et son frère. Et même si l’inconscient d’un texte ne se love pas dans la biographie du scripteur, comment ne pas évoquer en Vladimir, Frank Beckett le frère aîné, persécuteur et en Estragon, le Sam Beckett, en voie de clochardisation, souffre douleur de la fratrie sous l’oeil accusateur du tyran maternel? Le double est signe de mort. Longtemps on a tué les jumeaux à la naissance : la nature se trompait à produire deux fois le même. Rémus est tué pour que Romulus fonde une ville qui défie la mort, une ville éternelle. A l’annonce d’un décès, les miroirs sont voilés pour éviter que le reflet du cadavre ne re-convoque la mort. Le brillant essai du Dr Otto Rank, « Don Juan et le double » fournit de nombreuses analyses de ce thème, tirées de la littérature, du théâtre mais aussi de la clinique.
Le théâtre de Beckett est un théâtre du désespoir et son oeuvre toute entière est marquée du sceau de la dualité entre le corps et l’esprit, signe d’un mépris pour la chair, fruit, on ne le dira jamais assez des ravages dévastateurs de l’éducation religieuse. La palette de ses personnages recouvre point par point celle de la schizophrénie. Il n’y a que la mort qui puisse sauver de l’existence, en attendant Godot qui ne viendra pas. Godot ,un diminutif comme Pierrot pour Pierre, Jeannot pour Jean, un diminutif donc de God, Dieu en anglais. Le diminutif rapetisse,, désacralise, familiarise, banalise, mais l’homophonie évoque aussi le gode, l’instrument de jouissance, le vecteur vers « L’Innommable » (titre du récit le plus beckettien qui soit). En attendant il faut vivre , ce qui n’est rien d’autre que de continuer à vivre, se divertir au sens pascalien, mais là, sans espoir de salut. Seule certitude : Dieu ne viendra pas et on l’attend toujours. Il est mort ou bien il a autre chose à faire que de s’intéresser à ces infimes brisures de vie en phase terminale sur quelques débris de planètes perdues dans l’immensité du ciel. Dieu, sorti d’une boîte de Zyklon B est parti en fumée dans les crématoires d’Auschwitz au début des années 40, puis on a repéré, cinquante ans plus tard, l’âcre odeur de son cadavre flotter sur un charnier du génocide rwandais.
A l’échelle humaine, celle du néant il n’y a ni commencement , ni fin, juste un tobogan sur une bande de Moebius. Les clochards métaphysiques de Beckett n’existent que dans l’attente immobile, proprement sidérés par les cieux vides. Même le temps a disparu, l’acte 2 est une reprise de l’acte 1 que lui même précède. « Le temps s’est arrêté » Lucky est devenu muet en un jour, l’arbre, un saule, un arbuste, un arbrisseau, on ne sait pas, fleurit en une seule nuit et cette nuit est une éternité qui convoque et le soleil et la lune. Une coupure traverse le faire et le dire, ou plutôt le dire est devenu le faire dans la seule matérialité qui soit, celle des mots : « —Alors on y va? –Allons-y. Ils ne bougent pas. » (fin de la pièce). Immobilité finale qui fait boucle avec les trois premiers mots du texte : « Rien à faire ». L’acte est arrêté, pris dans les rêts des non-actes qu’il récuse et qui se refusent à l’effacement, manifestation du « travail du négatif » (Green), de la prévalence du contenant sur le contenu, de la forme sur le fond, du Signifiant sur le signifié (Lacan). Le spectateur ne sort pas indemne d’un tel scandale, extirpé de son fauteuil il est sur scène confronté à lui même, puisque lui aussi en attendant Godot il croît au Père Noël et sa «barbe blanche», au Messie et au sens de la vie, au théâtre et à la logique narrative, aux arts et à la magie du verbe, en un mot à l’émergence d’une vérité intangible, ne serait-ce que sous l’apparence d’un semblant, dans la diégèse du récit. Rien, dans l’oeuvre de Beckett ne subsiste de ces beautés académiques et ces illusions scéniques, le dialogue se dévide sur des associations sérielles, inconscientes soumises au principe de discontinuité, parsemé de calembours, et d’inventions langagières, poussières de sable dans le désert de l’être, pauvres bouts de rimes d’une cantilène existentielle.
Un tel texte ne peut être que théâtral, le geste avorté l’emporte sur la langue, les lumières, les silences, les mimiques, en disent autant si ce n’est plus que les mots. On comprend pourquoi cette pièce, reflet du siècle qui l’a vu naître sombre, noire, empreinte de mélancolie et d’un infini désespoir, traversée par une houle de rires étranglés, a pu fasciner tant de metteurs en scène au point d’être une des pièces du répertoire moderne les plus jouées, traduite dans une trentaine de langue, dont le créole.
Le travail de traduction de celui qui signe, Monchoachi, témoigne de façon absolue, irréfutable de ce que le créole est une langue pleine et entière, précise, chirurgicale, subtile dans le mi-dire et gouleyante à souhait. C’est dans cette configuration que Lucette Salibur nous propose un «La ka espéré Godot».
Sur scène l’inévitable arbre, lieu du rendez-vous espéré avec Godot. Il ressemble à une croix sur laquelle ne manque que celui que l’on attend pour le clouer. Une corde sur des trépieds métalliques instables, que les comédiens vont devoir involontairement redresser tout au long de la pièce, dessine à trente centimètres du sol une sorte de piste de cirque sur laquelle les clochards célestes sont transformés en clowns. Début du malaise. La relation entre Didi (Vladimir) et Gogo (Estragon) se trouve dénaturée. Elle abandonne le terrain d’un sado-masochisme subtile, complexe et compliqué, bi-réversible, en demi teinte et traversé par des bouffées de bienveillance, pour basculer dans le vide d’une clownerie qui n’a pas grand chose à dire. La dimension de l’absurde est dévorée par la bouffonnerie. On rit fort dans la salle et d’un rire franc sans équivoque. Et le pire est à venir. Et il arrive en la personne de Sarah-Corinne Emanuel qui tente d’incarner Pozzo. Elle avait laissé un souvenir marquant l’an dernier dans «Combats de femmes» de St-Eloy : « Elle crie, elle hurle, elle pleure, elle geint, elle postillonne, elle s’époumone et elle croît jouer » écrivions-nous. Et cette année? Laissons Beckett le dire par la voix de Winnie dans « Oh les beaux jours » c’est : «Pas pis, pas mieux , pas de changement». Elle ne sait pas jouer et a atteint depuis longtemps son seuil de Peter, son niveau d’incompétence et pourtant elle persiste avec les encouragements coupables d’une metteure en scène en mal d’inspiration et qui croît élargir son registre en lui demandant de se rouler à terre , ce qu’elle fait sans état d’âme, puisque d’âme il n’y a pas.
Pour Lucky, l’homme-cheval, Lucette Salibur a demandé à Hervé Deluge d’apparaître sous la figure d’un demeuré, vaguement mongolien, la langue pendante et tordue, les yeux tournés vers les sourcils. Du coup elle rate complètement le renversement, dialectique, hégélien, du maître et de l’esclave qui s’opère entre Pozzo et Lucky dans l’acte 2. Lucette Salibur n’a visiblement pas compris que le couple Pozzo-Lucky était le double, accentué et décalé de celui que forment Didi-Gogo. Enfin quand on sait les exigences obsessionnelles de l’auteur en ce qui concerne le respect de ses didascalies, et les tensions vertigineuses que souleva la mise en scène de « Fin de partie » par Roger Blin le découvreur de Beckett comme dramaturge, celui auquel il doit sa popularité, on ne peut être que consterné par la course finale qu’entreprennent Didi et Gogo pour clore la pièce. Et pourtant ce n’est pas le temps qui a manqué à Lucette Salibur pour lire le texte, puisque qu’elle nous gratifie, avantage des troupes subventionnées sans véritable obligation de résultat, d’un spectacle de temps à autre.
Si l’on ajoute à ce triste tableau que Dominique Guesdon, dont on apprécie très souvent le travail de lumières, semble ici se demander ce qu’il lui faut mettre en valeur et passe son temps à éteindre et allumer quelques spots de façon répétitive et machinale en décalage total avec ce qui se répète sur scène on comprendra la déception devant cette dénaturation de Beckett. Alors que la belle langue créole permettait d ‘élargir les horizons de l’entendement beckettien on assiste à un rabattement du sens vers ce qu’il a de plus commun dans une trahison qui semble ressortir moins d’un souci d’originalité que d’une bonne grosse paresse intellectuelle.
Roland Sabra
Le 14 juin 2006 La Trinité Maison de la culture.
Maurice MAYEN : Gogo
Christian CHARLES : Didi
Sarah-Corinne EMANUEL : Pozzo
Hervé DELUGE : Lucky
Daniely FRANCISQUE : Le messager
Dominique GUESDON : création lumière
Valéry PETRIS : régisseur
Régie générale : Dominique GUESDON
Scénographie : Daniel TALBOT
Costumes, accessoires : Hervé BEUZE, Sylvianne Gaudi