Dans ma communication précédente intitulée Souffrance et jouissance aux Antilles, une contribution à l’analyse du désastre, je soulignais ceci : Ma thèse est qu’une société qui accorde trop à l’entropie, qui fait excès de concession au désordre, crée sa propre fragilité. Elle devient vulnérable et sa jeunesse avec elle.
Et pourtant une partie de notre jeunesse connaît la réussite scolaire, allant même jusqu’à l’accès aux grandes écoles et une autre prend l’initiative de fonder des entreprises, y compris afin que notre pays sorte de ce système d’économie de comptoir : acheter pour revendre en ignorant la possibilité d’avoir une production diversifiée. Mais il y a aussi ceux qui souffrent de l’échec scolaire et du chômage. Certains d’entre eux ont le sentiment d’être déclassés ou de subir la relégation sociale.
Leur énergie sociale compulsive participe d’une frustration, en particulier chez certains groupes de jeunes qui manifestent sur les ronds-points. Elle s’exprime aussi bien en souffrance qu’en jouissance. On sent bien chez eux l’objet du manque qui produit la souffrance : toute l’inhibition qui résulte des incapacités à acquérir des objets par lesquels le système consumériste exerce une constante séduction. L’estime de soi ici en prend un coup, car ils ont le sentiment d’une exclusion de la société, et cette frustration produit des tensions entre les impératifs et les interdits de la société qui sont alors transgressés. En échangeant avec eux, j’ai bien compris qu’il y avait une jouissance à exercer sur les lieux de blocage un pouvoir décisionnel en permettant aux automobilistes de passer ou en leur intimant l’ordre de rebrousser chemin. Mais cette énergie sociale compulsive est aussi devenue destructrice. Certains commerçants, voire même des cabinets médicaux ou des pharmacies, ont éprouvé le côté destructeur du désastre sans que les propriétaires de ces commerces et officines ne comprennent pourquoi ils étaient devenus des cibles.
Il faut bien avoir à l’esprit que l’accès à la vie adulte exige une formation quotidienne que l’on nomme socialisation, que cet apprentissage est l’œuvre en premier lieu de l’institution qui s’appelle la famille, laquelle joue un rôle capital. L’école, les instituts de formation et les universités porteront le complément de ces exigences en matière de vie sociale qu’attend la société. Or s’agissant de la famille, il faut savoir que 60% des logements d’HLM en Martinique sont occupés par des mères célibataires et beaucoup de familles sont aujourd’hui en difficulté. La question fondamentale est celle de l’auto-construction du jeune, et celle-ci passe par la confiance sociale. Si elle fait défaut, il aura tendance à s’isoler dans une microsociété, la sienne, faite des lieux pour lui symboliques (sa cité, la station-service, le bar, le terrain de sport, par exemple), faite aussi de son langage spécifique, de la manière de se saluer mutuellement, de s’interpeller, qui manifeste son appartenance à cette microsociété.
Sur certains barrages que nous avons observés, cette micro-société clame son honnêteté – elle ne demande pas d’argent, – elle demande qu’on ne l’oublie pas et qu’on l’intègre dans les revendications en cours, car elle a, dit-elle, ses propres revendications. Mais il y a surtout tout le travail nécessaire de socialisation en amont. Il faut être conscient que, dans le processus de modernité, de toutes les structures sociales, la famille est celle qui a subi les plus grandes transformations. La conséquence, c’est que sa fonction sociale a été réduite. Dans les sociétés minées par le désordre, où on n’a pas tenu compte de ces mutations, le capital social de ces jeunes a considérablement diminué. C’est aussi cet appel qu’il lancent sur les ronds-points.
Ne décevons pas cette attente.
André Lucrèce