« La Haine des clercs, L’anti-intellectualisme en France », un essai de Sarah Al-Matary

 « Une forme perverse et pernicieuse d’anti-intellectualisme »

Essai. La Haine des clercs, L’anti-intellectualisme en France Sarah Al-Matary Seuil, 400 pages, 24 euros
Sarah Al-Matary est chercheuse, enseignante spécialiste de littérature et autrice de la Haine des clercs. Elle revient sur la genèse de ce travail et ses échos dans l’actualité sociale et politique.

L’idée qu’il existe en France une caste d’intellectuels coupés de la réalité, éloignés du peuple, fait périodiquement surface dans le débat d’idées. Dans un pays qui se dit « aimant les idées », un argumentaire anti-intellectuels est régulièrement utilisé. Qui vise-t-il ? De quand date-t-il ? On s’imagine parfois que c’est l’affaire Dreyfus qui a mis en place une fois pour toutes à la fois le modèle de l’intellectuel engagé et la rhétorique qui veut le disqualifier. Sarah Al-Matary, dans son essai qui suit à la trace cette question depuis les débuts de la révolution industrielle jusqu’aux plateaux télévisuels d’aujourd’hui, nous montre que ce débat ne se réduit pas à un affrontement droite-gauche ou peuple-élite. On y découvre aussi que ce combat oppose très souvent les intellectuels entre eux.

D’où vient ce livre ?

Sarah Al-Matary Ce livre a une double genèse. Autobiographique d’abord : en tant qu’enseignante ayant suivi ce qu’on appelle la « voie royale », normalienne, agrégée, je me suis interrogée sur ma propre pratique, et, comme fille d’ouvrier, j’ai toujours été en proie à des injonctions contradictoires. Puis, alors que je venais de finir une thèse sur l’idée de race, j’ai croisé quelqu’un comme Maurice Barrès, qui développe une certaine forme d’anti-intellectualisme. Pendant les luttes contre la loi LRU (dite loi Pécresse), j’avais cru percevoir dans les discours de Sarkozy des réminiscences de Barrès. Je me suis lancée dans cette enquête qui couvre près de deux cents ans. À ma grande surprise, j’ai croisé la trajectoire de Proudhon, de personnalités progressistes, j’ai découvert que l’anti-intellectualisme pouvait être un facteur d’émancipation pour le mouvement ouvrier.

Qu’appelle-t-on « intellectuel » ?

Sarah Al-Matary J’ai choisi volontairement une définition large de l’intellectuel. Ça allait à contre-courant des attentes éditoriales, avec des catégorisations assez étroites. On me demandait de faire un livre sur l’anti-intellectualisme pendant l’affaire Dreyfus. Or, il n’y avait rien dans les bibliographies sur l’anti-intellectualisme, sauf sur l’affaire Dreyfus ! C’est à partir de là que le mot « intellectuel » se diffuse, mais c’est au moment de la révolution industrielle qu’il apparaît, en même temps que les attaques contre la catégorie sociale qu’il désigne. J’ai choisi d’être attentive aux contextes, aux conjonctures, aux interactions. C’est aussi une manière de ne pas polariser arbitrairement les choses avec des catégories comme gauche et droite, peuple et élite.

Vous montrez que l’anti-intellectualisme n’est pas le domaine réservé de la droite.

Sarah Al-Matary Dès que la révolution industrielle dévalorise le modèle de l’artisan qui tient son savoir d’un maître, des gens comme Agricol Perdiguier revendiquent l’intelligence de la main, rappellent que la science des architectes vient du savoir-faire des maçons, et appellent les ouvriers à s’instruire, à fréquenter les écoles techniques. Ce n’est pas un anti-intellectualisme. Plus tard, on verra les organisations ouvrières très soucieuses d’éviter la mainmise des intellectuels, à l’époque la plupart du temps bourgeois, sur le mouvement. Je rappelle que Marx et Engels ont été admis de justesse au sein de l’Internationale ouvrière.

Y a-t-il une différence entre anti-intellectualisme de droite et de gauche ?

Sarah Al-Matary L’anti-intellectualisme « de gauche » est en général à vocation égalitaire, correspond à un besoin de justice et à une conception de la démocratie sociale. C’est un désir d’émancipation et de révolution. À droite, c’est nourri par l’antiphilosophie, par le conservatisme, souvent par le rejet des Lumières et de l’idée d’égalité.

Et aujourd’hui ?

Sarah Al-Matary Le modèle de l’« intellectuel engagé » est un peu dépassé. Les « grands intellectuels » de l’époque de la Libération ou de l’après-68 ont été, sauf exception, remplacés par des « intellectuels médiatiques », qui souvent ne méritent pas ce titre, ou par des chercheurs prolétarisés, invisibilisés. Ils sont attaqués soit par des hommes politiques comme Valls – la « culture de l’excuse » –, soit par des politiques publiques qui réduisent drastiquement les moyens de l’université. Et puis on les attaque au nom de l’anti-conformisme, de la lutte contre la « pensée unique », la « bien-pensance ».

On a comparé les gilets jaunes à Poujade. Sont-ils anti-intellectualistes ?

Sarah Al-Matary Je ne vois pas cela dans leurs discours ou leurs revendications. Mais ils manifestent un désir de réorganisation sociale qui peut être mal compris. C’est chez eux plutôt un refus de la délégation, un appel à une démocratie plus directe. Par contre, l’instrumentalisation des intellectuels dans le « grand débat » de Macron est plus pernicieuse. Il essaie de faire passer l’idée qu’ils sont – tout comme lui – attaqués, au moment même où sa politique s’en prend à l’université et à la recherche. C’est une forme très perverse d’anti-intellectualisme.

Source : L’Humanité.fr

Introduction

Du débat sur l’« identité nationale », tel qu’il s’est engagé durant la présidence de Nicolas Sarkozy, peu d’observateurs ont retenu l’intervention décalée de Christine Lagarde. Fraîchement nommée à Bercy, cette dernière s’était proposé de relancer la croissance en exhortant ses compatriotes à abandonner « une vieille habitude » française : la ratiocination. Le nouveau gouvernement espérait incarner la rupture à la faveur de mesures supposées défendre énergiquement l’emploi et le pouvoir d’achat. C’est donc sans « détour » que, devant l’Assemblée, la ministre de l’Économie avait déclaré :
[…] le travail paye. Mais […] la France est un pays qui pense. Il n’est guère d’idéologie dont nous n’ayons fait la théorie, et nous possédons probablement dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. […] assez pensé, assez tergiversé ; retroussons tout simplement nos manches 1.
Voilà qui consacrait curieusement l’identification de l’« esprit français » à l’esprit tout court, C. Lagarde substituant à la France du cogito, des Lumières, du dreyfusisme et de Saint-Germain-des-Prés un autre mythe, plus fréquemment attaché à l’aire anglo-saxonne : celui du self-made man. Un changement de paradigme que les journalistes se sont empressés de relier à l’expérience nord-américaine de l’ancienne avocate d’affaires 2 : son portrait du travailleur en entrepreneur de sa propre vie n’évoquait-il pas ce que Max Weber avait jadis rapporté à l’« éthique protestante 3 », et cette rhétorique anti-intellectualiste dont Richard Hofstadter avait montré la centralité aux États-Unis 4 ? Tout en prétendant faire voler en éclats la croyance que, dans notre pays, le « pouvoir spirituel laïque 5 » établi après la Révolution n’avait suscité de contestation visible qu’en de rares occasions, ce réflexe culturaliste l’entérinait donc, puisque C. Lagarde tenait pour acquis que la France « aime les idées 6 ».
Un lieu commun vieux d’à peine deux siècles et demi, perpétué au prix d’un essentialisme qui gomme les conflits dont l’histoire est jalonnée. Difficile d’ignorer, pourtant, que l’activité des intellectuels s’est toujours heurtée à des oppositions, qu’elle s’en est même nourrie,sans que l’un et l’autre camp soient toujours bien délimités, au point que l’anti-intellectualisme semble très majoritairement professé par des lettrés. La psychologie individuelle ou les parcours sociaux de ses tenants suffisent-ils à élucider ce paradoxe ? De manière plus générale, comment les accès réguliers d’anti-intellectualisme – crises historiques ou prises de position circonstancielles – se sont-ils superposés et articulés en un discours sans lequel la « culture intellectuelle française » n’aurait pas la physionomie qu’on lui connaît ? C’est ce travail de sédimentation que le présent ouvrage étudie, en retraçant les circulations à l’œuvre entre les différentes manifestations d’anti-intellectualisme. Ces dernières se trouvent souvent rapportées à une haine de la culture, alors qu’elles-mêmes forment une culture alternative qui emprunte nombre de traits à son adversaire. L’anti-intellectualisme constitue, somme toute, le revers d’une médaille qui ne porterait pas l’effigie de l’intellectuel si l’on n’avait dissimulé les réactions anti-intellectualistes qui s’expriment depuis la Révolution.
L’histoire des engagements intellectuels couvre des rayonnages entiers ; par où commencer celle des engagements contre les intellectuels? Le discours anti-intellectualiste, ainsi qu’il s’affirme à partir du XIXe siècle, ne se contente pas de synthétiser la critique platonicienne des sophistes – à laquelle Aristophane joint celle des disciples de Socrate –, la satire rabelaisienne des théologiens de la Sorbonne ou la résistance aux Lumières, qui divise longtemps l’Europe savante.Pas plus que la configuration polémique, la reprise d’éléments lexicaux ou rhétoriques, voire de références, n’autorise à confondre les différents phénomènes. Car les représentants de la connaissance n’occupent pas une place analogue dans l’Antiquité, sous l’Ancien Régime et dans la société industrielle où s’établit la démocratie.
Sur le plan économique, la révolution industrielle marque une fracture décisive, car elle introduit un nouveau principe d’organisation sociale :alors que l’ordre féodal situe au sommet le clergé lettré dédié à la prière(les moines qui travaillent n’appartiennent pas à cette catégorie), au centre,la noblesse qui protège par les armes et, à la base, le tiers état largement analphabète qui assure la subsistance matérielle de tous, la mécanisation de la production sépare les connaissances intellectuelles des savoir-faire manuels.
Cette bipartition également hiérarchisée entraîne une redéfinition du travail : il embrasse désormais le vaste champ du marché dont dépendent, chacun à leur manière, ceux qui produisent avec leurs mains et ceux dont l’œuvre est essentiellement cérébrale. Quoique soumis aux lois capitalistes, ces derniers ne sont pas des producteurs comme les autres. Membres d’une élite marginalisée, ni tout à fait bourgeois,ni tout à fait prolétaires, ils essuient des tirs croisés. Dans la société industrialisée, la condamnation des intellectuels se généralise en effet :quelques pamphlets, quelques physiologies, quelques poèmes potaches ne suffisent plus à endiguer la crainte de ce qui est perçu comme un phénomène de masse. On rédige désormais des traités, polit ses attaques d’article en article, donne à la critique une forme romanesque qui touche un vaste lectorat.
Avant la Restauration, les maux qu’on prête aux gens de lettres et aux philosophes – ankylose, congestion, hydropisie, constipation, idées fixes,onanisme, myopie, liés par analogie à une fixation excessive 7 – semblent encore la rançon du génie solitaire. Ils ne menacent pas la société.Après 1830, le modèle antique affiliant la santé à l’équilibre du corps et de l’esprit est appliqué au collectif, comme si la faiblesse individuelle menaçait de s’étendre à la nation. L’idée que l’instruction débilite s’impose lorsque cette dernière est confiée à des structures collectives ; les médecins signalent de véritables lieux de perdition dans les classes,les salles d’étude et les dortoirs où les parents croyaient leur progéniture à l’abri : la claustration, la promiscuité, les punitions, l’ennui, les pensums,les lectures pernicieuses, le surmenage, la station assise même semblent encourager l’onanisme, qu’on croit facteur d’impuissance et de stérilité.En 1836, dix ans avant que Michelet ne retrace l’inconstant destin des fils du peuple devenus lettrés, Claude-François Lallemand – républicain convaincu, passionné par les questions éducatives – constate dans un traité sur les pertes séminales involontaires qu’« on ne s’occupe que de l’intelligence, parce que c’est elle qui gouverne le monde : on la cultive en serre-chaude pour en obtenir des fruits précoces, mais sans saveur, et l’on ne s’inquiète pas de ce que deviendra la plante étiolée et rabougrie qui s’épuise à les produire ». Or l’enseignement désindividualisé,abstrait et oppressif qu’on délivre dans les collèges expose le pays à un fléau social bien plus grave que l’onanisme : le déclassement.Lallemand perçoit que les bacheliers (surtout s’ils procèdent de familles modestes) risquent de rejoindre les classes dangereuses :
Ils vont grossir cette masse flottante de jeunes lettrés sans vocation distincte, qui n’ont pu réussir dans aucune carrière, et se croient propres à tout ; qui vendent leur indépendance contre une place quelconque,dans une administration quelconque ; solliciteurs éternels, acharnés, qui restent cramponnés aux plus minces emplois, par besoin, par vanité, par espoir d’avancement. […] cette immense armée civile, improductive,dévorante, dangereuse pour l’autorité, ruineuse pour les pays, difficile à satisfaire, plus difficile encore à réduire, […] sera désormais un obstacle effrayant à toute économie 8.
Le médecin se souvient peut-être qu’après les Trois Glorieuses,lorsqu’on avait renouvelé les fonctionnaires, la jeunesse des écoles avait participé à la « curée 9 ».
Quand l’élargissement de l’accès au baccalauréat systématise le déclassement, la statistique remplace le tableau nosographique. Aux belles heures de l’organicisme social, l’imaginaire du parasite scelle les deux bouts d’une chaîne qui relie l’angoisse suscitée par la prolétarisation des diplômés à la haine des fonctionnaires d’État. À la fin du XIXe siècle, la catégorie d’« intellectuel » matérialise l’écart numérique entre les nouveaux diplômés en quête de places et les professions libérales – médecins et avocats se piquant volontiers de littérature ou de politique –, auxquelles l’accès est restreint. Alors que « [l’]autorité morale n’[était auparavant] reconnue au savant ou à l’artiste qu’individuellement10 », la nouvelle étiquette fait l’objet d’une appropriation collective, qui renverse le stigmate attaché au nombre.
Cette mutation du statut et des représentations de l’intellectuel a pour corollaire une mutation politique non moins considérable : l’avènement d’une démocratie où les intellectuels personnifient l’autorité. Le régime délibératif auquel la Révolution aboutit hisse en effet au rang de porte parole des avocats, des journalistes, des écrivains (terme qui, jusqu’au Second Empire, s’applique aussi bien aux « scientifiques » qu’aux « littérateurs» 11) rompus à l’éloquence. Ils sont supposés faire entendre la voix du peuple. Cet artifice abolit symboliquement la distance qui sépare les citoyens de leurs représentants, mais en pratique, « le principe politique [de la démocratie] consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité 12 ». Que le gouvernement fondé sur cette abstraction soit confié à des hommes dont l’activité est elle-même associée à la pensée abstraite favorise le sentiment qu’une caste concentre les pouvoirs. À tout prendre, l’activitépolitique reflète la division du travail. La dénonciation du caractère fictif de la représentation ne cessera d’alimenter l’antiparlementarisme qui,sous diverses formes, séduira les antidémocrates comme les partisans d’une démocratie véritablement sociale. Il cristallise jusqu’à nos jours la haine des rhéteurs, souvent assimilés aux intellectuels.
D’autres pays que la France ont connu cette double révolution économique et politique – certes parfois à une date plus tardive. Comment expliquer, dès lors, le statut accordé à l’intellectuel « à la française »,et l’hostilité que ce dernier s’attire ? Que, dans la pédagogie révolutionnaire,la citoyenneté soit inséparable de l’éducation (il faut être capable de lire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour connaître ses droits) a sans doute conditionné la forme méritocratique qu’a prise le républicanisme hexagonal. Dès l’origine, il est en effet associé à l’ingénieur et au savant législateur ayant pour mission d’organiser la nouvelle société. Napoléon Bonaparte, qui place la figure du professeur 13 au cœur du projet républicain – lequel suppose notamment de civiliser les autres nations au nom de la raison –, refonde l’Université,instaure un monopole d’État sur l’enseignement, et regroupe à Paris,outre les principaux établissements scolaires, musées et bibliothèques.Cette hyper-centralisation, spécifique à la France, favorise l’autonomisation des intellectuels, qui se démarquent progressivement des autres figures d’autorité.
Sous la IIIe République, la quasi-disparition de la censure et un marché du livre ramassé confortent le rayonnement culturel de la France. Le positivisme-roi réaffirme la vocation universaliste de la communauté des savants, qui se réclame désormais moins de la raison que de la méthode scientifique. La visibilité dont bénéficient les interventions en faveur des droits de l’homme lors de l’affaire Dreyfus sacre la France patrie des intellectuels. Un raccourci dont se satisfont aussi bien les partisans des intellectuels que leurs détracteurs, comme ils se satisfont, à la même époque, que la France soit systématiquement associée à la philosophie cartésienne 14. Les premiers se flattent d’appartenir à une nation où la raison a chassé la superstition ; qu’ils incriminent la « caste » des « gendelettres», une « camarilla » d’universitaires ou un corps de technocrates,les seconds trouvent dans la concentration des instances intellectuelles l’occasion de dénoncer un fonctionnement sectaire. L’argument offre aux pouvoirs en place un auxiliaire précieux : en France, la démocratie libérale aurait vaillamment encaissé les coups de boutoir anti-intellectualistes,qu’ils soient portés par les socialistes révolutionnaires, les boulangistes,les anarchistes, les antidreyfusards, les fascistes ou les poujadistes. Les crises que l’histoire a retenues – l’affaire Dreyfus, le « procès de l’intelligence» (1920-1921), la querelle de la « Nouvelle Sorbonne » (1909-1911) ou celle des « mauvais maîtres » (1940-1942) 15 – se seraient toutes soldées par la « victoire » des intellectuels. Simples accidents propres à dramatiser le récit national, les manifestations d’anti-intellectualisme seraient derrière nous ; bien qu’elles aient contribué à structurer notre modernité démocratique, elles témoigneraient de conflits résolus. Nul n’a donc cru bon de consacrer une monographie à l’anti-intellectualisme n France, alors que les cas américain, britannique, allemand et espagnol 16 ont suscité plusieurs essais, que le phénomène passionne la presse québécoise contemporaine, que les recherches menées sur l’antiphilosophie 17 sont au beau fixe.
Les mutations de la figure du lettré depuis la Révolution n’expliquent pas seules cette lacune. Bicéphale, comme l’anti-philosophie qui le précède, l’anti-intellectualisme vise autant les sommités académiques que les bohèmes 18. Quand bien même ils mobiliseraient une rhétorique éprouvée, ses hérauts, issus de tous les milieux, justifient de manière très diverse des prises de position conjoncturelles. À l’intellectuel, ils reprochent d’être trop nationaliste ou pas assez, de critiquer le pouvoir ou de le soutenir, de s’engager ou de se complaire dans l’immobilisme…Identifié au type de l’ennemi intérieur, il incarne la déviance. Et il y a toujours plus intellectuel, donc plus déviant que soi.Les réquisitoires mêlent griefs économiques, politiques, esthétiques,philosophiques et moraux, mobilisent l’arsenal polémique des « doctrines de haine 19 » (antisémitisme, anti-protestantisme, anticléricalisme, mais aussi anti-maçonnisme, xénophobie, misogynie, misonéisme…) et puisent dans le fonds antiphilosophique et anti-intellectualiste disponible.L’anti-intellectualisme entretient une parenté avec le rejet du progressisme scientifique, l’anti-académisme, les réquisitoires contre les élites 20,sans se confondre avec eux. Tant de choses séparent la génération de Victor Hugo (né en 1802) de celle de Jules Vallès (né trente ans plus tard) ! Dans le poème « À propos d’Horace », le premier se décrit en adolescent révolté contre des maîtres réactionnaires, et invite à un charivari qui, malgré sa violence, reste symbolique :Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes, Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers, écoliers !Accourez par essaims, par bandes, par milliers, Du gamin de Paris au græculus de Rome,
Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme ! Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons 21 ! Chez le second, qui a lu Hugo et ses disciples romantiques, l’anti-académisme soutient une volonté de table rase. Elle ne s’exprime plus dans quelques pièces, mais l’œuvre tout entière. Le charivari se mue en vraie révolution.
Que le discours anti-intellectualiste ne renonce ni au raisonnement ni à la mise en système complique son analyse. Comme ses adversaires,il a ses idéologues, qui exploitent à plein les ressources de la culture lettrée, et se placent du côté de l’intelligence (quitte à en contester une certaine définition). L’allocution de Christine Lagarde citée plus haut en témoigne : elle vante certes l’action contre la ratiocination – antagonisme qui structure la rhétorique anti-intellectualiste ; mais toute critique du savoir ou de ses représentants ne ressortit pas à cette dernière. On pourrait arguer que la ministre condamne les gens qui ergotent et palabrent,sans dénier aux manuels la capacité à réfléchir, et sans renoncer à citer Tocqueville…
L’apparent paradoxe ici soulevé met au jour une difficulté de taille :ceux qui se dressent contre les intellectuels s’y apparentent fréquemment,si ce n’est par leur inscription socio-professionnelle, du moins par leur capital scolaire/culturel, et leur mode d’intervention. Dès le Second Empire, les travailleurs qui refusent d’être représentés par des délégués ou des députés intellectuels sont souvent eux-mêmes des artisans lettrés exerçant des métiers qualifiés. Ce n’est pas un mirage produit par les sources imprimées sur lesquelles le chercheur est tenté de s’adosser avant tout ; et la « haine de soi » ou le ressentiment ne suffisent certainement pas à établir pourquoi, tour à tour bourreau et victime, tel universitaire oppose à ses semblables une violence qui excède fréquemment les limites fixées par l’art de la joute et prend – au mieux – la forme du chahut, au pire celle de l’appel au meurtre. Doit-on y voir la reconversion des violences induites par la division sociale du travail et le fonctionnement polémique des échanges savants 22 ?C’est sur ces questions que nous entendons nous pencher, à travers des portraits, des scènes, l’examen de querelles et d’affaires qui révèlent une manière singulière de tisser les multiples traditions anti-intellectualistes.Quelle que soit leur postérité, les auteurs et les groupes ici étudiés ont durablement affiché leur anti-intellectualisme, revenant parfois sur leurs positions ou les justifiant différemment : Émile Zola devient le champion des intellectuels dreyfusards alors qu’il n’a cessé d’exprimer, en naturaliste, la méfiance que lui inspirent les philosophies abstraites et les hiérarchies académiques ; après la Libération, Louis-Ferdinand Céline est contraint de se réclamer du style contre les idées. Les débats exposés combinent plusieurs variables de l’anti-intellectualisme, entendu à la fois dans sa dimension polémique (la critique d’un « personnel » plus ou moins professionnalisé – c’est-à-dire le discours « anti-intellectuel ») et dans sa dimension philosophique et esthétique (la critique de l’abstraction ou du dogmatisme et son corollaire, la défense de la vie – pensée couramment qualifiée d’« anti-intellectualiste »). Dimensions si étroitement imbriquées que le mot « anti-intellectualisme » désignera dans ce livre, de façon générique, la permanence d’une rhétorique qui s’actualise au gré des crises et des parcours individuels.
Les dictionnaires associent communément l’anti-intellectualisme à l’expression de la sensibilité, de l’imagination, de l’intuition (nommés ailleurs sentiment, sensation, vision, inconscient, instinct…). Notre approche met pour sa part l’accent sur une forme d’anti-intellectualisme qui peut sembler atypique, en ce qu’elle se réclame de la raison. Elle se manifeste pourtant très tôt : à la Convention nationale, l’enseignement primaire d’État est d’emblée opposé aux académies, qui ont été dissoutes au cours de l’été 1793. Le « plan simple, naturel, facile à exécuter » que présente Gabriel Bouquier – lui-même peintre et poète – « proscr[it] à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique ». L’anti-académisme (entendu ici comme rejet des aréopages) engendre une hostilité envers ceux qui, au sein de ces groupements sélectifs et autorégulés, se proclament représentants du savoir, et une méfiance envers l’usage qu’ils sont supposés faire de la raison : un usage sinon purement théorique, du moins coupé des urgences sociales. L’orateur espère qu’on y substituera une éducation placée sous contrôle démocratique : « Les nations libres, poursuit-il, n’ont pas besoin d’une caste de savants spéculatifs, dont l’esprit voyage constamment, par des sentiers perdus, dans la région des songes et des chimères. Les sciences de pure spéculation détachent de la société les départements, des districts, des municipalités, des tribunaux, et surtout des sociétés populaires 23 » où l’on apprend parfois à lire et écrire. Ce tenant d’une « conception miraculeuse » de la régénération, convaincu que le citoyen peut se former au contact du monde, se heurte aux partisans de la « conception laborieuse 24 », lesquels arguent qu’il n’est pas sûr qu’une population pétrie des croyances d’Ancien Régime sache faire bon usage de la liberté. La création de l’Institut national des sciences, arts et lettres en octobre 1795 dit bien qui l’a finalement emporté. Le prestige du savant est tel, après Thermidor, qu’on le charge de rétablir sur des bases rationnelles la nation déchirée, en instaurant une science de gouvernement. La résistance s’organise ; dès le Directoire, la lutte contre les Idéologues accommode l’héritage antiphilosophique 25. Cela explique sans doute qu’on ait eu par la suite tant de mal à dissocier d’une haine de la raison la guerre menée contre ceux qui se disent les garants de l’intelligence démocratique. Si l’anti-intellectualisme rationaliste a été quelque peu occulté par les chercheurs, c’est que, considérant l’anti-intellectualisme comme une actualisation de l’anti-philosophie, ils se sont concentrés sur la permanence de l’hostilité aux Lumières, identifiée au conservatisme.
Ce livre accorde au contraire toute leur place aux différentes traditions d’anti-intellectualisme rationaliste, qu’elles soient révolutionnaires (de Proudhon à Berth, des anarchistes individualistes aux maoïstes, en passant par les syndicalistes de la première CGT et les communistes) ou non (Maurras et ses disciples, dont l’influence est palpable pendant une bonne partie du xxe siècle, souhaitent le retour à la monarchie ; Houellebecq oppose aux sciences humaines engagées son réalisme technophile). L’antagonisme entre les révolutionnaires et leurs rivaux est puissant ; mais ils partagent souvent une même grammaire, voire un même désir d’incarnation (sensible chez un Péguy, un Bernanos, ou le bolchevik chrétien Pierre Pascal). Tous espèrent substituer à la société contemporaine une autre société : inégalitaire chez les conservateurs, elle soutient un rêve de justice ou d’émancipation chez les révolutionnaires. Pour les uns et les autres, elle est fondée sur la volonté d’éduquer plutôt qu’instruire.
Bon nombre d’acteurs font ainsi de l’anti-intellectualisme un moyen d’éprouver et d’asseoir des positions politiques et esthétiques parfois inattendues. Il peut offrir aux entrants la possibilité de se singulariser de leurs aînés ou des personnalités consacrées ; aux écrivains, critiques et essayistes de se distinguer des professeurs ; aux anarchistes, aux syndicalistes et aux monarchistes du coup de force d’imposer leurs spécificités dans la lutte contre les socialismes réformistes. Certains participent au débat depuis une position marginale. Encore faut-il la préciser : quoi de commun entre des militants ouvriers certes habitués à prendre la parole, mais n’occupant pas les lieux de pouvoir, et Maurice Barrès, nanti de son expérience de député et du magistère qu’il a acquis, bien qu’il s’exprime hors de l’Université ? En ce qu’elles polarisent violemment, les controverses induisent un « effet de loupe » qu’accentue encore l’appropriation des motifs idéologiques par des acteurs prompts à outrer leurs jugements et à mythifier leurs vies. Prendre au sérieux ce tropisme biographique – rectifié par la propension, chez les intéressés, à ériger leur parcours en situation partagée – permet de mieux discerner les tenants et les aboutissants de ce qu’on aurait spontanément tendance à rapporter à des considérations psychologiques.
Faute d’échapper au biais que suppose le dépouillement de sources imprimées, et en l’absence d’enquête permettant d’appréhender de manière empirique l’anti-intellectualisme de cour d’école 26 ou celui des travailleurs manuels – comme celle que Paul Willis a relatée dans Learning to Labour (1977), paru après que l’extension de la scolarité obligatoire à seize ans a suscité en Angleterre un véritable débat d’opinion 27 –, notre analyse s’appuie essentiellement sur les contributions de théoriciens, d’écrivains, d’artistes et d’hommes « aux affaires », de 1830 à nos jours (les femmes, qui peinent à faire reconnaître leur capacité à penser, professent rarement l’anti-intellectualisme). Une étude qui l’envisagerait au prisme des représentations, en rendant compte de leur historicité par l’attention portée au langage, à la configuration polémique et aux parcours des acteurs, refléterait la complexité d’un phénomène qui ne se borne pas à la caricature de quelques types. Indépendamment des opinions politiques, religieuses, du degré de richesse ou d’instruction de ceux qui le professent, l’anti-intellectualisme se tisse en effet, sur le long terme, dans l’entrelacs de traditions à première vue contradictoires, que ni les définitions étroites de l’intellectuel, ni les partages manichéens entre la gauche et la droite, l’art et la critique, la mondanité et la science ne permettent de saisir avec finesse. C’est cet écheveau, dont les fils sont tressés selon les contextes et les auteurs, que nous ambitionnons sinon de démêler, au moins de dévider.
Inscrites dans le discours social – au sens où l’entend Marc Angenot 28 –, les différentes controverses dévoilent un réseau de références qui circulent chez un même individu ou d’un auteur, d’un genre, d’un support à un autre. Entre sphère publique et sphère privée, théorie et fiction, œuvres individuelles et productions collectives, le discours anti-intellectualiste dessine un espace hybride qui ignore les frontières. Pour avoir commodément circonscrit le propos à la France (colonies comprises), nous n’ignorons pas qu’une histoire comparée, et a fortiori une histoire transnationale, conduirait aussi bien à relativiser la singularité des relations françaises entre le champ intellectuel et le champ politique qu’à déconstruire l’image du clerc engagé, de l’intellectuel fidèle à une tradition cartésienne, à un modèle scolaire républicain qu’on voudrait conforme au génie du lieu. À défaut d’explorer ce continent, nous tenterons de montrer que le discours anti-intellectualiste de langue française s’élabore au gré de transferts culturels multiples : avant la Grande Guerre, les propagandistes du mouvement ouvrier français participent à la polémique internationale sur le rôle des classes pensantes dans le socialisme, en réponse aux écrits de Marx et Engels ou Karl Kautsky ; au mitan des années 1920, l’ouvriérisme du PCF s’aligne sur Moscou ; dans l’entredeux- guerres, les penseurs allemands de la « révolution conservatrice » puisent chez Sorel et Bergson ; les maoïstes français qui s’établissent en usine autour de Mai 68 n’ignorent pas, enfin, que dans la Chine de la Révolution culturelle les intellectuels sont relégués à la « neuvième catégorie puante ».
C’est ce modèle circulatoire, combiné à une progression chronologique n’accusant pas artificiellement les césures traditionnelles, que nous adopterons afin de montrer que la société française est loin d’être allergique à l’anti-intellectualisme. Traités médicaux, dessins de presse, romans, manifestes, discours politiques, journaux intimes, articles de critique et correspondances l’attestent : pendant près de deux siècles, cancres et forts en thème, pacifistes et va-t-en-guerre, utilitaristes et apôtres du désintéressement, individualistes et collectivistes se sont retrouvés dans ce discours, même si l’Hexagone n’a pas été le théâtre de véritables chasses aux sorcières. Preuve que, loin de n’être qu’un thème polémique de prédilection, l’anti-intellectualisme constitue une culture fondée sur des références, un imaginaire et des codes rhétoriques d’une grande longévité.