— Par Christophe Dejours* —
Comment de telles énormités peuvent-elles devenir la référence obligée de tous les discours ? Si c’est vraiment la guerre, alors la fin justifie les moyens. On peut décréter la mobilisation générale, et s’il y a des victimes, c’est qu’il ne peut en aller autrement. La guerre économique vaut pour une absolution des puissants
La guerre économique est un slogan annonçant une ère de catastrophes qui réalisera un partage sans pitié entre ceux qui seront sauvés et ceux qui seront broyés. Guerre étrange qui éclate sans bombe et sans char, sans soldat et sans armée ! Une guerre si différente de celle de Bosnie ou du Vietnam que ce n’est tout simplement pas une guerre. La guerre économique est seulement une métaphore. Faire passer la métaphore pour la chose même, c’est risquer le délire. Ainsi Jean-Pierre Chevènement a-t-il affirmé naguère devant une convention nationale du PS la nécessité d’apporter » une riposte politique » à la guerre économique qu’il a qualifiée de » troisième guerre mondiale « . De même, Edith Cresson, lorsqu’elle était ministre des affaires européennes, avait-elle préconisé la création en France d’un » haut commandement de la guerre économique « .
La guerre économique n’aura pas lieu. Car elle n’est qu’une image enflée de la concurrence entre des entreprises. Comment de telles énormités peuvent-elles passer pour une réalité et devenir la référence obligée de tous les discours politiques, économiques, voire scientifiques, pendant des années ? La guerre économique n’est pas un concept, elle relève de l’imaginaire social. Comment y adhère-t-on ? Est-ce en fonction de l’avantage qu’il confère aux décideurs, en termes d’accroissement de pouvoir ? Si c’est vraiment la guerre, alors la fin justifie les moyens : on peut décréter la mobilisation générale, punir les hésitants, etc. Et s’il y a des victimes, c’est qu’il ne peut en aller autrement. La guerre économique vaut pour une absolution des puissants.
Mais cette explication utilitariste est insuffisante, parce qu’elle ne permet pas de comprendre pourquoi ceux qui ne bénéficient pas des avantages de cette illusion y adhèrent quand même. La croyance collective à l’imaginaire est fondée sur le déni de perception d’une réalité : celle qui se fait connaître aux hommes par sa résistance aux savoir-faire, à la technique, à la maîtrise.
A l’inverse de ce que véhicule l’imaginaire de la guerre économique, la mondialisation du marché n’est pas une fatalité. Elle implique, au contraire, la mobilisation et la coopération de millions d’intelligences et de volontés. Ceux qui oeuvrent pour la mondialisation du marché le font pour accroître les richesses et nombre d’entre eux pensent qu’il en résultera des conditions plus favorables à la liberté et à la justice sociale.
Mais, au fur et à mesure que leur travail avance, l’injustice s’accroît, la répartition devient plus inégale, la misère attaque dans la citadelle même, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, avec leurs millions de nouveaux pauvres. Au lieu de sécurité, la mondialisation du marché produit l’augmentation de la délinquance, de la violence, de la mafia et de la peur. Tel est le réel qui se révèle à ceux-là mêmes qui travaillent pour la mondialisation. Dont ils se défendent par un déni : si la mondialisation du marché n’apporte pas le bonheur, ce n’est pas parce que la thèse économique est fausse, affirment les dirigeants, » c’est à cause de la guerre économique « .
Plus difficile à comprendre est l’adhésion des autres à cet imaginaire. Elle semble ressortir au même déni, portant sur le même réel. Continuer à travailler, à se battre et à vivre est difficilement compatible avec la conscience lucide que tout effort ne peut, en fin de compte, que conduire à l’aggravation de la situation et à la production d’un monde de moins en moins habitable et à une condition de plus en plus précaire, pour soi-même et pour ses enfants. Beaucoup d’entre nous ne pouvent supporter l’idée que nos dirigeants nous conduisent, en le sachant, à la misère matérielle, sociale et morale. Nous cherchons à nous rassurer, en opposant, à la perception du réel, un déni. » Ce serait suicidaire de leur part « , se plaît-on à penser. Non ! S’ils ne parviennent pas à contrôler les effets délétères de l’accroissement des richesses sur le monde humain, c’est qu’ils ne peuvent pas faire autrement, ils sont innocents, » c’est la faute à la guerre économique « . Avec la réduction du nombre de demandeurs d’emploi, l’imaginaire social de la guerre économique et son corollaire – tout aussi imaginaire – de » la fin du travail « , prennent du plomb dans l’aile. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la diminution du chômage ne résulte pas de la capacité de résoudre le problème de l’emploi, par des analyses et des réponses politiques et scientifiques appropriées. Le chômage diminue pour des raisons systémiques, non par la volonté politique des hommes qui nous dirigent.
L’optimisme qui se profile recouvre sommairement une série de questions scientifiques et pratiques restées sans réponse. De nouvelles images se proposent pour relayer l’imaginaire de la guerre économique et de la fin du travail. La richesse serait à la portée de tous, au bout du computer et du clavier, offerts comme une vaste entreprise ludique : start-up, Nasdaq, nouvelle économie, où le virtuel remplace le réel, où la spéculation remplace le travail. Ces nouvelles images sont la contrepartie, une fois encore, d’un déni du réel : à savoir que le surplus, l’excédent ne peuvent être dégagés que si la production réelle de richesses continue de s’accroître, c’est-à-dire fondamentalement par le travail humain.
L’imaginaire social de l’économie virtuelle et ludique masque ce qui se passe dans la réalité du travail, à La Poste, à France Télécom, sur les chaînes de montage automobile, dans les PME, aux caisses des supermarchés, dans le débordement de la police et de la justice, dans les centraux de démarchage téléphonique, dans les transports en commun…, c’est-à-dire du côté de l’intensification des contraintes de travail, de la dégradation du vivre ensemble, de l’explosion des pathologies de surcharge et de la consommation de psychotropes. Le réel, en somme, de l’économie. L’imaginaire de l’économie ludique ne vaut pas mieux que celui de la guerre économique. Il dissimule ce qui nous fait peur et il nous empêche de penser le réel. Méfions-nous du cadeau imaginaire de la nouvelle économie qui réjouit à bon compte. Méditons l’avertissement de Laocoon aux Troyens, à propos des Grecs et de leur fameux cheval de Troie : » Timeo Danaos et dona ferentes « . (Virgile : Ennéide, II, 49) ; » Je me méfie des Grecs, même lorsqu’ils apportent des cadeaux. »
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 16/05/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01