— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La Guadeloupe, département français d’outre-mer dont l’économie est déjà en régression, est à l’aube d’une transformation majeure tout comme son île sœur la Martinique. La révolution technologique de l’intelligence artificielle (IA) n’épargnera aucune région du monde, et la Guadeloupe et la Martinique devront s’adapter pour faire face aux défis et opportunités qui en découlent. Pour résister aux futurs dommages collatéraux, il est impératif de repenser rapidement le modèle de développement économique de nos îles des Antilles françaises. Cette transition pose la problématique de passer d’un modèle économique basé sur la consommation à un nouveau modèle productif, plus résilient et adapté aux exigences du 21e siècle. Aimé Césaire, écrivain martiniquais de renom, avait déjà anticipé ces enjeux lors d’une rencontre avec le président François Mitterrand en 1985. Dans son discours, Césaire soulignait l’importance de sortir de la condition d’éternelle protégée et de perpétuel assisté par le travail productif et créateur. Il appelait à une réforme économique accompagnant au préalable la réforme institutionnelle, insistant d’une part sur la nécessité d’un moratoire sur l’autonomie, mais également d’autre part sur la nécessité de rénover les rapports commerciaux encore imprégnés des séquelles du passé colonial.
Dans le monde d’aujourd’hui, radicalement différent de celui de Césaire, la question de l’intelligence artificielle devient centrale. Les campagnes électorales n’abordent guère l’impact de l’IA sur l’emploi dans les services en Guadeloupe, mais c’est pourtant un sujet crucial, non pas pour demain, mais déjà pour aujourd’hui. Lorsque l’IA générative est apparue, beaucoup ont pensé que son impact se limiterait aux cols blancs, c’est à dire les cadres. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles, où l’automatisation touchait principalement les emplois manuels et répétitifs, cette fois, ce sont les tâches nécessitant jugement humain, créativité, et même empathie qui sont automatisées. Comme le souligne Daniel Susskind dans son livre « Un monde sans travail », les diplômes ne protègent plus contre cette vague d’automatisation. Cette réalité impose de repenser l’orientation des jeunes guadeloupéens. Il est crucial de les diriger vers des métiers résistants à l’automatisation, ceux qui combinent tête, cœur et main. Par exemple, dans le secteur de la santé particulièrement exposé à l’intelligence artificielle, si le radiologue est susceptible de disparaître avant le généraliste, et le généraliste avant l’infirmière, les progrès de la robotique complexifient encore cette équation. Des entreprises fabriquent désormais des robots capables de réaliser des tâches sensorimotrices complexes, dépassant ainsi le paradoxe de Moravec.Les nouvelles générations de robots, dotés d’IA génératives ultra-performantes, sont capables de remplacer les humains dans les tâches manuelles et intellectuelles. Cette évolution pourrait conduire à l’émergence de d’usines comme l’unité sucrière de Gardel sans salariés, des entreprises de construction voire commerciales et de services sans aucun travailleur humain.
Face à cette transformation, le discours dominant tente souvent de rassurer en affirmant que l’IA ne créera pas de chômage de masse, en partie parce que les emplois entièrement automatisables sont rares et que de nouvelles professions apparaissent, comme celle de data scientist. Toutefois, cette argumentation néglige le fait que les robots de nouvelle génération ne se limitent pas aux tâches répétitives et peuvent réaliser des tâches de toute nature. La comparaison avec les révolutions industrielles passées est donc trompeuse, car l’IA ne se contentera pas d’attaquer un secteur particulier de l’économie guadeloupéenne. La création d’emplois pourrait ne pas compenser les suppressions, surtout si ces emplois requièrent une formation de très haut niveau souvent inaccessible à la majorité. Si l’IA supprime en Guadeloupe des milliers d’emplois bac-3 et en créé des centaines bac+10, le compte n’y sera pas pour les guadeloupéens mais pour des travailleurs exogènes au pays. Il est urgent de s’interroger sur le monde qui vient, à dix ou vingt ans, un monde dans lequel une grande partie du travail salarié tel que nous le connaissons pourrait disparaître. Que deviendront alors les jeunes guadeloupéens même diplômés déjà confrontés à un chômage massif ?
Pour répondre à ces défis, la Guadeloupe doit engager une transition vers un nouveau modèle productif. Cela implique d’investir massivement dans l’éducation et la formation pour préparer les jeunes aux métiers de demain. Il est également essentiel de développer des secteurs économiques capables de résister à l’automatisation, en misant sur les compétences humaines irréductibles à la machine : créativité, empathie, et intelligence émotionnelle.Les autorités locales et nationales doivent également promouvoir l’innovation et l’entrepreneuriat, en créant un écosystème avec des prêts de 50 000 à 100 000 euros à taux zéro favorable aux start-ups et aux entreprises locales innovantes dans le secteur de l’agroalimentaire. Cela peut passer par des incitations fiscales, des programmes de soutien à l’innovation, et des partenariats avec des institutions de recherche et des entreprises technologiques.Enfin, il est crucial de mener une réflexion approfondie sur les politiques sociales et économiques pour garantir une transition juste et équitable. Cela pourrait inclure des mesures de protection sociale renforcées, des programmes de reconversion professionnelle, et des initiatives visant à réduire les inégalités.
La révolution technologique de l’intelligence artificielle posera des défis majeurs à la Guadeloupe. Pour s’adapter et prospérer dans ce nouveau paradigme, l’île doit repenser son modèle de développement économique, investir dans l’éducation et la formation, et promouvoir l’innovation. Ce n’est qu’en embrassant ces transformations avec courage et détermination que la Guadeloupe pourra résister aux futurs dommages collatéraux et offrir un avenir serein à ses habitants. Comme Aimé Césaire l’avait pressenti, il s’agit d’une question de dignité et de survie économique.
« Apatoudi kouri, sé kaché i mèt »
Traduction littérale : Rien ne sert de courir si on ne sait où se cacher.
Moralité : Il faut savoir prévoir et pouvoir prendre les devants…
Jean–Marie Nol économiste