— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La rue se fait toujours entendre en Guadeloupe . Des manifestations sont récurrentes depuis sept mois et l’impasse est plus que jamais très présente au niveau dialogue sur une sortie de crise . Mais le plus consternant, c’est que l’on assiste encore ces jours-ci à des exactions multiples contre des mairies, des écoles et des entreprises.
Aller jusqu’au bout, ce n’est pas seulement résister, mais aussi savoir s’empêcher. Un homme doit savoir s’empêcher comme disait le grand écrivain et prix Nobel de littérature, Albert Camus . L’affaire de l’obligation vaccinale et du pass sanitaire, à l’origine de la crise sociétale et sociale actuelle, soulève une réflexion forte, au-delà de l’approbation des uns ou de l’indignation et la colère des autres. Cette réflexion peut légitimement susciter y compris au sein de la société voire même des familles , une question de fond relative à la relation de confiance que les guadeloupéens entretiennent avec l’Etat, les intellectuels et surtout leur personnel politique et élites scientifiques . Elle s’inscrit en effet sur le registre d’une dénonciation commune de la subordination à une cause scientifique et économique non conventionnelle pour une large fraction des manifestants qui se sont érigés de façon unilatérale en porte parole du peuple. En somme, l’on assisterait à l’émergence d’une contre culture à partir de tout ce qui fait fond de commerce populiste pour ces organisations syndicales « dont on sait » qu’elles vivent et pensent en circuit fermé et distillent un discours abscons, radical, sinon démagogique que certains guadeloupéens ne peuvent plus comprendre. Pourquoi cette incompréhension et qui fait obstacle à l’émancipation ?
L’analyse de la problématique montre que la distribution des facteurs de confiance obéit à une logique sociale du degré de savoir et connaissances des individus . C’est cette même logique de la paresse du savoir qui a parasité dans le passé le processus de responsabilité découlant de l’autonomie.
Au sortir de la période coloniale , la Guadeloupe était un pays très pauvre, engoncé dans la misère , illettré en grande partie, rural pour près de 80% de la population, à l’industrie sucrière déclinante , aux exportations coloniales fléchissantes, et à la mentalité coincée entre le pouvoir du grand patronat, de la bourgeoisie compradore, et les utopies dangereuses d’un pouvoir rêvé aux ouvriers et paysans prolétaires. En cinquante ans d’un développement à marche forcée avec le statut de départementalisation , ce pays s’est transformé comme jamais dans son histoire, accédant à la modernité technologique, commerciale, industrielle et surtout par l’accession à l’éducation de masse. Depuis quelques années, tout a changé. Les progrès de la technique et de l’économie ont cessé de tirer le progrès social. Au contraire: pour progresser en économie, dit-on, il faut régresser sur le plan social. Pour réduire peut-être le chômage, il faudrait travailler plus dur, plus longtemps, pour moins cher. L’idée de progrès s’est désunie avec la crise . Elle n’est plus un facteur d’espoir . Et là réside la source du malentendu. Car en réalité, une large fraction du peuple demeure rétif au patriotisme , au progrès scientifique et aussi à la connaissance des mécanismes de l’économie. Mais pourquoi le guadeloupéen reste imperméable à toute pensée liée aux avancées technologiques médicales, au marché, à l’entreprise ou à l’innovation ?
Actuellement avec la crise, le monde en général, reste une formidable machine à réfléchir sur le marché, l’innovation, la stratégie des entreprises, la finance ou encore le management, nous n’en percevons ici que de très lointains échos. Peu d’ouvrages et de débats sur l’économie existent en Guadeloupe. Ceux qui réfléchissent à l’économie et influencent les affaires et les politiques publiques ne sont pas reconnus et lus par les guadeloupéens . Signe que notre culture a du mal à s’insérer dans le débat global sur la crise et ses conséquences. Ce fait s’accompagne en revanche d’autres rejets, les tendances observées mettent en exergue une réelle défiance à l’égard de certaines organisations syndicales ou institutions politiques .
Il faut désormais que les élites et le peuple se sortent de cette ambiguïté initiale envers le pouvoir central parisien devenue destructrice et de ces procès d’intentions d’élus , même si chacun sait qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépends. Actuellement, La Guadeloupe est prisonnière d’un récit trompeur et incohérent sur le fonctionnement actuel de ses institutions et la mesure de ses intérêts vitaux pourtant largement partagé par sa classe politique et ses décideurs économiques . Pour autant , à l’inverse, la paresse, et la lâcheté larvée des élites politiques, économiques et intellectuelles est tel qu’il n’existe pas de récit ni de vision intelligente et rénovée de l’architecture de nos institutions qui puisse trouver un soutien populaire. C’est cette vision commune qu’il faut inventer d’urgence, car la Guadeloupe est prisonnière de ses pesanteurs, prise dans un carcan de situations acquises. Beaucoup de traits de la culture du peuple guadeloupéen , en effet, font obstacle au bon fonctionnement d’une économie dans le climat de libéralisme économique et de marchés globalisés qui est celui du monde moderne. La primauté du politique inspire aussi la gestion keynésienne que la France pratique depuis la départementalisation : soutenir la demande par la dépense publique est du seul ressort de l’Etat, alors qu’une politique de l’offre consiste à reconnaître aux entreprises un rôle moteur dans la croissance et l’emploi – une option politiquement risquée, devant laquelle nos gouvernants ont presque toujours reculé pour des raisons purement et simplement politiques . Tous ces choix vont peser lourdement à l’avenir sur nos performances économiques.
De plus l’exigence pour un Etat-providence protecteur se manifeste sous différentes formes en Guadeloupe . Des dépenses sociales au niveau local très importantes, une forte proportion des emplois se trouve constituée dans notre pays par les emplois publics, et, dans ceux-ci, le taux de fonctionnarisation est anormalement élevé. Cette situation fait que les guadeloupéens, tout comme l’ensemble des Français, ont la réputation d’être des rouspéteurs. Cela se traduit par une insatisfaction permanente, des grèves bien plus fréquentes qu’ailleurs, et des taux d’absentéisme élevés, notamment dans la fonction publique territoriale où les sanctions ne sont pas à redouter. Cet héritage du passé va nuire sans conteste aux guadeloupéens , les empêchant par trop de s’intéresser jusqu’ici à ce qui se fait à l’étranger notamment dans la région Caraïbe, pour s’en inspirer, éventuellement, ce qui pourrait être, pour eux, une source de progrès. Ainsi, n’analyse-t-on jamais les dispositions qu’ont pu prendre les pays voisins de la Caraïbe pour faire fonctionner correctement leur économie, notamment en matière de souveraineté politique, de la législation du droit de grève et de manifestations . Et on peut constater, là aussi, que les composantes de notre « névrose » se renforcent mutuellement : quand la croissance patine, quand le pays cesse de s’enrichir, tout enrichissement personnel semble se faire aux dépens d’autrui. L’égalitarisme s’exacerbe, le sentiment identitaire devient paroxystique, la répartition des revenus, et la problématique de la jeunesse devient la question politique centrale, et c’est vers l’Etat qu’on se tourne pour la régler. Mais la radicalité des organisations syndicales et son imprégnation par la pensée marxiste ne sont certainement pas des facteurs de nature à assurer la confiance des investisseurs et un bon dialogue social, gages d’une bonne croissance de l’économie de la Guadeloupe.Ce qui est irréfutable, c’est que l’on peut noter que la même politique économique du quoiqu’il coûte a été appliquée en France hexagonale et en Guadeloupe avec toutefois des résultats au niveau de la croissance radicalement différents. Ainsi aujourd’hui le décalage de croissance de la Guadeloupe avec la France hexagonale est considérable. Quand la France a enregistré une croissance de 7 % en 2021, la Guadeloupe , censé suivre cette embellie , affiche au contraire une croissance au ralenti : seulement 1 % de prévision sur l’année 2021 , notamment à cause d’un puissant coup de frein au troisième et quatrième trimestre en raison de la crise sanitaire et surtout sociale. Pour circonscrire ce problème, il faut entreprendre d’abord une révolution culturelle avant que de prendre les devants sur l’évolution statutaire. Mais le démon n’est jamais loin qui nous fait revenir à nos errements passés. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. A dépenser en pure perte nos milliards de subventions et transferts publics plutôt qu’à les utiliser pour construire un autre modèle de développement économique , à refuser d’accepter une perte de niveau de revenus sur la question des 40% –pourtant évidente dans un proche futur – en repoussant toujours un engagement sur la réforme des structures locales , à préférer la brosse à reluire et le discours populiste pour un peuple désorienté parce qu’il est incapable de se projeter dans l’avenir , à faire passer des ressentiments – pour justifiés qu’ils soient- avant des projets d’avenir, nous tournons le dos à ce que doit être l’ambition d’un patriotisme économique , nous tournons le dos à la solidarité citoyenne . Nous dépensons nos forces en querelles intestines et nous prenons le risque d’enclencher un mécanisme d’éclatement du vivre ensemble.
La Guadeloupe est prisonnière de ses contradictions. Contrairement aux apparences, la crise sociétale actuelle ne lui donne pas de marge de manœuvre supplémentaire, car les syndicats enfermés dans une vision purement politique de contestation de l’économie de marché vont jouer le rôle de minorité agissante perturbatrice, indifférente à la légitimité sortie des urnes. Cette situation inquiétante , est le résultat d’un processus historique dans lequel les soubresauts politiciens n’ont finalement qu’une importance marginale. L’économie de la Guadeloupe s’est construite autour d’un modèle ancien d’économie de subsistances puis d’une économie moderne basée sur la consommation qui arrive aujourd’hui à son terme. L’évolution des modes de vie et le transfert d’une partie de notre potentiel économique vers l’extérieur n’a pas pour autant suscité un engouement pour la connaissance des faits économiques. Nous n’avons pas réussi à développer dans ce pays une pensée économique centrée sur l’avenir, du fait d’une culture marquée par un certain nombre de traits ataviques fortement ancrés dans le tréfonds de notre âme, des spécificités culturelles qui constituent des obstacles dirimants au fonctionnement d’une économie dans un climat de libéralisme et de forte ouverture sur l’extérieur. Le lien quasi dialectique entre les enjeux politiques, syndicaux, et économiques est inexistant en Guadeloupe . Dans les trois cas de figure, politique, syndical, et économique, il manque un grand dessein, celui de donner à la Guadeloupe les moyens de gagner les combats économiques et sociaux, vitaux qui se profilent à l’horizon avec la révolution numérique et l’intelligence artificielle…. « A pa jou chat maché , i kenbé rat » . (Ce n’est pas le jour où le chat se met en chasse qu’il attrape un rat.) Tous les jours de chasse ne sont pas des jours de prise ; il faut laisser du temps au temps.
Jean-Marie Nol, économiste