— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La Guadeloupe, est en passe de traverser une période de crise sans précédent. L’île, autrefois ancienne colonie perçue comme un laboratoire de développement social relatif depuis la départementalisation, se heurte aujourd’hui à des difficultés économiques, sociales, sociétale, et sécuritaires majeures. Cette situation alarmante pose la question cruciale de la capacité de l’État français et des élus locaux à gérer le territoire de manière efficace, en particulier dans le contexte de discussions sur une possible autonomie accrue. Les défis sont nombreux et de taille, menaçant le tissu socio-économique de l’île et soulevant des inquiétudes légitimes quant à son avenir.
La crise économique actuelle avec la spirale inflationniste en Guadeloupe est le résultat direct de plusieurs facteurs, principalement la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. La période de la pandémie a vu les entreprises locales accumuler des dettes importantes, notamment à travers le Prêt Garanti par l’État (PGE). Alors que l’heure du remboursement est déjà arrivée, beaucoup d’entreprises se trouvent dans l’incapacité de rembourser ces prêts, menaçant ainsi leur survie et par extension, l’économie locale.La Chambre de Commerce et d’Industrie des îles de Guadeloupe (CCI IG) a récemment tiré la sonnette d’alarme, indiquant que l’économie de l’île est en « régression ». Les entreprises en difficulté sont de plus en plus nombreuses, un signe inquiétant de la fragilité économique actuelle.La filière canne à sucre, pilier historique de l’économie guadeloupéenne, est également au bord de la faillite. Le rendement sucrier de l’usine Gardel n’a jamais été aussi bas, avec un taux de richesse de 5,53 %, bien en dessous de la moyenne des dix dernières années de 9,40 %. Cette chute drastique de rendement menace non seulement la pérennité de l’usine Gardel mais surtout les emplois dans ce secteur, et aussi l’ensemble de l’économie régionale.Les producteurs de fruits et légumes ne sont pas en reste. La hausse des coûts des intrants agricoles, exacerbée par la guerre en Ukraine et l’augmentation des coûts du fret, a mis en péril la viabilité des exploitations. Cette situation fragilise gravement la souveraineté alimentaire de la Guadeloupe, rendant l’île de plus en plus dépendante des importations. Plus intéressant encore à examiner est la situation extrêmement mouvante du secteur du bâtiment et de l’immobilier.Aujourd’hui, les entreprises du BTP se demandent si elles mettent la clé sous la porte tout de suite ou si elles essaient de tenir encore pour voir si ça repart avec de nouvelles mises en chantier de la commande publique. On en est là malheureusement, c’est en effet un cri d’alarme que les professionnels du BTP ont décidé de pousser. « Nous sommes dans une grande urgence. Nous avons de moins en moins d’activité et nous avons vraiment très très peur pour la fin 2024 et 2025 », alerte le président de la Fédération française du bâtiment Guadeloupe. La crise du secteur a rarement été aussi grave alors même qu’il est très important pour l’économie locale puisqu’il représente plus de 15% des entreprises.
L’éternel problème des délais de paiement demeure la pierre d’achoppement.
Rien de nouveau sous le soleil ? « Cela fait des années que nous revenons sur nos difficultés et nous retrouvons les mêmes problèmes », se désole le président de la FRBTP. C’est en effet la sensation qui prédomine lorsque, chaque année, la profession interpelle les pouvoirs publics, en particulier sur la question des délais de paiement des collectivités et des organismes publics. Le délai de 30 jours prévu par la loi n’est toujours pas respecté, loin de là, puisqu’il s’étire sur plusieurs mois. Sans compter que les intérêts moratoires, c’est-à-dire les pénalités financières qui devraient être automatiquement versées en cas de retard de paiement, ne le sont pas. Résultat, les entreprises rencontrent de gros problèmes de trésorerie, elles sont étranglées, certains fournisseurs refusent de les livrer ce qui complique encore leur activité, elles accumulent les dettes fiscales et sociales et se retrouvent étranglées financièrement par la crise inflationniste responsable de la hausse des matériaux de construction. Pour ce qui concerne le secteur de l’immobilier, c’est également les premières alertes de la crise à venir car pour l’instant, rien n’y fait : mois après mois, le montant des nouveaux crédits immobiliers continue de s’effondrer à cause des taux d’intérêt élevés. Si le mouvement de baisse du taux de la BCE et des appels du pied des banques sont normalement de nature à redynamiser le marché, les candidats à la propriété ne se bousculent pas au portillon.
Le frein principal est partagé par l’ensemble des acteurs du marché : un prix de l’immobilier toujours élevé. Le coût du crédit, significatif pour les candidats à l’emprunt même avec un début de baisse des taux, pèse sur le pouvoir d’achat immobilier des ménages, et c’est aussi sans compter avec la fin de la dérogation pour l’Outre Mer des modalités du diagnostic énergétique en Guadeloupe. En d’autres termes, c’est surtout la problématique sociétale qui devrait nous pousser à la réflexion,car la situation sécuritaire en Guadeloupe est tout aussi préoccupante. Une étude récente du service des statistiques du ministère de l’Intérieur révèle une hausse significative des tentatives d’homicide entre 2016 et 2023. La Guadeloupe figure parmi les premières régions de France les plus touchées par cette violence croissante. En 2024, le nombre de vols à main armée a explosé, avec 209 incidents recensés au premier semestre, contre 178 pour la même période en 2023. Cette recrudescence de la délinquance témoigne d’un climat d’insécurité croissant qui mine la confiance des citoyens.
Le domaine de l’éducation en Guadeloupe est également en crise. Malgré l’entrée de l’Université des Antilles dans le classement de Shanghai des meilleures universités mondiales fin 2023, Pointe-à-Pitre se classe dernière dans le classement des villes étudiantes françaises de 2024. Ce classement, établi par le quotidien L’Étudiant, compare 47 villes françaises accueillant plus de 8 000 étudiants. Cette position reflète un système éducatif en difficulté, marqué par une baisse du niveau scolaire et universitaire, et une incapacité à offrir des perspectives d’avenir attractives pour la jeunesse guadeloupéenne. Et pourtant c’est dans ce contexte de crise multidimensionnelle, que les élus de la Guadeloupe prônent un processus d’autonomie. Cependant, cette ambition soulève des questions cruciales sur la capacité réelle des dirigeants locaux à assumer de nouvelles compétences, surtout en matière de gestion des réseaux d’assainissement et d’eau, domaines où les carences actuelles sont déjà flagrantes.L’autonomie sans ressources financières supplémentaires apparaît comme une entreprise très risquée. La gestion des services publics, le soutien aux secteurs économiques en difficulté, et la lutte contre l’insécurité nécessitent des investissements significatifs et une gouvernance efficace. Les défis posés par la situation économique et sociale actuelle rendent d’autant plus difficile la mise en œuvre d’une autonomie qui pourrait, sans les moyens financiers adéquats, aggraver la situation plutôt que l’améliorer. Alors que la France hexagonale est confrontée à une série de problèmes tenants à la situation dégradée des finances publiques et une crise des institutions, l’avenir semble devenir incertain. En effet,la Guadeloupe se trouve à un carrefour critique sur le plan économique et sociétal.
Et la Martinique n’est pas en reste avec une collectivité territoriale qui peine à satisfaire les exigences du financement des infrastructures et promouvoir un véritable développement économique. En effet, selon les experts et les économistes, il manque 200 millions d’euros tous les ans dans la trésorerie de la CTM pour assurer ses engagements budgétaires au service du développement de la Martinique.
La combinaison de crises économiques, sociales et sécuritaires met en lumière les faiblesses structurelles de l’île et la nécessité de réponses politiques et économiques robustes à savoir la constitution d’un nouveau modèle économique et social. Et tout cela sous entend : « économie d’abord, production d’abord ».
Les élus locaux ont la lourde tâche de redresser la barre dans un contexte extrêmement difficile. Le chemin vers l’autonomie, bien que séduisant pour certains, nécessite une préparation minutieuse et des ressources humaines, financières et budgétaires adéquates pour éviter de plonger l’île dans une crise encore plus profonde. Le futur de la Guadeloupe dépendra de la capacité de ses dirigeants à naviguer ces défis avec clairvoyance et détermination, mais force est de constater que la route est encore longue et semée d’embûches.
« Makak sav ki pyé-bwa i ka monté, i pa ka monté lépini »
Traduction littérale : Le singe sait sur quel arbre il grimpe, il ne grimpe pas sur l’épini [arbre épineux])
Moralité : Il faut connaître son affaire avant que d’emprunter une solution de chemin qui mène à l’impasse.
Jean marie Nol économiste et juriste en droit public