— Par Philippe Pierre-Charles —
Le travail de Sabrina Cajoly, juriste antillaise (et hexagonale, précise-t-elle), spécialiste des droits humains à l’échelle internationale, sur le sujet évoqué dans le titre, mérite toute l’attention du mouvement social, des politiques, des citoyennes et citoyens des dernières colonies et de leurs soutiens en général.
Bien qu’elle se cantonne à la dimension juridique des choses, son travail méticuleux incite, en fait, à convoquer les profondeurs du passé colonial. Il expose, avec perspicacité et sang-froid, les turpitudes d’un présent fait de discriminations. Et il pose enfin, objectivement, des questions stratégiques sur le futur du combat pour l’égalité et l’émancipation.
Le passé dont il s’agit nous renvoie au moins à la révolution de 1789, à la grande contradiction de sa signification réelle chez nous. Alors que les cris de liberté et d’égalité des droits secouaient l’Europe des princes et l’Amérique des tyrans esclavagistes, les héros de « la grande révolution « , dans leur majorité, refusaient de voir la faille béante de l’universalisme dont ils se revendiquaient. Ils pratiquaient en effet une triple exclusion : exclusion de la nature humaine des masses africaines, chosifiées dans le code noir, victimes des gigantesques crimes du rapt, de la traite et de l’esclavage, crimes perpétrés sur deux continents et un océan, exclusion des femmes (et pas seulement dans le vocabulaire), exclusion enfin du bas peuple français de tous les droits humains allant au-delà des seuls droits civils.
« Les Hommes naissent libres et égaux en droits » : cette belle déclaration ne concernait donc ni tout le monde, ni tous les domaines.
1793, 1794 : Ou wè-y, ou pa wè-y !
Il a fallu le soulèvement victorieux des insurgé-e-s de la Saint-Domingue (la future Haïti) d’un côté et la radicalisation des Jacobins de Paris de l’autre pour que la seconde déclaration des droits, en 1793, inclut les droits sociaux et politiques, et que la Convention de février 1794 proclame l’abolition de l’esclavage aux colonies.
Ces émancipations furent de courte durée, et la bourgeoisie remit les fers là où elle pouvait, en particulier en Guadeloupe au prix d’une véritable guerre dans laquelle un peuple debout pour sa liberté, brilla au plus haut du firmament des résistances à l’oppression. En Haïti, où la glorieuse révolution antiesclavagiste se mua en une authentique révolution indépendantiste, la bourgeoisie française ne put que faire payer au prix fort leur victoire aux fondateurs de la » première république noire ». L’oppression coloniale, la domination de classe et le patriarcat ont la vie dure.
Les illusions du rêve égalitaire en 1848 et dans l’après deuxième guerre mondiale
Comme dans l’épisode précédent de la première république française, la révolution parisienne de février 1848 et le soulèvement antiesclavagiste du 22 mai en Martinique allèrent dans le sillage l’une de l’autre. Mais il n’en résultat qu’une abolition tronquée aux colonies et un contenu social et démocratique émasculé après la répression brutale de juin 1848 à Paris.
22 et 23 ans plus tard, l’écrasement sanglant de la glorieuse insurrection du sud de la Martinique en septembre 1870 et de la non moins glorieuse Commune de Paris en mai 1871 répétèrent la revanche des privilégiés, une nouvelle fois effrayés par la révolte des peuples.
En avançant de près d’un siècle on arrive a la victoire contre Vichy en France et ses rejetons en Guyane et aux Antilles. Ces victoires sur la barbarie permirent des conquêtes démocratiques et sociales significatives. Mais le grand rêve assimilationniste des colonies avait porté la conviction qu’une opération avantageuse était à portée de mains : s’emparer d’un seul coup de la totalité des droits sociaux nouveaux gagnés à la faveur de la Libération. Il a vite fallu prendre conscience des limites des acquis. D’abord, en matière de droits sociaux, le compte n’y était pas. Ensuite chaque pas gagné sur le papier ne devenait réalité que suite à de nouvelles luttes. C’est ainsi seulement que le visage des « vieilles colonies » changea assez substantiellement, sans changer la nature coloniale des liens avec la métropole.
La « rente mémorielle » dans sa version française
Malgré toutes les contradictions rappelées ici, les gouvernements français successifs comprirent assez vite l’usage sélectif qu’ils pouvaient faire du passé sulfureux de la révolution française, avec ses barricades et ses soldats de l’an deux. Fermant les yeux sur le régicide et la Terreur, la France se proclama fièrement patrie des Droits de l’Homme. Et si elle ne supporte pas que, depuis les terres coloniales, on retourne contre elle les armes de ces beaux principes, elle ne rechigne pas, en Europe – et quand ça l’arrange – de prendre la pose et de faire la leçon. De façon plutôt cocasse, les colonialistes français, rejettent avec indignation tout rappel des crimes passés de la France aux quatre coins du monde, accusent les gouvernements des ex-colonies qui remuent le couteau dans la plaie, de brandir une indigne « rente mémorielle « . Mais ils ne sont nullement gênés de convoquer les mânes de Danton et autres, pour prétendre avoir un rôle particulier à jouer ici ou là. Laissons de côté pour l’heure la question de savoir qui peut se prévaloir de l’héritage et se servir de la rente ! Retenons simplement que la « rente mémorielle » est légitime de ce côté-ci des Pyrénées et scandaleuse au-delà !
La charte européenne des Droits sociaux
L’Europe actuelle, en termes d’institutions reconnues par 27 États, c’est l’Union Européenne. On parle moins souvent du Conseil de l’Europe et de ses 46 États. On ignore qu’en matière de principes et de philosophie politique, la place du Conseil est centrale. Ce Conseil qui se vit comme le temple des droits Humains à l’échelle de la grande Europe est le cadre de bien des traités ayant force exécutoire. Il en est ainsi de la charte européenne des droits sociaux. Celle-ci va plus loin que l’égalité formelle des seuls droits civils et politiques. Selon cette charte, l’être humain doit être pris dans sa globalité, et donc dans son droit à la satisfaction de ses besoins fondamentaux.
Sa dignité ne se réduit pas à son droit à ne pas être arrêté arbitrairement. Elle inclut son droit à la santé, à l’eau, à l’éducation, au logement, au travail, au transport… Au nom des considérations évoquées plus haut, les représentants de la France ont validé l’adoption de cette charte plutôt avancée pour cet aréopage d’États bourgeois. On imagine même la » patrie des droits humains » jouant un rôle moteur dans ce processus. Et c’est là justement qu’intervient le hic.
Effacez ces nègres que je ne saurais voir !
On ne juge pas de la propreté d’un salon sans jeter un œil sous les tapis. On n’évalue pas la politique coloniale assimilationniste de la France sans porter le regard sur ce qui passe sous les radars.
Nous apprenons aujourd’hui, grâce à Sabrina Cajoly, qu’en 1961, sans crier gare et d’ailleurs sans crier du tout, le gouvernement français a expressément exclu les territoires dit d’outremer du champ d’application de la charte des droits sociaux du conseil européen, évidemment sans consultation des peuples concernés ni du peuple français. Comme l’a dit un jour leur ancêtre Napoléon, parlant de la liberté, les droits sociaux sont un met trop raffiné pour l’estomac des nègres.
C’est cette exclusion scandaleuse que Sabrina Cajoly, son association Kenbé Red French West Indies, diverses organisations internationales des droits humains, plusieurs organisations du mouvement social antillais, l’immense majorité des députés » d’outremer » ont décidé de faire cesser. Au bout de quelques mois de démarches, les signes de la gêne évidente de personnalités proches du pouvoir sont perceptibles mais ne font pas oublier que les autorités françaises, plusieurs fois interpellées, y compris par des instances du Conseil européen, de l’ONU, se sont jusqu’à ce jour murées dans un silence ou un refus méprisant.
La lutte contre cette discrimination vaut-elle la peine?
Cette question a ouvertement été posée lors de l’audition obtenue par Sabrina devant le groupe des députés » ultramarins ». La réponse positive portée par les députés ne surprend pas mais il n’est pas inutile d’y revenir. Notons que, non sans malice, le député guadeloupéen Max Mathiasin s’est demandé si la revendication de l’inscription de nos territoires dans les bénéficiaires de la charte sociale en question n’était pas une façon de revenir au combat assimilationniste d’avant 1946. Nous voyons pour notre part trois différences majeures avec la situation de 1946. D’abord la différence de contexte n’est pas anodine. En 1946 un vaste courant assimilationniste venant de loin, traversait les peuples des vieilles colonies avec une force telle que les réticences de certains dirigeants politiques des masses furent balayées en un tour de main. Aujourd’hui les vents contraires soufflent avec une force renouvelée reléguant l’assimilationnisme à des positions défensives.
Ensuite l’erreur non banale de 1946 n’est guère plus possible. La revendication de la départementalisation/ assimilation ne se contentait pas de réclamer le bénéfice d’avantages sociaux concrets. Elle portait aussi le vœu d’une intégration institutionnelle. Aujourd’hui la tendance est autre alors que l’intégration est réalisée jusqu’à l’étouffement.
Enfin, si en 1946 on avait affaire à un tête à tête entre les peuples colonisés et le pouvoir central, aujourd’hui l’interpellation des autorités françaises vient aussi de l’extérieur et cela change la donne.
Bien entendu il serait illusoire de croire qu’une mise en cause de la France depuis l’extérieur serait suffisante pour la faire céder. Rien ne saurait nous exonérer de notre devoir de mobilisation nous-mêmes. Mais l’internationalisation du problème est une arme à saisir. La récente décision de la Cour Européenne des Droits humains rendant l’Etat français responsable de la mort de Rémi Fraisse, victime malheureuse de la violence policière est un encouragement à ne pas dédaigner le recours à l’international. Il est de même important de mentionner que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNDH) a expressément qualifié l’exclusion des » outremers » de la Charte sociale européenne de « clause coloniale » inacceptable particulièrement en matière de droits humains et a exhorté la France a remédier à ce scandale dans une déclaration publiée au journal officiel en octobre 2024, ce dont la grande presse ne fait pas grand cas.
Le combat contre cette discrimination doit être mené. Pas seulement pour démasquer l’hypocrisie du discours officiel. Aussi parce que tout ce qui va dans le sens de la conquête de droits sociaux, tout ce qui peut aider à la lutte pour améliorer concrètement la situation matérielle des masses, doit être pris en compte sans complexe. Toute notre histoire, brièvement évoquée ici, prouve que la reconnaissance formelle d’un droit n’a jamais suffi mais aussi que cette reconnaissance a toujours aidé aux luttes pour passer du dire au faire.
Les étapres du combat
Vu les enjeux (en particulier financiers), la mise en commun de toutes les forces est nécessaire pour contraindre l’Etat. La lutte des seuls élus, aussi déterminé-e-s soient-ils (et elles) ne suffira pas. En la matière comme sur d’autres questions, un front regroupant le mouvement social et les élus se réclamant du peuple est nécessaire.
Le soutien du mouvement ouvrier et des Progressistes français l’est tout autant.
Le travail pour la fin de la discrimination dans les textes suppose d’un côté des démarches dans les institutions et de l’autre un travail d’information et de mobilisation de la population. La mise a nue du problème par Kenbé Red est un début prometteur. En 1946 les députés portaient une revendication déjà fortement présente dans la population. Aujourd’hui il s’agit de l’impliquer. Chacun des domaines listés par la charte européenne concerne la vie quotidienne et les besoins sociaux du peuple. Toute action menée facilitera aussi bien le travail des élus que celui des organismes ad hoc du conseil de l’Europe.
Au travail, camarades !
Philippe Pierre-Charles