— Par Michèle Bigot —
Sous ce titre délicieusement polysémique, où l’attelage du déterminant au déterminé produit des connotations maoïstes dans le goût des années 70, Philippe Boyau nous présente un spectacle relevant du théâtre documentaire dans sa meilleure et sa plus actuelle tradition.
Le texte résulte d’un montage à partir de présentations de malades que Jacques Lacan, Le psychanalyste et théoricien que l’on sait, homme de théâtre s’il en est faisait à l’hôpital Ste Anne. Mais c’est surtout le clinicien que l’on a cherché à faire revivre ici, dans une relation sensible à l’autre, avec une écoute, une manière de questionnement, une insinuation, une approche douce mais insistante, une façon habile de scander la parole du patient par des reprises, des échos, des questions, bref tout un art digne de la maïeutique.
La troupe a travaillé à partir du texte dactylographié de ces présentations : potentiellement théâtral à la fois par sa structure dialogale et par son statut de représentation devant un public, le matériau demandait à être théâtralisé dans sa forme : il a fallu styliser, couper les redites, trouver un rythme, un tempo, une progression dramatique pour passer sur scène. Car au théâtre, le public n’est pas une assemblée de thérapeutes. L’écoute du public de théâtre, sa position relative aux acteurs, les enjeux du spectacle sont très différents.
Il a fallu aussi faire un choix parmi les patients présentés. Ont été sélectionnés deux patients, deux cas typiques, celui d’un homme qui vit dans une impossible identité sexuelle, un travestissement honteux, et celui d’un paranoïaque délirant. Le contraste entre les deux cas est proprement théâtral : le caractère introverti du premier s’oppose au délire débordant du second. L’un est replié sur lui-même, avare de parole, l’autre s’emporte, exulte, se noie dans son propre discours. Et l’échange avec Lacan s’en trouve profondément modifié. En position d’accoucheur relativement au premier, il tente d’endiguer le flot verbal du second. Tant et si bien que réduite à ces deux cas extrêmes, la présentation de patient devient un exercice purement théâtral, avec son lot de réflexion concrète sur l’exercice de la parole et de l’écoute.
Et cette adaptation pour la scène est une vraie réussite. Elle est due pour une part au travail de dramaturgie, mais aussi pour une large part à une vraie mise en scène et une direction d’acteurs rigoureuse et parfaitement juste. Thierry Vincent qui joue le rôle de Lacan est impressionnant de vérité : il s’est inspiré de la diction , de la gestuelle, des mimiques et attitudes de Lacan telles qu’en témoigne le document sur la conférence de Lacan à Louvain. Quant aux deux acteurs qui jouent le rôle des patients, Céline Thibaud et Frédéric Michallet, ils sont prodigieusement émouvants. Un travail minutieux sur la gestuelle, les attitudes, le débit, l’intonation ont réglé leur jeu. L’intelligence du personnage et la sensibilité de l’acteur nous embarquent : comme spectateurs, impossible de résister à la vague d’émotions où se mêlent le voyeurisme, l’empathie, le malaise.
Le but de la représentation théâtrale est atteint. Au-delà de l’objectif de vulgarisation de l’œuvre lacanienne (les dernières phrases du texte sont tirées du Séminaire), ce spectacle nous fait sentir le génie du clinicien passionné, mais aussi la dimension proprement poétique et théâtrale des recherches sur le langage, le plus incarné qui soit, parce qu’il parle depuis le corps souffrant.
Michèle Bigot
La Folie Lacan
Mise en scène Philippe Boyau
Festival d’Avignon off,
Chapeau rouge théâtre
4-15/07 2015