— Par Selim Lander —
Le Fils de Saul, ce film hongrois de Lazlo Nemes qui a reçu un accueil plutôt enthousiaste de la critique, qui est donné favori pour recevoir l’oscar du meilleur film en 2016, aurait pu s’intituler tout aussi bien la folie de Saul. L’histoire, comme on sait, se déroule dans un camp de concentration. Saul fait partie d’un Sonderkommando, il est un ouvrier de l’industrie nazie de la mort : il réceptionne les déportés à la descente du train ou des camions, les conduit au vestiaire, les fait se déshabiller, les dirige vers la « douche », en fait la chambre à gaz, puis débarrasse les cadavres. Le premier mérite du film est peut-être de nous rappeler cette réalité : oui, les camps de la mort ont existé en Europe, il n’y a pas tant d’années que cela, et les ouvriers de cette industrie hors norme n’étaient pas tous de farouches antisémites, il y avait parmi eux des juifs, comme Saul, pris dans la logique implacable de la terreur et contraints de participer au génocide de leur propre race. (Autant pour moi : il paraîtrait, aux dernières nouvelles, que les races aient disparu. Je ne sais pas si cette découverte de la science moderne a un sens ; je doute en tout cas qu’elle suffise à mettre fin aux manifestations du racisme, et plus généralement à la haine de l’autre. Les humains ont en eux – nous avons en nous-mêmes – des réserves inépuisables de vilénie. Le bouc émissaire n’est jamais loin.) La perversité de notre espèce va souvent très loin (voir ce qui se passe en ce moment au Moyen-Orient) mais – pour autant qu’on puisse s’en souvenir – elle n’a jamais pris une forme aussi terrifiante que chez les Nazis. Ceux-ci ne se sont pas contentés d’exciter la haine d’une population décrétée aryenne contre les sémites, les noirs, les handicapés… Ils ont planifié leur extermination, l’ont organisée dans des sortes d’usines et se sont même arrangés pour qu’il en sorte autre chose que des cendres : de l’or, des cheveux, du savon, etc.
En se centrant sur un membre des Sonderkommando, Le Fils de Saul donne à voir remarquablement le fonctionnement de cette industrie. Il le fait en outre avec une pudeur extrême. La caméra est mise au point sur le personnage de Saul tout au long du film ou presque et les personnages à l’arrière plan sont souvent volontairement flous (remarquable travail sur la photo). Ainsi nous est épargné le spectacle des cadavres, à l’exception de quelques images qui montrent seulement des morceaux de corps (dont une généreuse poitrine féminine). La vie du camp n’est pas moins présente, grâce en premier lieu à la bande son qui déroule un discours plus large que l’image, suggérant une grande partie de ce qui n’est pas montré.
Saul est fou, ou plutôt la tâche inhumaine à laquelle on l’a contraint l’a rendu ainsi. Ce n’était pas inévitable et ses camarades s’en sont sortis autrement, tentant d’organiser la résistance à l’intérieur du camp. Mais Saul est faible et il finit – comme le lui dit un autre membre du commando, par « abandonner les vivants pour les morts ». Ou plus précisément pour un mort, un adolescent dont il décide de faire son fils et qu’il tient absolument à enterrer suivant le rite judaïque. Pour cela, il lui faut un rabbin…
Tout n’est pas vraisemblable dans Le Fils de Saul, mais le plus étonnant – est-ce le ressort de son succès critique ? – est sans doute qu’il dégage aussi peu d’empathie. Curieux paradoxe que ce film qui intéresse de bout en bout sans qu’on puisse s’identifier au personnage principal. Ce phénomène est fréquent dans les documentaires, beaucoup moins dans les films de fiction. Dans ce cas, le scénario est sans doute moins en cause que le comédien qui joue Saul (Géza Röhrig) – ou plutôt la manière dont il est dirigé. Son air hébété n’incite guère, en effet, à s’identifier à lui. Qui ne voit cependant que son attitude pose une bonne question : dans un monde gouverné par la folie, la réaction la plus saine n’est-elle pas de sombrer soi-même dans la folie ?
Tropiques-Atrium à Madiana, les 21 et 26 janvier 2016.