Ces derniers jours à Fort-de-France, et ce pour quelques semaines sans doute, trois films ont l’heur de remplir les salles, et non les plus petites, du complexe cinématographique de Madiana.
— par Janine Bailly —
Ces trois films nous parlent de ce qu’est ou pourrait être la famille, sous différents cieux, à différentes époques, et selon des problématiques qui, si elles sont dissemblables, ont en commun d’analyser le vivre ensemble, ses bonheurs et ses difficultés, les traumatismes aussi qui lui sont indiscutablement liés. La famille comme cellule close sur elle-même et souffrant de ses propres maux intérieurs, mais aussi la famille en ce qu’elle est unité constitutive de nos sociétés occidentales, une cellule ouverte sur l’extérieur, un membre indissociable du reste du corps social. Entrer au cœur d’une famille singulière, au plus intime de son fonctionnement, c’est aussi nous faire appréhender les problèmes plus universels qui sont ceux des rapports humains, de la communication établie ou brouillée entre les êtres. L’écrivain portugais Miguel Torga, n’affirme-t-il pas que l’universel, c’est le local moins les murs ?
C’est, dans Il a déjà tes yeux, de Lucien Jean-Baptiste, traité sur le mode de la comédie mais sans exclure le sérieux du propos, l’histoire touchante de ce couple français mixte, lui d’origine antillaise, elle d’origine sénégalaise, mais tous deux de peau noire, qui adopte un enfant de peau blanche, yeux et cheveux clairs, acte généreux qui les remplit d’un bonheur immense, acte d’ordinaire salué comme courageux, mais acte qu’ici la société de façon assez unanime réprouve, tant il est vrai que sortir du rang et des comportements moutonniers fait que bien volontiers l’on vous fustige et vous montre du doigt ! La force de Lucien Jean-Baptiste est dans cette belle objectivité avec laquelle il débusque, aussi bien chez les uns que chez les autres, ces gestes et ces mots du racisme qui, conscients ou inconscients, sont preuve de la peur que trop souvent nous éprouvons face à ce qui ne nous ressemble pas.
De racisme, de couleurs de peau, il en est sans conteste question dans le film réalisé et joué par Denzel Washington, adapté de la pièce éponyme de August Wilson, et par bonheur projeté d’abord en version originale, ce qui laisse toute sa saveur au discours exubérant, parfois proche d’une logorrhée délirante, qui est celui de Denzel dans le rôle principal du père, Troy Maxson. Père dominateur, père incompris, père aimant à sa façon maladroite, père et époux infidèle à la recherche de soi-même, Père majuscule, ou plutôt brutal tyran domestique ? Le titre déjà est lourd de sens, Fences. Barrières. Barrière dressée entre les communautés, responsable des rêves avortés de Troy. Troy l’ancien joueur de la Negro League de baseball, mais qui n’a pu atteindre à la notoriété sportive convoitée car, dit-il, il n’avait pas la bonne couleur. Et dans les années cinquante, à Pittsburgh, le voici devenu éboueur, plein d’aigreur et de revendication, et lui soulève les poubelles tandis qu’aux Blancs, dit-il encore, est réservé le privilège de conduire les véhicules. Barrière toujours, celle qui isole Troy de ses proches, et derrière sa faconde perce l’aigreur d’avoir dû se consacrer à sa famille : une épouse à lui dévouée jusqu’au sacrifice – époustouflante Viola Davis dans la tendresse ou la colère désespérée –, qu’il continue à aimer, en dépit d’une autre vie cachée où il réapprend le rire ; deux fils dont il prétend faire des hommes mais qu’il ne saurait rencontrer que dans l’affrontement. Barrière entre lui et lui, entre celui qu’il est, celui qu’il voudrait être, et celui qu’il ne peut pas être. Barrière enfin, au sens concret du mot, que sans cesse il parle fiévreusement de construire autour de son maigre domaine, pour qu’à l’extérieur demeurent… les autres ? la mort qu’il défie ? ses peurs et ses remords ? En filigrane me revient d’André Gide le célèbre famille je vous hais, dont on n’est finalement pas si loin.
Mais une autre figure de père des années cinquante, confronté à la laideur et à la bêtise inhumaine d’une forme de ségrégation qui longtemps a sévi, ou sévit encore, aux États-Unis, une autre figure de femme afro-américaine à l’héroïsme aussi discret que courageux, émeuvent profondément à la projection de Loving, de Jeff Nichols, qui a requis, ce matin-là, pas moins de trois salles, lors de l’événement Jeudi Gran Moun. Lui, c’est Richard, il est blanc, de corps puissant et solide qui inspire confiance, il parle peu mais agit, et cache derrière un aspect rugueux une immense tendresse. Profondément épris, il veut vivre son amour au grand jour. Elle, c’est Mildred, elle est noire, un peu fragile, on aurait envie de la protéger, mais au fil du temps s’effacera sa réticence à braver avec lui les règles iniques de leur monde, de leur Virginie natale où la loi interdit les mariages entre gens de couleurs différentes. Leur lutte pour exister librement, aux yeux des autres et de la loi, conduira la Cour Suprême à prendre, en 1967, l’arrêt Loving.v.Virginia, qui déclare anticonstitutionnelle toute loi apportant des restrictions au mariage en se fondant sur la couleur de peau des époux. Si le film a cette indéniable portée politique, s’il dit que le combat pour la conquête des droits civiques des Noirs américains ne s’arrête jamais, il est aussi, et peut-être d’abord, un hymne à l’amour vrai, de ceux qui tiennent bon contre vents et marées, arc-boutés contre la violence et la cruauté du monde. La sobriété et la forme classique du film, la grande pudeur des plans qui ne cherchent pas l’effet, mais montrent la beauté des êtres et des choses dans leur plus digne quotidien, le leitmotiv du mur que parpaing après parpaing obstinément Richard assemble, allégorie de la lutte têtue que jusqu’à la victoire il faut mener, tout nous convainc, nous touche et dépose en nous son empreinte.
Trois films pour nous parler du monde comme il va, trois films pour rire, s’émouvoir et penser, trois films qui se complètent, à voir sans modération ! Formons le vœu que leur succès ne se démente pas !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 24 février 2017