La fable de la « soup joumou », soi-disant « soupe de l’Indépendance »…

… dans le brouillard de la patrimonialisation et de l’arnaque identitaire

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

« On distingue généralement trois types de fraude scientifique : la fabrication de données, la falsification de données et le plagiat. Fabriquer des données, consiste à forger de toutes pièces les résultats d’une recherche. Falsifier des données consiste à altérer intentionnellement des données de façon à les rendre plus conformes à l’hypothèse du chercheur. Le plagiat visé ici consiste dans l’appropriation totale ou partielle d’un texte qu’on n’a pas écrit soi-même. Nonobstant leur gravité, nous passerons sous silence les conduites « zone grise » (par ex.: l’autoplagiat, les publications « salami », la cosignature honorifique, les soumissions multiples, etc.) analysées ailleurs (Larivée et Baruffaldi, 1993) » — (« La fraude scientifique et ses conséquences », par Serge Larivée, Faculté des arts et des sciences, École de psycho-éducation, Université de Montréal.)

La parution des articles dans lesquels nous avons soumis à l’analyse critique l’incrédibilité de l’historicité de la « soup joumou » frauduleusement et idéologiquement qualifiée de « soupe de l’Indépendance » a suscité l’intérêt de nombreux lecteurs dans divers milieux, tant à Port-au-Prince que dans certaines villes de province. Nous avons enregistré l’adhésion à notre analyse critique de l’incrédibilité de l’historicité de la « soup joumou » alias « soupe de l’Indépendance » chez nombre de personnes et certaines d’entre elles soutiennent l’idée, pourtant non attestée jusqu’ici, que l’appellation « soupe de l’Indépendance » aurait été, semble-t-il, introduite en Haïti ces cinquante dernières années par des « diasporas » –mais cette assertion, à notre connaissance, n’a pas été documentée jusqu’à aujourd’hui. Certains de nos interlocuteurs du Plateau central et d’ailleurs ont exprimé le point de vue selon lequel la « soup joumou » consommée au titre d’une « soupe repas » tout au long de l’année, le dimanche ou durant la semaine, est plutôt perçue comme une « soupe familiale » ou une « soupe festive » sans l’étiquetage « soupe de l’Indépendance ». Toutefois cette perception subjective de la « soup joumou » comme « soupe familiale » ou « soupe festive » chez certains de nos interlocuteurs devra être documentée pour en établir l’éventuelle véracité. Une telle perception subjective serait, semble-t-il, plutôt répandue sur tout le territoire national, ce qui ne semble cependant pas contredire la réalité que cette savoureuse soupe à base de jiromou fait bel et bien partie de la gastronomie haïtienne.

Les articles que nous avons publiés et qui ont été lus en Haïti par un lectorat divers sont les suivants :

  1. « La « soup joumou » dotée du statut chimérique de « soupe de l’Indépendance » ou l’histoire d’une frauduleuse affabulation dénuée de fondements historiques » (par Robert Berrouët-Oriol, sites Rezonòdwès (États-Unis), Madinin’Art (Martinique) et Médiapart (France), 17 novembre 2024).

  1. « La « soup joumou », pseudo « soupe de l’Indépendance » : les dessous d’une obscure fraude académique à l’Université Laval (Québec, Canada) » (par Robert Berrouët-Oriol, sites Rezonòdwès (États-Unis), Madinin’Art (Martinique) et Médiapart (France), 21 novembre 2024).

  1. « Le rôle des « intellectuels serviles » dans l’arsenal idéologique érigé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 22 novembre 2024).

Problématique : une brève synthèse

En dépit du chaos politique et sécuritaire que connaît Haïti actuellement –chaos résultant de la gouvernance kleptocratique installée ces douze dernières années par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste–, de nombreux professionnels et intellectuels haïtiens effectuent avec compétence un travail remarquable dans divers domaines, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Ils participent tout naturellement, sur des sujets divers, à une réflexion citoyenne qui, en termes de libertés fondamentales, leur est garantie par la Constitution de 1987 : ils font de la sorte entendre leur libre parole dans divers groupes et forums de discussion. Le libre exercice d’une parole citoyenne, ces dernières semaines, a croisé le chemin d’une interrogation critique sur la « soup joumou » frauduleusement étiquetée tantôt « soupe de l’Indépendance », tantôt « soupe de l’identité nationale ». Et le battage publicitaire/propagandiste à propos de la récente inscription de ce mets, qui fait partie du patrimoine gastronomique haïtien, sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, a donné lieu à des débats auxquels nous avons contribué par la publication de trois articles. Dans ces textes nous avons institué une interrogation critique du prétendu statut historique de la « soupe de l’Indépendance » et démontré qu’en dehors de la moindre attestation scientifique, plusieurs défenseurs d’une étroite essentialisation du patrimoine immatériel d’Haïti se réfugient sous la mantille d’un discours émotif et subjectif parfois cousu de violents anathèmes et d’injures caractérisées. Entre Histoire et mémoire et le roman national qui génère des discours référentiels de légitimation, de reconnaissance et d’identification, la voie est étroite et complexe et les historiens professionnels ont parfois sur leur chemin des personnes de bonne foi qui s’interrogent de manière tout à fait légitime. Mais les historiens professionnels ont souvent sur leur chemin quelques apprentis gourous de l’« essentialisme identitaire », prophètes de la pensée unique, tontons flingueurs de la pensée analytique et critique hostiles à tout débat académique et citoyen : ils entendent voir flotter « à vie » le fanion d’une identité nationale « béatifiée et « muséifiée », fixiste et immuable, arc-boutée à des dogmes infaillibles et à la mythologisation identitaire.

D’autre part, certains observateurs et professionnels du secteur du patrimoine estiment qu’il faudrait s’en tenir à la seule dimension « technique » des dossiers du patrimoine immatériel. Cette pieuse et œcuménique manière de mettre en perspective les interventions professionnelles évacue la réalité que les dossiers du patrimoine immatériel sont déjà de nature politique, ils appartiennent à la sphère régalienne de la gouvernance politique de l’État haïtien qui les achemine à une transnationale de politique éducative, l’Unesco.

La présente étude prend en compte ces différents aspects d’une problématique complexe et elle permet d’instituer une plus ample interrogation critique ciblant les mirages de l’identité-totem, la réitération d’une singulière et affabulatoire saga, celle de la « soupe de l’Indépendance » instrumentalisée à des fins de propagande politique par le PHTK néo-duvaliériste.

Objectifs de la présente étude

  1. Les objectifs que nous poursuivons par la publication de la présente étude sont transparents : 

Il s’agit (1) de contribuer à une commune réflexion sur un sujet de société qui intéresse un grand nombre de personnes et qui ne se limite pas aux seuls spécialistes du domaine du patrimoine. Il s’agit (2) de démontrer en quoi consiste l’affabulation idéologico-identitaire selon laquelle la « soup joumou » serait, sur le plan historique, dotée du statut de « soupe de l’Indépendance » devenue par la magie de la propagande politique « soupe de l’identité haïtienne ». Il s’agit (3) d’établir que c’est bien l’affabulation historique et identitaire de la soi-disant « soupe de l’identité » que l’Unesco a entérinée en plaçant la « soup joumou » sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Il s’agit (4) de démontrer que la transformation idéologique de la « soup joumou » en une pseudo « soupe de l’Indépendance » a été menée dans le droit fil d’une opération de propagande politique du PHTK néo-duvaliériste. Également, il s’agit (5) de démontrer que même des spécialistes du domaine du patrimoine peuvent quitter la sphère scientifique et s’aventurer de manière émotionnelle et subjective sur le chemin du délire identitaire, des clichés, des poncifs, des anathèmes et contribuer ainsi à la reproduction d’une vision rachitique, « muséologique » et folklorique de l’identité nationale haïtienne. En clair, à aucun moment nous ne contestons le fait que la « soup joumou » appartient au patrimoine gastronomique haïtien : ce que nous contestons, documents à l’appui, c’est l’inexistence de preuves scientifiques attestant l’historicité du passage de la « soup joumou » vers le statut national de « soupe de l’Indépendance ».

  1. Les objectifs que nous poursuivons par la publication de la présente étude sont transparents : 

  1. Aucune étude sociologique, anthropologique et démographique conduite à l’échelle nationale ces cinquante dernières années ne permet de soutenir la fausse idée selon laquelle les pratiques culinaires d’une petite minorité urbaine soient celles de l’ensemble de la population haïtienne.

  2. La pseudo « soupe de l’Indépendance » est une construction imaginaire et identitaire vieille d’une cinquantaine d’années environ selon plusieurs observateurs, elle est fantasmée par un courant identitariste qui veut faire de la « soup joumou » un élément essentiel de l’identité haïtienne. La pseudo « soupe de l’Indépendance » est une construction politico-idéologique qu’on ne trouve de manière explicite dans aucun ouvrage de référence au lendemain de l’Indépendance.

  3. La Constitution de 1987 ne comprend aucune mention d’une pseudo « soupe de l’Indépendance » alors même qu’elle consigne au « Titre I » : « De la république d’Haïti » [la mention de son] « emblème » [et de] « ses symboles ».

  1. Le premier ouvrage de référence sur l’histoire d’Haïti entièrement rédigé en créole et selon la graphie de l’époque par l’anthropologue et historien haïtien Michel-Rolph Trouillot, « Ti difé boulé sou istoua Ayiti » ne comprend aucune mention d’une pseudo « soupe de l’Indépendance ».

  1. Haïti ne détient pas le monopole de la préparation et de la consommation de la « soup joumou ». D’autres pays, en Afrique et dans la Caraïbe, préparent et consomment cet aliment sans lui accorder frauduleusement le statut de « soupe de l’identité ».

  1. La cassave a été inscrite le 4 décembre 2024 sur la Liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Le ministère de la Culture d’Haïti a précisé, dans une note publiée le même jour, que cette inscription est le résultat positif d’une démarche commune menée par plusieurs pays : Haïti, Cuba, le Honduras, la République Dominicaine et le Venezuela. Le ministère de la Culture d’Haïti n’a pas fait de la cassave un élément essentiel de l’identité haïtienne sur le « modèle » préscientifique de la « soupe de l’Indépendance ».

Au creux de nos échange avec divers interlocuteurs, nous avons noté que nombre d’entre eux ont bien compris que nos articles, amplement documentés et dotés d’un appareillage analytique rigoureux, mentionnent explicitement le fait que la « soup joumou » fait bien partie de la savoureuse gastronomie haïtienne, qui d’ailleurs est réputée pour sa richesse et ses spécialités régionales. Ainsi, d’autres spécialités font également partie de la gastronomie haïtienne, entre autres le « diri djon djon », le « bouyon tèt kabrit », le « pen patat », le « tyaka », le « tomtom », etc. Les lecteurs qui adhèrent à notre analyse critique ont bien compris que nous n’avons à aucun moment nié le fait que la « soup joumou » appartient au patrimoine gastronomique haïtien. Ils ont parfaitement compris que notre démarche analytique –à contre-courant de l’instrumentalisation idéologico-politique des « totems identitaires »–, consiste en l’analyse critique de l’incrédibilité de l’historicité de la « soup joumou » frauduleusement et idéologiquement qualifiée de « soupe de l’Indépendance ».

NOTE – La notion de « patrimoine gastronomique » est fort courante dans divers pays. Ainsi en est-il de l’inscription en 2010 du repas gastronomique des Français sur la « Liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco ». Cette notion majeure d’intérêt public et d’intérêt international a fait l’objet en 2018 d’un appel à contribution de « In Situ – La Revue des patrimoines », en vue de la mise en ligne d’un ouvrage collectif, « Patrimoine(s) gastronomique(s). Définition(s), typologies, enjeux de conservation » dont la date de mise en ligne était prévue pour 2019. L’appel à communication a fourni comme suit un regard éclairant sur le « patrimoine gastronomique » : « Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles. Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du « bien manger » et du « bien boire ». Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature. Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons produits, de préférence locaux, dont les saveurs s’accordent bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table). […] Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier. Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux » (source : « In Situ. Revue des patrimoines », ministère de la Culture de France, Direction générale des patrimoines – Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique. Voir également « Quelques enjeux de l’inscription de patrimoines alimentaires à l’Unesco », par Julia Csergo (revue « Géoéconomie », 2016/1 n° 78).

Au moment de la rédaction de la présente étude, nous n’avons retracé aucun article spécialisé sur un site gouvernemental haïtien et portant spécifiquement sur le patrimoine gastronomique haïtien ou sur la « soup joumou ». Le ministère haïtien de la Culture ne possède même pas son propre site Internet, pas plus d’ailleurs que la Commission haïtienne de coopération avec l’Unesco, sites qui auraient permis aux chercheurs de consulter des données documentaires à distance. Le maigrichon site de la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO ne fournit pas, lui non plus, la moindre information sur le patrimoine gastronomique haïtien ou sur la « soup joumou » ou sur le dossier déposé à l’Unesco en vue de sa « béatification » sur la fameuse Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité .

Le site généraliste Haïti-référence, dans le document intitulé « Cuisine haïtienneBibliographie », recense pour sa part 26 publications rédigées en français ou en anglais. Il mentionne le livre de Remay Uzale rédigé en créole, « An nou fè konsèvasyon manje » du Centre de recherche sur les aliments (CRA) de l’Université de Moncton et paru aux Éditions du remue-ménage et aux Éditions Mémoire en 2001. La « Münchener DigitalisierungsZentrum Digitale Bibliothek » répertorie le fameux ouvrage de Ducoeurjoly, « Manuel des habitans de Saint-Domingue : contenant un précis de l’histoire de cette Ile depuis sa découverte, la description topographique et statistique des parties française et espagnole, le tableau des productions naturelles et des cultures coloniales, l’art de fabriquer le sucre et l’indigo, de récolter et préparer le café ». Pour sa part la Bibliothèque Manioc de l’Université des Antilles en Martinique répertorie le même ouvrage mais avec un titre plus élaboré, « Manuel des habitans de Saint-Domingue : contenant un précis de l’histoire de cette île, depuis sa découverte ; la description topographique et statistique des parties française et espagnole ; le tableau des productions naturelles et des cultures coloniales ; l’art de fabriquer le sucre et l’indigo, de récolter et préparer le café, le coton et le cacao jusqu’à leur embarquement, et de faire le rum à la manière anglaise : suivi d’Un traité de médecine domestique approprié aux îles, d’une pharmacopée américaine… Tome premier ». La version numérisée de cet ouvrage de 442 pages de Ducoeurjoly, publié à Paris aux Éditions Lenoir en 1802, est consultable, en ligne, depuis à la Bibliothèque Manioc de l’Université des Antilles en Martinique. Nous n’y avons trouvé aucune trace d’une « soup joumou » qui aurait été soi-disant réservée aux colons et interdite aux esclaves comme le prétend une certaine légende colportée au fil des ans… Toutefois l’information fournie par Ducoeurjoly, un mémorialiste qui consigne par écrit des observations diverses et variées, devra être confrontée à d’autres sources pour en établir la conformité historique. Sur ce registre, la consultation attentive de l’étude de Vertus Saint-Louis, historien de formation et enseignant à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Hai͏̈ti, « Système colonial et problèmes d’alimentation. Saint-Domingue au XVIIIe siècle » (Éditions du Cidihca, 2003) sera éclairante à plus d’un titre.

L’oeuvre majeure de Ducoeurjoly n’a certainement pas été consultée par certains apprentis gourous et idéologues de l’identité totémisée, qui brandissent à tout va l’étendard de la « soup joumou » alias « soupe de l’Indépendance » et qui, ignorant par choix politique et idéologique les exigences méthodologiques de la recherche historique, confondent et amalgament allègrement l’Histoire qui est une science robuste dotée de sa méthodologie et de ses procédures et, dans les volutes de l’affabulation, les fabliaux des XIIIème et XIVème siècles, les petits contes des Mille et une nuits de l’enfance, les récits allégoriques à l’aune du « real maravilloso » d’Alejo Carpentier. Nous verrons dans le déroulé de la présente étude que la démarche scientifique en Histoire n’a pas pour objectif de valider les interprétations subjectives et émotionnelles du récit national, et encore moins de cautionner l’industrie de l’« arnaque académique » en lien avec son instrumentalisation politique comme c’était le cas avec la saga de la « soup joumou » orchestrée par la « vedette BCBG » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste Dominique Dupuy. La dimension hautement politique de la saga de la « soup joumou » orchestrée par la « vedette BCBG » du PHTK est opportunément occultée par certains « experts » en « Ethnologie et patrimoine », et nous établirons plus loin, dans le déroulé du présent article, documents à l’appui, pourquoi et comment l’« amnésie politique sélective » participe du déni de l’Histoire, de la falsification de l’Histoire et contribue à la consolidation de la fabrique du « consentement politique » (voir notre article « Le rôle des « intellectuels serviles » dans l’arsenal idéologique érigé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste » (Fondas kreyòl, 27 novembre 2024). Tel que brièvement signalé auparavant, certaines personnes, de bonne foi, estiment qu’il faut s’en tenir à un « discours technique » et évacuer la dimension hautement politique de la saga de la « soup joumou ». Ces personnes perdent de vue une réalité observable : le dossier de la « soup joumou », dans sa dimension régalienne, est déjà un dossier politique, et il a été instrumentalisé par la « vedette BCBG » du PHTK néo-duvaliériste, Dominique Dupuy, comme en témoignent ses déclarations au journal Le Nouvelliste. Ainsi, un retentissant et délirant « cocorico identitaire » a retenti dans les pages du vénérable journal Le Nouvelliste dans son édition du 17 décembre 2021 sous le titre « La soupe joumou, une fierté haïtienne » : « L’UNESCO a fait entrer dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le jeudi 16 décembre 2021, lors de la 16e session intergouvernementale, la soupe Joumou. Une bonne nouvelle pour tous les fils et filles d’Haïti, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Par cette grande décision [sic] au niveau de la plus haute sphère des Nations unies, notre Soupe joumouune fierté nationale, jouit désormais d’une reconnaissance mondiale [sic] ». Le retentissant et délirant « cocorico identitaire » se mesure à l’aune du lexique employé par Dominique Dupuy alors ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO à Paris : « Le jeudi 16 décembre 2021 est historique [sic]. C’est la date à laquelle l’organe de l’évaluation de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a fait adopter l’inscription de la « Soup joumou » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La soupe traditionnelle de la cuisine haïtienne comme patrimoine de l’humanité a été quasiment adoptée à l’unanimité à la 16e session intergouvernementale de cette organisation internationale septuagénaire. À la suite de la décision classant ce mets hautement historique [sic] au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’ambassadeur d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy, n’a pas caché sa joie. Le diplomate a sauté au plafond et laissé parler son cœur. « J’aimerais exprimer avec grande émotion ma reconnaissance envers tous les États membres de l’UNESCO, les amis d’Haïti, pour leur solidarité sans équivoque, ainsi que celle du secrétariat et de la direction générale… Cette inscription de la Soup joumou, à ce sombre moment de notre parcours de peuple, à la clôture d’une année des plus éprouvantes, est un nouveau flambeau [sic] qui saura raviver nos élans solidaires, et notre foi dans des lendemains meilleurs. Haïti dit merci à l’UNESCO ! L’humanité dit merci à l’UNESCO ! Ayibobo ! », s’est [exclamé l’ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy », dans sa tonitruante et fantaisiste intervention, en dehors de la moindre référence à des travaux scientifiques relatifs à la « soup joumou ». NOTE – Auparavant ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy a été nommée ministre des Affaires étrangères par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste suite aux recommandations empressées de deux caïds du PHTK néo-duvaliériste, Laurent Lamothe et Claude Joseph. Elle a occupé ce poste jusqu’au déchoukage du gouvernement du néo-duvaliériste Gary Conille par le Département d’État américain début novembre 2024… Il faut prendre toute la mesure que l’ancien Premier ministre d’Haïti Laurent Lamothe a été lourdement sanctionné par le Canada : « L’ancien premier ministre haïtien Laurent Lamothe, se disant « victime » d’être injustement sanctionné par le Canada qui le juge complice des gangs en Haïti, accuse Ottawa de se baser sur « des recherches Google » et de s’être « mal renseigné » avant de le cibler. (…) M. Lamothe affirme avoir été, durant son mandat de premier ministre, de 2012 à 2014, le cauchemar des bandes criminelles et avoir conservé la même posture après. Celui qui a été membre du gouvernement de l’ancien président Michel Martelly, aussi sanctionné par le Canada, estime qu’Haïti ne faisait face ni à des problèmes d’essor des bandes criminelles ni à de l’insécurité durant son implication politique. Selon lui, tous les chefs de gangs étaient en prison » (« Un ex-Premier ministre haïtien sanctionné dit qu’Ottawa s’est « mal renseigné », Radio-Canada, 9 mars 2023).

Sur le site officiel du CELAT –centre de recherche de l’Université Laval à Québec auquel ont pourtant collaboré plusieurs étudiants haïtiens inscrits au doctorat du programme « Ethnologie et patrimoine »–, nous n’avons retracé aucun article scientifique consacré de manière spécifique au patrimoine gastronomique haïtien. « Le CELAT, Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés, autrefois Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions, est issu de la Chaire des archives de folklore de l’Université Laval, créée en 1944. Il est constitué formellement en tant que Centre depuis 1975 et il fait partie des 15 premiers centres de recherche reconnus par l’Université Laval dès 1976. Depuis 2000, il existe en tant que centre tri-universitaire et interdisciplinaire intégrant des chercheurs de l’Université Laval, de l’UQAM, de l’UQAC, de l’UdeM, de l’UQTR, de l’UQAR et de l’Université de Sherbrooke ». Sur le site officiel du CELAT, nous n’avons trouvé aucun article scientifique consacré de manière spécifique à la « soup joumou ». La seule mention en lien avec la « soup joumou » est la suivante : « Exposé de Dominique Dupuy sur le processus d’inscription de la soupe joumou sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » / Type d’activité : Conférence. Date de l’activité : 4 avril 2024. Lieu : sur Zoom ». / « Notre ancien membre étudiant Dieufort Deslorges, qui anime le cours ETN-7016 Patrimoines et patrimonialisation, organise ce jeudi 4 avril à 15 h 30 une séance spéciale portant sur le patrimoine culturel immatériel (PCI). Nous avons le plaisir d’annoncer qu’à cette occasion, l’ambassadrice Dominique Dupuy, déléguée permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO, fera un exposé sur le processus d’inscription de la soupe joumou (soupe au giraumon) sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Nous vous invitons chaleureusement à vous joindre au cours sur Zoom pour écouter sa présentation ».

Sur le registre d’un « amateurisme décomplexé » –qui a la faveur des « historiens » autoproclamés et dont on cherchera en vain la moindre étude scientifique consacrée ces cinquante dernières années à la « soup joumou »–, le goût immodéré pour les savoureuses petites recettes allégoriques à l’aune du « real maravilloso » d’Alejo Carpentier ne s’embarrasse pas de critères méthodologiques et scientifiques lorsqu’il s’agit, on l’aura noté, de disserter indoctement sur la « soup joumou » ou à propos du patrimoine gastronomique haïtien. L’« amateurisme décomplexé », qui a ses apprentis gourous en Haïti et qui prétend être un axiome scientifique, se déploie sur le registre de l’essentialisme identitaire et de l’idéologie identitaire. Nous verrons plus loin, de manière succincte, de quelle façon le délire identitaire et essentialiste de Bayyinah Bello en est une illustration. Ce délire identitaire et essentialiste illustre bien ce que l’on observe dans différents domaines : la fraude intellectuelle et académique a libre cours aujourd’hui en Haïti, elle loge à l’abri de la complaisance et d’une myopie volontaire du type « kase fèy kouvri sa »…

NOTE – Sur l’essentialisme identitaire », voir la fort pertinente étude de Emir Mahieddin, « Que faire de l’essentialisme ? le nœud anthropologique de l’identité », Éditions Le Bord de l’eau | « Revue du MAUSS », 2022/1 n° 59. L’auteur précise avec hauteur de vue que « L’essentialisme n’est pas le propre du discours populaire. Il est des essentialismes tout à fait savants, pétris des méthodes reconnues par la science. Maintes fois, l’anthropologie a tenté de prendre l’essentialisme au sérieux, ou l’a mobilisé, malgré elle ou de manière tout à fait consciente, dans l’élaboration de son projet de connaissance. Jamais, en tout cas, les études anthropologiques n’ont conclu à la vacuité des catégories identitaires. L’anthropologie a cherché à comprendre comment les identités, malgré leur fluidité évidente dans les faits –fluidité qui peut être la source paradoxale de leur efficacité–, en viennent à être vécues comme des essences – que l’on s’en revendique ou qu’on cherche à s’en distancier. Quiconque, en effet, a cherché à se défaire d’une identité assignée a été presque inévitablement confronté au fait que les identités ont « la peau dure » et que, bien malgré soi, elles « collent à la peau ». Il sera utile, dans un autre article, d’approfondir la notion d’« essentialisme identitaire » ainsi que son pendant, l’« identitarisme » étudié par le linguiste martiniquais Jean Bernabé dans l’un de ses ouvrages-phare, « La dérive identitariste » (Éditions L’Harmattan, 2016). En ce qui a trait à une approche critique de la notion d’identité, voir entre autres la contribution de Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS (l’École des hautes études en sciences sociales à Paris), « À quoi sert « l’identité nationale’’ ? » (Éditions Agone, 2007).

Histoire et mémoire : un couple uni ou deux voies distinctes ?

Dans la présentation du livre de Gérard Noiriel consignée dans la revue « La vie des idées » (École normale supérieure, Lyon), Evelyne Grossman expose que « L’histoire (…) est à différencier de la mémoire. Les discours et récits mémoriels, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, ont pour mission de juger les acteurs de l’histoire. De son côté la communauté des historiens cherche à produire des connaissances « objectives », répondant à un idéal de vérité scientifique, afin d’expliquer (et non de juger) le passé. C’est donc en s’appuyant sur de nombreuses recherches historiques réalisées depuis trente ans qu’il démontre qu’il n’existe aucune définition objective de l’« identité nationale ». Depuis Le Creuset français (1988) jusqu’à Immigration, antisémitisme et racisme en France (2007) en passant par La Tyrannie du national (1991), Gérard Noiriel a lui-même fortement contribué à ériger l’immigration en objet d’étude et à remettre en question l’idée que la France aurait une « identité » (source : « Dossier / L’« identité nationale » au miroir des sciences sociales », par Evelyne Grossman, 8 janvier 2008). NOTE – Evelyne Grossman est professeure de littérature française moderne et contemporaine à l’Université Paris Diderot – Paris 7 et actuelle présidente de l’assemblée collégiale du Collège international de philosophie. Spécialiste de théorie littéraire, elle enseigne à l’intersection de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse et consacre ses recherches à l’étude des écritures modernes de la pensée : Artaud, Beckett, Blanchot, Lacan, Derrida, Levinas, Deleuze, entre autres ».

Il est attesté que l’on confond souvent Histoire et mémoire alors même qu’il s’agit de deux voies distinctes. Mohamed Arbi Nsiri, doctorant en histoire ancienne (Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières), fournit un pertinent éclairage notionnel sur l’Histoire et la mémoire. En effet, dans son article paru le 14 mars 2021 sur le site « The Conversation » et intitulé « Entre histoire et mémoire, l’éternel conflit des interprétations », Mohamed Arbi Nsiri nous enseigne qu’« Il est usuel de définir la mémoire comme étant la faculté de conserver des traces du passé et de pouvoir s’y référer activement en fonction des situations présentes. Mais très souvent, les discours identitaires empêchent une lecture objective des événements historiques. Récemment, le « rapport Stora » a renouvelé le débat ancien, mais toujours renouvelé, autour des liens existants entre la mémoire historique et l’histoire savante. Recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les maîtres-mots de son rapport. Mais face à ce vif intérêt pour la mémoire, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre l’instrumentalisation de ce qui reste vivant de la « mémoire historique » au service de la politique. Mohamed Arbi Nsiri amplifie sa réflexion analytique en précisant que « Dans son livre intitulé Douze leçons sur l’histoire (1996), Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre histoire et mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’histoire, la mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; selon lui, la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut objective. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’histoire. Cet antagonisme entre histoire et mémoire est apparu récemment. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du XXe siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par l’École des Annales en faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’histoire-mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la montée des revendications mémorielles, face auxquelles les historiens doivent se positionner ».

De manière fort pertinente, à la section « L’histoire, la mémoire et l’oubli » de son article, Mohamed Arbi Nsiri nous instruits comme suit : « Réfléchissant le lien entre le trio histoire, mémoire et l’oubli, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) établit un utile distinguo entre mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une histoire de la mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations ».

Les enseignements de Mohamed Arbi Nsiri sont précieux pour mieux comprendre combien le « discours mémoriel identitaire », dans l’enfermement d’une radicale essensialisation totalitaire de la culture, s’est emparé de la « soup joumou » pour en faire LA « soupe de l’Indépendance » parée de toutes vertus curatives de la « soupe de l’identité haïtienne ». C’est le sens profond de la propagande menée par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, ex- Déléguée d’Haïti à l’Unesco et ex-ministre des Affaires étrangères dans l’éphémère gouvernement du néo-duvaliériste Gary Conille qui a été déchouqué début novembre 2024 par le Département d’État américain.

L’on observe que le « discours mémoriel identitaire », la radicale essensialisation totalitaire de la culture ainsi que la manipulation des données historiques à des fins de propagande politique pro-PHTK sont à l’œuvre, de manière fort éclairante, dans les récentes déclarations de Dominique Dupuy. En effet, un retentissant et délirant « cocorico identitaire » a retenti dans les pages du vénérable journal Le Nouvelliste de la manière suivante : « La soupe joumou, une fierté haïtienne » : « L’UNESCO a fait entrer dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le jeudi 16 décembre 2021, lors de la 16e session intergouvernementale, la soupe joumou. Une bonne nouvelle pour tous les fils et filles d’Haïti, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Par cette grande décision [sic] au niveau de la plus haute sphère des Nations unies, notre soupe joumouune fierté nationale, jouit désormais d’une reconnaissance mondiale [sic] ». Le retentissant et délirant « cocorico identitaire » se donne à mesurer à l’aune du propos surréaliste de Dominique Dupuy alors ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO à Paris : « Le jeudi 16 décembre 2021 est historique [sic]. C’est la date à laquelle l’organe de l’évaluation de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a fait adopter l’inscription de la « soup joumou » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La soupe traditionnelle de la cuisine haïtienne comme patrimoine de l’humanité a été quasiment adoptée à l’unanimité à la 16e session intergouvernementale de cette organisation internationale septuagénaire. À la suite de la décision classant ce mets hautement historique [sic] au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’ambassadeur d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy, n’a pas caché sa joie. Le diplomate a sauté au plafond et laissé parler son cœur. « J’aimerais exprimer avec grande émotion ma reconnaissance envers tous les États membres de l’UNESCO, les amis d’Haïti, pour leur solidarité sans équivoque, ainsi que celle du secrétariat et de la direction générale… Cette inscription de la soup joumou, à ce sombre moment de notre parcours de peuple, à la clôture d’une année des plus éprouvantes, est un nouveau flambeau [sic] qui saura raviver nos élans solidaires, et notre foi dans des lendemains meilleurs. Haïti dit merci à l’UNESCO ! L’humanité dit merci à l’UNESCO ! Ayibobo ! », s’est [exclamé l’ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy ], dans sa tonitruante, affabulatoire et fantaisiste intervention, en dehors de la moindre référence à des travaux scientifiques relatifs au passage de la « soup joumou » –« ce mets hautement historique »–, au statut de « soupe de l’Indépendance ».

NOTE – L’on observe que le délirant « cocorico identitaire » de Dominique Dupuy n’a pas été communiqué aux locuteurs unilingues créoles majoritaires en Haïti dans leur langue maternelle et usuelle, le créole, conformément aux obligations découlant de l’article 40 de la Constitution de 1987. Il se pourrait qu’un jour prochain la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco finisse par publier la totalité de ses travaux scientifiques : les chercheurs, les journalistes, les enseignants etc., seront alors en mesure de déterminer si les documents destinés au public haïtien ont été rédigés ou pas dans nos deux langues officielles ou si cette Commission –à l’instar des autres institutions de l’Administration publique haïtienne–, viole elle aussi les obligations découlant de la stricte application de l’article 40 de la Constitution de 1987. L’on observe également que le délirant « cocorico identitaire » de Dominique Dupuy, réservé à la consommation internationale, ne semble pas avoir donné lieu à la diffusion de textes informatifs destinés aux locuteurs créolophones haïtiens et rédigés en créole par la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco. Le « nationalisme identitaire » à géométrie variable et survitaminé à coup de « soupe de l’Indépendance » et de « soupe de l’identité nationale » s’apparente sur ce registre à un profond mépris de classe des locuteurs créolophones majoritaires dans la population haïtienne : cela s’explique par le fait que le pouvoir inconstitutionnel du PHTK néo-duvaliériste est un pouvoir de classe kleptocratique et anti-national au service de ses mandants « gloutons » de la rente financière d’État et au service des traditionnels bénéficiaires de la corruption et du détournement des finances publiques aussi bien au PSUGO qu’au Fonds national de l’Éducation, dans les cabinets ministériels et à travers les programmes grassement financés par la coopération nationale (voir le Rapport de « Ensemble contre la corruption » (ECC), institution regroupant en Haïti neuf organismes des droits humains, « ECC – Rapport annuel 2019-2020 – État de la corruption en Haïti », Port-au-Prince, 21 décembre 2021 ; voir aussi le document de « Ensemble contre la corruption » intitulé « Les huit défis majeurs de la lutte contre corruption en Haïti pour l’année 2024, du point de vue d’ECC », Port-au-Prince, 25 janvier 2024 ; voir également le document de la Banque mondiale, « Gouvernance et corruption en Haïti – Résultats de l’enquête diagnostique sur la gouvernance – Rapport final », mai 2007).

Manipulation de l’Histoire, charlatanisme, fraude intellectuelle et académique, version Bayyinah Bello 

Le délire identitaire essentialiste et affabulatoire n’est pas l’apanage exclusif des « experts » en « Ethnologie et patrimoine » ou des « intellectuels serviles » au service actif du PHTK néo-duvaliériste. Il se retrouve également chez Bayyinah Bello, qui se prétend linguiste et historienne, illustre « spécialiste » du vodou vêtue des habits élimés de l’ignorance… Le parcours « militant » de Bayyinah Bello est particulièrement instructif : il est donc utile de s’y arrêter brièvement. Le site officiel de Bayyinah Bello présente l’information suivante : « Le professeur [Bayyinah] Bello a fondé la Fondation Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, plus connue sous le nom de FONDASYON FELICITEE (FF), avec pour mission de promouvoir la recherche historique et la construction d’une identité culturelle. La fondation porte le nom de Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, première impératrice d’Haïti, l’Empire de la Liberté, et épouse du leader révolutionnaire, le général Jean Jacques Dessalines. La campagne annuelle Freedom Soup est l’un des programmes phares de la fondation en faveur de la santé, de l’éducation et de la justice ». Toujours sur ce site, il est écrit que « La professeure Bayyinah Bello est une ourstorienne vaudouvienne [sic], afrodescendante, éducatrice, écrivaine et humanitaire. Avec plus de 50 ans de sagesse et de recherches approfondies, la professeure Bello se spécialise dans l’histoire, l’éducation et la linguistique ayitiennes. Elle est la fondatrice et la responsable internationale de la Fondation Marie-Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, plus connue sous le nom de FONDASYON FELICITEE (FF), et auteure de « Sheroes of the Haitian Revolution » [« Les héroïnes de la révolution haïtienne »], un livre de 33 pages paru en version anglaise aux Éditions Thorobred Books en mai 2021. Alors même que le site officiel de Bayyinah Bello précise qu’elle est dépositaire de « plus de 50 ans de sagesse et de recherches approfondies », nous n’y avons trouvé aucune trace d’articles scientifiques qu’elle aurait publiés dans le domaine de l’Histoire au cours des… cinquante dernières années. Au terme de la consultation attentive de l’information consignée sur le site officiel de Bayyinah Bello, le constat est d’une nette évidence et tout lecteur est en mesure d’observer, objectivement, que nous sommes en présence d’une véritable industrie de l’« arnaque académique » qui en aucun cas ne saurait faire avancer la recherche historique en Haïti. Pareille « arnaque académique » permet de conforter un discours idéologique rachitique mais séduisant sur la culture haïtienne, sur la gastronomie patrimoniale haïtienne et sur la… « soup joumou », sorte de totem « muséifié » frauduleusement promu au rang de « soupe de l’Indépendance » et, suprême arnaque, de « soupe de l’identité nationale »… Les anthropologues et les historiens haïtiens, à notre connaissance, n’ont pas encore mesuré l’exceptionnel et inestimable apport de la « philosophie » ourstorienne vaudouvienne [sic] à… l’identité nationale haïtienne. Il faut prendre toute la mesure d’un fait observable : le caractère essentiellement dillettante et faussaire du délire identitaire et essentialiste de Bayyinah Bello, qui prétend œuvrer à la valorisation de l’identité nationale haïtienne par la promotion d’une obscure fumisterie ourstorienne vaudouvienne… Cette obscure fumisterie ourstorienne vaudouvienne comporte un réel potentiel de dangerosité toutes les fois que Bayyinah Bello, qui se prétend linguiste et historienne, profère en salle de classe ou en conférence publique ses fumeuses théories « culturelles-identitaristes » toutes dénuées du moindre fondement scientifique.

L’analyse objective du contenu du site officiel de Bayyinah Bello, l’évaluation du dispositif idéologique et idéel –qui recouvre de sa lourde chape l’ignorance des faits historique attestés, documentés, notamment dans le dossier de la pseudo « soupe de l’Indépendance »–, est symptomatique de la persistance dans la société haïtienne d’une vision amateure, « muséifiée », pompeuse et rachitique de l’identité nationale en lien avec nos patrimoines culturels. Elle est également révélatrice d’une vision au rabais de l’identité haïtienne : une vision de l’enfermement dans un musée imaginaire, dans la béate et fixiste adoration des épopées nationales, dans le corset d’un discours circulaire qui impacte toute la société haïtienne et l’empêche de (re)lire son passé, de le lier aux mortifères défaites de présent et de se défaire des mythes infantilisants qui bloquent l’accès à une citoyenneté moderne dont les fondements sont consignés dans le « Préambule » et les articles 5, 32 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987.

À plusieurs égards le site officiel de Bayyinah Bello est riche d’enseignements, en particulier celui de la persistance du « charlatanisme décomplexé » d’une conférencière qui assure avoir de fréquentes conversations avec Papa Dessalines… L’une des caractéristiques principales du « système Bayyinah Bello » est précisément le charlatanisme, l’affabulation historique qui modélisent différentes variantes d’un discours pseudo scientifique et qui se présente sous la défroque de LA science historique. Alors même que le charlatanisme est vieux comme la nuit des temps, le « système Bayyinah Bello », qui repose en grande partie sur la promotion affabulatoire de la « soupe de l’Indépendance », se déploie à l’intérieur d’un dispositif prédicatif illusionniste tapi dans un obscur et volubile petit catéchisme identitaire dans lequel trôle une vision folklorique de l’Afrique, et cette vision folklorique parvient encore, de nos jours, à séduire aussi bien les naïfs que les belles âmes en quête compulsive d’identité. La référence à une Afrique mythique et mutique sert dès lors de liant dans le processus de la fabrication frauduleuse d’une identité haïtienne totémisée et figée dans l’émotionnel, dans une conception « béatifiée / sanctifiée » du « glorieux passé » de la Nation haïtienne. Réitérée ad nauseam, cette conception essentiellement subjective et qui s’exprime sur le registre de l’émotionnel, sert d’écran de fumée à une interrogation critique de l’identité haïtienne, et elle joue le rôle de bouclier contre le libre exercice de l’esprit critique et analytique. Chez les promoteurs de la conception essentiellement subjective et nostalgique de l’identité haïtienne, l’analyse critique de tout ce qui a trait à l’historicité de la culture et aux facteurs constitutifs de l’identité haïtiennes demeure un interdit, un tabou, et elle est perçue comme étant un « sacrilège », un « acte terroriste sur un patrimoine du peuple haïtien » comme l’a récemment déclaré un « expert » de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco sur le FORUM PATRIMOINES HAITI

Dans la livraison du 2 décembre 2024 de la « Revue Histoire », Augustin Remond expose une revue analytique intitulée « Les charlatans 2.0 : entre science et ésotérisme ». Il précise qu’« À l’ère numérique, les charlatans 2.0 prospèrent en exploitant des espaces en ligne pour diffuser des pratiques mêlant science et ésotérisme. Ces individus utilisent des discours pseudoscientifiques et des plateformes digitales pour séduire un public souvent vulnérable, à la recherche de réponses simples à des problèmes complexe. Leur succès repose sur une présentation soignée, empruntant à la fois aux codes de la science moderne et aux mystères de l’ésotérisme, brouillant ainsi les frontières entre savoir légitime et manipulation. (…) Alertant sur « Un risque de dérive sectaire », il note que « Certaines de ces pratiques peuvent également conduire à des formes d’endoctrinement, où les adeptes sont coupés de leurs proches et de leur environnement pour intégrer un groupe centré sur un « maître » ou un « guide ».

Pour sa part, l’éducateur Max Manigat, un universitaire haïtien ayant longtemps enseigné à la CUNY (City University of New York), est l’auteur de plusieurs livres, notamment « Mots créoles du Nord d’Haïti. Origines-Histoire-Souvenirs » (Coconut Creek, Educa Vision, 2006) et de trois ouvrages de référence majeurs en bibliographie : « Leaders of Haïti : 1804-2001 – Historical Overview » (Coconut Creek, 2005, 2006) ; « Haitiana 1996-2000. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 2003) ; « Haitiana 1991-1995. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 1997) ; « Haitiana 1971-1975. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 1981).

Chercheur reconnu pour la qualité de ses travaux de recherche, Max Manigat a fait paraître dans le journal Haïti en marche, le 3 janvier 2018, un article de grande facture historique, « Notre Soup joumou est-elle francaise ? (Une autre lecture) », que nous reproduisons longuement en raison de la rigueur de sa démarche :

« Des traditions bien ancrées dans beaucoup de familles haïtiennes « plus françaises que de Gaulle » nous font, parfois, porter des œillères, et dès qu’il s’agit d’étymologie ou de coutumes culinaires elles ramènent tout à « nos ancêtres les Gaulois ». Il suffit de nous rappeler l’étymologie traditionnelle loufoque du mot créole « marassa » dont l’origine serait : « [c’est] ma race ça. » Comme je l’ai écrit dans mon [livre] « Mots créoles du Nord d’Haiti… » (2006, p. 238) notre mot marasa n’est autre qu’une prononciation haïtienne des mots kikongo : « mapása, mapésa : des jumeaux ; variantes : mahása, mayása. » (Pierre Swartenbroeckx (1973, p. 303) L’auteur de Philologie créole avait vu juste quand il écrivait : « Le mot marasa est africain et l’une de ses variantes kikongo est mayása… » (Jules Faine : « Philologie créole »…, p. 319.) L’origine de notre soupe joumou traditionnelle du 1er janvier se prête aussi à une version fantaisiste faisant croire que nos ancêtres africains jetés dans l’esclavage à Saint-Domingue devenus libres et Haïtiens ne songeaient à rien d’autre, le premier jour de notre indépendance, qu’à se régaler d’un plat que leurs anciens maîtres leur refusaient. Deux vodoulogues compétents : Jerry & Yvrose Gilles, auteurs du livre : « Sèvis Ginen. Rasin, Rityèl, Respè lan Vodou » (2009, 401 p., il.) » ont dans un article intitulé « Soup Joumou » (www.bookmanlit.com) mis les points sur les « i » : « Kwak se vre moun ki t ap travay kòm esklav te mal manje, nanpwen okenn prèv pou montre kolon Franse te anpeche Afriken bwè Soup Joumou, ni anpeche yo manje okenn lòt manje. Soup Joumou pa t janm yon manje ki te rezève pou kolon sèlman. Soup Joumou kuit yon jan ki byen chita lan Eritaj Ginen an. Se pa yon manje kopye. Li pa gen anyen arevwa ak mòd manje Franse. » (« Bien qu’il est vrai que les personnes travaillant comme esclaves n’avaient pas une alimentation adéquate, aucune preuve n’existe pour montrer que les colons français interdisaient aux Africains de manger de la soupe joumou. Cette soupe ne fut jamais un plat réservé aux seuls colons. La soupe joumou se prépare d’une façon conforme à l’Eritaj Ginen [notre héritage africain]. C’e n’est pas un mets que nous avons copié. Elle n’a rien à revoir avec la cuisine française. ») [Ma traduction]

« Descourtilz ne mentionne pas la « soupe au giraumon » : « Les dames créoles aiment beaucoup le Giraumon cuit avec du petit-salé et des bananes mûres. On prépare aussi la pulpe avec du lait et du sucre pour entremets, et on appelle cette préparation Giraumonade. (Michel-Étienne Descourtilz (1777-1838) : « Flore pittoresque et médicale des Antilles, ou Histoire naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises, espagnoles et portugaises… (Paris : Impr. J. Tastu, 1830) T. V, p. 75). Le mot : jiwomonad / joumounad n’est pas consigné dans le Haitian-English Dictionary (2004) de Bryant C. Freeman (dir.) Le plat décrit par Descourtilz « … Les dames créoles aiment beaucoup le Giraumon cuit avec du petit-salé et des bananes mûres » a disparu de notre répertoire culinaire. Il ressemble à celui proposé par Niniche Gaillard (1950, p. 198) : « Jourou-mounade », mais au lieu d’être dégusté seul, il est « … servi bien chaud, garni de persil émincé. Il accompagne la viande rôtie (sic). » Le Joumounad est connu dans le Nord, c’est une préparation de riz et de giraumon ».

« Le « Grand dictionnaire de la cuisine… » (1873, 1155 p.) d’Alexandre Dumas (oui ! Alexandre Dumas père) ne nous propose que ce potage au potiron : « Potage au potiron. [Le « Grand dictionnaire de cuisine » d’Alexandre Dumas (père), est un  dictionnaire culinaire monumental « à la gloire de la bonne chère » de l’histoire de la cuisine française, édité en 1873  par Alphonse Lemerre. « Coupez votre potiron en petits morceaux dans votre casserole, versez-y un verre d’eau, laissez-le bouillir jusqu’à ce qu’il soit bien cuit, puis tirez-le de l’eau, faites-le égoutter et passez-le à l’étamine, mouillez cette purée avec du lait, ajoutez-y du beurre venant d’être battu, salez convenablement, faites bouillir votre potage et versez-le sur des croûtons passés au beurre et coupés en losanges ou en deniers » [ibidem, p. 876.] Consommé en Afrique de l’Ouest la version moderne de ce plat nous donne une idée de cette préparation du giraumon (joumou) que nos ancêtres connaissaient dans leurs pays d’origine.

« J’ai enseigné en République démocratique du Congo dans les Provinces du Kwango, du Nord-Kivu (pron. kivou) et du Kivu (pron. kivou). À ma connaissance, cette soupe ne faisait pas partie des plats ordinaires. Cependant, les giraumons existaient. Toutes les familles haïtiennes d’enseignants gardaient la coutume de la soupe joumou traditionnelle du Jour de l’an ».

« J’ai mangé à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, de la soupe joumou presqu’en tous points pareils à la nôtre excepté qu’à la pension d’Anna (originaire de Sainte-Lucie) elle se prenait le samedi soir ». La soupe joumou existe aussi à Cuba et en République Dominicaine. Elle ne ressemble à la nôtre que par le giraumon qui en est un des ingrédients essentiels ».

« Visitant Nassau, Bahamas, en 1994, je fus invité par le Pasteur de l’Église baptiste et sa femme à manger la « soupe joumou dominicale », avant le culte. Je fus un peu surpris de constater que la soupe, en tous points, pareille à notre traditionnelle contenait en plus de petits donbrèy. Le couple est originaire de Port-de-Paix. Était-ce une coutume de ce coin d’Haïti ou la femme du pasteur avait-elle adopté cette nouvelle addition à notre recette traditionnelle ? »

« Comme l’expliquent Jerry et Ivrose Gilles, notre soupe joumou traditionnelle du Jour de l’an ne nous vient pas de la France. Les exemples donnés ci-dessus : Guade-loupe, Cuba, République Dominicaine, Jamaïque, Nassau, Brésil, tous des pays où la tradition africaine demeure vivace, le montrent à suffisance. Faisons remarquer, pour finir, que les mois de décembre et de janvier sont les mois où les giraumonts (joumou) se trouvent en quantité en Haïti. Cela a-t-il quelque chose à voir avec ce repas du 1er janvier ? La recette de cette soupe ne nous est pas parvenue. Imaginons : des morceaux de jarret de bœuf, quelques herbes fines, du giraumon, du sel, du piment fort, et voilà notre plat. Nous pouvons, aussi, comprendre qu’après onze ans de guerre où « la terre brûlée » était l’une des armes de nos ancêtres luttant pour leur liberté et leur indépendance, il ne devait pas rester grand-chose à mettre dans cette soupe. Carottes, chou, pommes de terre, si disponibles, auraient pu être ajoutés. Quant aux pâtes alimentaires : vermicelle, macaroni, elles seraient des additions assez récentes remontant, peut-être, à la fin du dix-neuvième siècle. La cuisine française de l’époque connaissait les nouilles, mais je doute « qu’en ce beau jour de notre » Indépendance nos cuisinières aient eu à leur disposition cet ingrédient raffiné ».

Le remarquable éclairage de Max Manigat –en clair : sa manière amplement documentée et convaincante de déconstruire les mythes identitaires affabulatoires et les discours idéologiques-propagandistes sur la « soup joumou » / « soupe de l’Indépendance » et autres fables–, nous remet en mémoire la nécessité de bien situer en quoi consiste la démarche de l’historien et de quelle manière elle est une démarche scientifique normée. Cela nous vaudra de mettre davantage en perspective l’ampleur de la fraude intellectuelle, académique et politique entourant la saga de la « soup joumou » frauduleusement étiquetée « soupe de l’Indépendance », et de bien comprendre combien les apprentis gourous d’une indigeste recette culinaire-propagandiste s’adonnent à une obscure manipulation de l’Histoire à des fins politiques et idéologiques. Certains de ces apprentis gourous, aujourd’hui encore, fréquentent les allées encombrées de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco ou les « séminaires hautement spécialisés » dispensés par Bayyinah Bello

Manipulation de l’Histoire, charlatanisme, fraude intellectuelle et académique, version Bayyinah Bello 

L’Histoire est-elle une science ?

Avant d’aborder de manière plus ciblée l’objet central du présent article, nous exposons, sur le registre de l’épistémologie de l’Histoire, les grandes avenues de la démarche scientifique de l’historien. Dans un article fort instructif –que nous citons longuement en raison de sa pertinence–, paru le 31 mai 2003 sur le site « afis science » de l’« Association française pour l’information scientifique » et dont le titre est « L’histoire est-elle une science ? », il nous est enseigné que « Pour les historiens et les praticiens des sciences historiques (archéologues, historiens de l’art, etc.), la réponse serait immédiatement « oui » : l’histoire est une science. Pour une partie de ceux qui ne sont pas dans les sciences historiques, qui peuvent être des tenants des sciences expérimentales mais également des pseudo-chercheurs, la réponse est plus complexe. L’histoire serait au mieux un savoir, car elle ne peut s’appuyer sur l’expérimentation, au pire un passe-temps. L’opposition entre « science dure » et « science molle » entraîne souvent l’idée que la première serait « vraiment » une science, car reproductible, et l’autre ne serait pas une science, car non reproductible. Pourtant, l’histoire et les disciplines qui étudient le passé s’établissent bien comme des sciences. Elles se placent dans la catégorie des sciences humaines et sociales (SHS), terme que nous préférons. Nous partons du point de vue de l’historien du XIXe siècle Leopold Von Ranke selon lequel non seulement l’histoire existe, mais il est possible de faire un récit exact des événements du passé. Le rôle de l’historien se réduit alors à rendre compte du passé, sans le juger ni l’interpréter. En d’autres termes, l’historien ne peut être un idéologue. Peu à peu, l’idée d’un récit exact du passé s’efface, car inutile, au profit d’une compréhension des sociétés du passé ».

« Les sciences historiques : définition

« Les sciences historiques étudient les sociétés du passé. C’est le fondement de l’histoire, de l’archéologie et de l’histoire de l’art. Ces trois disciplines font partie des sciences humaines et sociales, dont le cœur est l’étude de l’Homme et des sociétés humaines. Comme toutes les sciences humaines et sociales, les sciences historiques explorent les sociétés humaines à partir de sources. Ces dernières ont été produites par les sociétés qui sont étudiées. Ces trois disciplines historiques étudient les sociétés du passé, mais en se servant de sources différentes. L’histoire s’appuie principalement sur les sources écrites, l’archéologie sur les sources matérielles et l’histoire de l’art sur les représentations, les écrits théoriques et leurs commentaires. Bien sûr, l’étude des historiques des sociétés n’interdit pas de croiser les trois disciplines et leurs sources. Mais ce n’est pas toujours possible, car chacune de ces disciplines a des problématiques différentes ».

« Science et histoire : un parcours parallèle

« La science a pour objet d’étudier les phénomènes perceptibles, et c’est dans le dernier millénaire avant notre ère que la science commence à émerger comme un champ des savoirs. Deux termes sont utilisés pour définir les savoirs : technè/ars, la mise en œuvre d’un savoir pratique, et science, la théorisation d’un savoir ».

« Une petite histoire de l’Histoire

« La science historique, c’est-à-dire l’étude des sociétés du passé, émerge en effet au moment des Lumières, au XVIIIe siècle [8]. C’est pendant la période romantique, c’est-à-dire au tournant du XIXe siècle, et dans un objectif scientifique, voire tenant d’une certaine forme de scientisme, que les sciences historiques émergent autour de Leopold von Ranke (1795-1886). Le scientisme de von Ranke a pour objet de faire de l’histoire une science aussi objective que les sciences naturelles. Les causes de cette transformation sont multiples : elles tiennent à la fois aux Lumières, qui mettent la raison comme moteur du savoir, et à l’effacement de l’explication globale que la Bible présente. L’étude approfondie et critique de la Bible, en s’appuyant sur les textes originaux, permet une remise en cause du message divin. L’ouvrage de Georges Buffon publié en 1749, « Les époques de la nature », remet ainsi en cause l’âge biblique de la Terre ».

« C’est en Allemagne que la première approche méthodique s’opère dans le domaine historique. Barthold von Niehbur (1776-1831) publie en 1811 une « Histoire romaine » ; c’est la première fois que l’histoire devient une discipline indépendante de la philosophie ou de l’histoire naturelle, ne cherchant pas une réponse morale, mais une explication des faits. À la suite de ce travail fondateur, Leopold van Ranke va développer une méthode de recherche. Celle-ci se centre sur le travail des sources. Pour les historiens, les sources sont des écrits produits à l’époque étudiée et qui permettent de fournir des informations sur cette période : c’est la Quellenkritik (« critique des sources ») qui devient le fondement de la recherche en histoire. Par critique de la source, on entend son étude et son analyse à partir d’une grille critique établie par l’historien. C’est autour de cette notion essentielle que la science historique se fonde ».

« À partir des années 1920, sous l’influence d’un courant appelé l’École des Annales et fondé par Lucien Febvre (1878-1956) et Marc Bloch (18861944), l’histoire franchit une nouvelle dimension, sortant de l’étude des faits politiques (l’« Histoire bataille ») pour aborder le temps long, l’économie, les sociétés et les mentalités. Ce courant se détache encore plus de l’Église catholique qu’il critique. Pour les historiens, l’Église n’est plus un guide et la religion devient un fait social à étudier comme les autres ».

La méthode scientifique en histoire

Au cours du XIXe siècle, le développement des sciences et l’évolution de l’idée de scientisme, c’est-à-dire un courant de pensée qui estime que tout peut être expliqué par la science, et qui met en avant le fait que toutes les sciences, notamment les sciences humaines, doivent prendre comme modèle les sciences naturelles, obligent les historiens à définir des méthodes objectives de recherche. L’école historique allemande autour de von Ranke développe alors une méthode, reprise depuis, fondée sur quatre étapes successives : heuristique, critique, interprétation et exposition. La critique des sources joue ici un rôle central dans l’étude des sociétés du passé. Une source se présente sous forme écrite pour l’histoire, matérielle pour l’archéologie et artistique pour l’histoire de l’art. Elle est produite par la période ou durant la période étudiée. Un écrit ou une source artistique sont une production humaine, tandis que les sources matérielles traitées par l’archéologie peuvent être autant des productions humaines (outils, structures) que des restes humains ou naturels (artefacts, écofacts). C’est l’analyse des sources qui permet aux historiens, d’une part de comprendre le passé, et d’autre part de construire un savoir et de l’objectiver ».

« La critique de la source est de deux ordres : interne et externe. La critique externe se fonde sur la matérialité de la source : le support, l’écriture le cas échéant, mais aussi sa position en fouille ou dans un ouvrage, tout ce qui distingue le support matériel. Cette analyse permet d’identifier la nature et le type de la source, et d’autre part d’écarter les forgeries (les faux). On peut écarter un faux en se rendant compte, par exemple, que le support n’existait pas à l’époque prétendue de l’émission de cette source (comme une charte sur papier antérieure au XIIe siècle ou un pigment moderne sur un tableau ancien). La critique interne prend en compte le texte lui-même. Elle cherche à déterminer si son contenu correspond bien à l’époque de production : une pratique, une personne, une ville qui daterait d’une autre époque permet aussi de montrer qu’un texte est une forgerie.

La pseudo-histoire

Si l’histoire est une science, comme les autres sciences, elle a son pendant négatif, celui des pseudo-sciences. Rappelons que le préfixe « pseudo » vient du grec ancien et signifie « faux ». Depuis que l’histoire existe en tant que discipline, des auteurs ont inventé des histoires parallèles, parfois totalement fausses. C’est, par exemple, le cas de l’écrivain britannique James Churchward (1851-1936), inventant un continent immergé, Mu, source de toutes civilisations, ou encore de l’écrivain français Georges Barbarin (1882-1965), prétendant que les constructeurs de la pyramide de Chéops ont en fait voulu créer une sorte d’horloge pour prévenir les hommes de catastrophes à venir. Cette tendance n’a pas disparu et des auteurs continuent de vendre des versions falsifiées de l’histoire. C’est le cas de l’écrivain et journaliste Graham Hancock prétendant que les anciennes civilisations terrestres ont une origine extraterrestre ou de Anton Parks, qui invente l’idée que les anciens dieux viennent de la planète Nibiru.

Qu’est-ce qui différencie ces auteurs des historiens ? Deux choses essentiellement : le manque de méthode et le manque de sources. En effet, leurs affirmations ne s’appuient sur aucune méthode pour étudier leurs objets de recherche ; de même, ils choisissent certaines sources et en écartent d’autres, sans motiver ce choix. Enfin, ils n’effectuent pas de critiques des sources retenues, prenant souvent une légende pour un texte qu’il faut « croire » sans discuter s’il va dans leur sens, et n’analysant ni le contexte, ni les intentions de l’auteur ».

« L’histoire, une science humaine

« L’histoire, l’histoire de l’art et l’archéologie ont mis en place des méthodes rigoureuses pour objectiver l’étude de leurs sources. Comme toutes les sciences, leurs résultats sont vérifiés par leurs pairs et amendés le cas échéant. En revanche, et c’est ce qui les fait entrer dans la catégorie des sciences humaines, ce sont d’abord leurs objets : l’étude des sociétés humaines ; elles ne peuvent s’appuyer uniquement sur l’expérimentation et dépendent des sources. En effet, quoi que l’on fasse, on ne peut reproduire en laboratoire l’évolution d’une société humaine. Un certain nombre de facteurs ne sont pas reproductibles, comme les émotions, les ressentis ou les évolutions de relations entre individus. De plus, la « tyrannie » des sources interdit l’étude de tous les aspects. En effet, quel que soit le sujet abordé, un historien doit se contenter des sources disponibles, et donc oublier celles qui ne le sont pas ; il doit aussi se contenter des sources qu’il peut traiter dans un espace de temps raisonnable. Selon les périodes, cette tyrannie des sources est différente. Un chercheur sur le haut Moyen Âge sait qu’il va disposer de peu de sources, et que de très nombreux écrits ont simplement disparu. A contrario, un historien de la période contemporaine aura trop de sources. Il devra alors sélectionner celles qui seront les plus à même de répondre à sa problématique. Bien sûr, dans son travail, le chercheur va expliciter le choix de ces sources et mettre en avant la méthodologie qui a permis de les sélectionner. C’est par ces principes et ces méthodes que l’histoire fait bien partie de la grande famille des sciences ».

Nos deux articles sur l’incrédibilité de l’historicité de la « soup joumou » frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance » ont été complétés par un troisième, « Le rôle des « intellectuels serviles » dans l’arsenal idéologique érigé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 22 novembre 2024). Au moyen de ce texte nous avons amplifié le cadre notre analyse critique de la « soup joumou » alias « soupe de l’Indépendance » pour bien situer cette problématique sur le registre plus large de l’idéologie et de la politique, sur celui du discours nationaliste-identitaire et sur celui de la fabrication d’une « fable patrimoniale » qui s’est instituée au creux d’une approche subjective de la patrimonialisation qui tente de se donner les attributs de la science. Nous verrons plus loin dans le déroulé de cet article quel a été le rôle du Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT / Université Laval) dans « l’opération soup joumou » alias « soupe de l’Indépendance ».

Il est utile de rappeler que nos trois articles –bien qu’ils aient suscité des échanges enrichissants et empreints du souci d’exactitude historique, y compris chez des professionnels du domaine du patrimoine–, ont provoqué, comme nous l’avons précédemment mentionné, une levée de boucliers chez un nombre indéterminé de personnes. Ainsi, nous avons récemment observé sur un site de discussion et d’échange basé en Haïti, le FORUM PATRIMOINES HAITI, la survenue d’un virulent délire identitaire ponctué de violentes insultes verbales qui aurait, semble-t-il, échappé aux administrateurs de ce Forum… Certains des contributeurs de ce forum –dont des universitaires « experts » formés au CELAT / Université Laval et à l’emploi de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco–, ont vilipendé Robert Berrouët-Oriol, l’auteur des trois articles analytiques traitant de l’affabulation de la « soupe de l’Indépendance », au motif qu’il a commis une sorte de « sacrilège » ou de « parricide ». Selon l’un des intervenants –un universitaire, « expert » à la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco–, Robert Berrouët-Oriol, écrit-il, a commis un « acte terroriste sur un patrimoine du peuple haïtien », il est un pourfendeur de l’identité haïtienne puisqu’il a osé —ô sacrilège !, ô hérésie !–, contester l’historicité de l’accession frauduleuse de la « soup joumou » au statut fantasmagorique de « soupe de l’Indépendance ». Ce brillant « expert » ne s’est pas privé d’écrire que « l’État haïtien a souverainement reconnu la “soup joumou” comme faisant partie de son patrimoine culturel immatériel. Donc nier cet acte public, c’est poursuivre le narratif colonial qui prétend même après la victoire de la bataille de Vertières qu’ ‘’Haïti n’existe pas’’ ». L’on observe que le « socio-ethnologue des sciences du patrimoine », auteur de cette lumineuse « trouvaille historique », a fourni une fausse information : l’État haïtien, suite aux travaux du KAMEM à la Commission nationale de coopération avec l’Unesco, a judicieusement inscrit la « soup joumou », qui faisait déjà partie du patrimoine gastronomique haïtien, dans la sphère du patrimoine culturel immatériel d’Haïti. À aucun moment l’État haïtien n’a arbitrairement et aventureusement « décrété » que la « soup joumou » est dotée officiellement du statut de « soupe de l’Indépendance ». D’ailleurs ce statut fantasmagorique et affabulatoire n’existe pas dans la Constitution de 1987NOTE – Notre Charte fondamentale consigne ceci : « TITRE I : DE LA RÉPUBLIQUE D’HAÏTI SON EMBLEME – SES SYMBOLES – CHAPITRE I : DE LA RÉPUBLIQUE D’HAÏTI. Article 2 – Les couleurs nationales sont : le bleu et le rouge. Article 3 – L’emblème de la Nation haïtienne est le Drapeau qui répond à la description suivante (…) Article 4 – La devise nationale est : Liberté – Égalité – Fraternité. Article 4.1 – L’Hymne national est : La Dessalinienne ».

L’on observe également que les auteurs de quelques aimables invectives à l’égard de Robert Berrouët-Oriol n’ont à aucun moment fourni le moindre argument scientifique à l’appui de leurs divergences, sombrant aventureusement dans des dérives identitaristes ponctuées d’insultes. Loin des principes éthiques qui gouvernent habituellement les échanges et débats entre universitaires, certains contributeurs du FORUM PATRIMOINES HAITI ont choisi de s’enfermer sur le registre de l’émotionnel aveuglant, dans les clichés injurieux et les invectives qui présentent l’avantage d’être un « discours militant » brandissant le drapeau élimé de l’« identité-fétiche », de « l’identité béatifiée », de « l’identité sacralisée » sans avoir à se référer à l’Histoire en tant que science dotée de sa méthodologie et de ses procédures, comme nous l’avons plus haut exposé en ce qui a trait à la dimension épistémologique de la réflexion sur la pseudo « soupe de l’Indépendance ». L’on observe que le FORUM PATRIMOINES HAITI avait au départ la vocation d’être un espace de dialogue, d’échanges enrichissants et de confrontation des idées dans le respect mutuel… Il est souhaitable qu’il retrouve sa vocation première et veille à ce que les intervenants respectent ses règlements internes et interviennent dans le respect mutuel, y compris lorsqu’il y a de rudes confrontations d’idées.

Au chapitre de « l’identité béatifiée », de « l’identité sacralisée », il est nécessaire de s’approprier les éclairants enseignements de l’essayiste Amin Maalouf, auteur de l’ouvrage « Les identités meurtrières » et Prix européen de l’essai Charles Veillon en 1999. Le livre « Les identités meurtrières » a été présenté par Circé Krouch-Guilhem dans son article intitulé « Les Identités meurtrières d’Amin Maalouf : la dénonciation de la « conception tribaliste de l’identité » » paru sur le site « laplumefrancophone.org ». Le livre-phare « Les identités meurtrières » a fait l’objet d’un compte-rendu de lecture d’une remarquable facture analytique sur le site « Livre critique » sous le titre « Analyse de ‘Les Identités meurtrières’ par Amin Maalouf ». Au plus près du texte, il nous est enseigné que « Dans son livre « Les identités meurtrières », l’écrivain libanais Amin Maalouf explore la question de l’identité et de son lien avec la violence. Il examine les différentes façons dont les identités peuvent être utilisées pour justifier la violence et la haine envers les autres. (…) Dans son livre « Les Identités meurtrières », Amin Maalouf explore la complexité de l’identité et comment elle peut conduire à des conflits et des violences. Maalouf (…) a grandi dans une région du monde où les identités sont souvent définies par la religion, la langue et la culture. Il a été témoin de première main des conflits qui ont éclaté dans la région en raison de ces identités divergentes. Dans ce livre, Maalouf examine comment les identités sont construites et comment elles peuvent être utilisées pour diviser les gens. Il explore également comment les individus peuvent trouver un terrain d’entente et une compréhension mutuelle malgré leurs différences culturelles et religieuses. « Les Identités meurtrières » est un livre important pour comprendre les conflits actuels dans le monde et comment nous pouvons travailler ensemble pour les résoudre ».

Tel que mentionné précédemment, le présent article actualise un rigoureux argumentaire exposant le fait avéré de la totale absence de preuves scientifiques quant à l’accession frauduleuse de la « soup joumou » au statut fantasmé de « soupe de l’Indépendance ». Il faut le préciser une fois de plus, l’article que nous publions aujourd’hui institue une plus ample démonstration de l’articulation des ressorts idéologiques et politiques de l’« opération soup joumou » lancée par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Le déroulé analytique du présent article circonscrit davantage l’« opération soup joumou » lancée par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du PHTK néo-duvaliériste en montrant son rôle central dans le dispositif opérationnel de la propagande politique du PHTK qui n’avait pourtant pas, ces douze dernières années, de politique culturelle nationale et encore moins de politique linguistique éducative (voir nos articles « Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018–2028» en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Potomitan, 31 octobre 2018), et « L’aménagement du créole en Haïti à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation nationale » (Rezonòdwes, 27 août 2023). Le présent article éclaire donc davantage le sens et la portée de notre démarche analytique : à aucun moment nous ne remettons en question le fait avéré que la « soup joumou » appartient au patrimoine gastronomique haïtien réputé pour la variété de ses plats régionaux. Notre regard analytique-critique porte sur une fraude historique, une affabulation identitaire. Notre regard examine d’un œil attentif, documents à l’appui, L’HISTORICITÉ DU STATUT DE LA « SOUPE DE L’INDÉPENDANCE » FRAUDULEUSEMENT ATTRIBUÉ À LA « SOUP JOUMOU ». Il est observé, à ce chapitre, que ceux qui ont tenté de nous contredire n’ont pas apporté la moindre argumentation crédible, pas la moindre démonstration scientifique documentée qui aurait pu enrichir les échanges et le débats sur un sujet de société qui intéresse beaucoup de nos compatriotes.

Il faut prendre toute la mesure que le déni myope de la dimension hautement politique de toute action de l’État haïtien dans tout dossier du domaine du patrimoine est une obscure invitation à la perpétuation et à la prédominance de la loi du silence ainsi qu’au bannissement de l’esprit analytique/critique chez les professionnels des domaines du patrimoine et des domaines liés. Le présent article, par sa facture analytique et le recours constant à des références documentaires que tout lecteur peut librement consulter, est aussi un appel à bannir du débat d’idées l’usage des insultes verbales qu’utilisent ceux qui sont privés d’arguments scientifiques vérifiables. Sur ce registre, le présent article est également un appel à l’éthique académique qui oblige de contribuer au débat d’idées de manière documentée, crédible et respectueuse.

La problématique de la patrimonialisation a une importance de premier plan dans notre réflexion analytique. Il est donc utile de bien la situer au plan conceptuel.

Éclairage conceptuel – Tropes et embûches de la patrimonialisation

Dans les publications scientifiques dédiées, le patrimoine et la patrimonialisation sont définis comme suit :

« Le patrimoine est ce qui est perçu par une société comme étant digne d’intérêt et devant de ce fait être transmis aux générations futures, qu’il s’agisse d’un patrimoine historique (un monument, un site…), d’un patrimoine paysager (par exemple une forêt, un massif montagneux, une perspective urbaine) ou d’un patrimoine immatériel (une musique, une cuisine…). Il s’agit donc d’une construction sociale, ce qui soulève la question des acteurs et de leurs valeurs culturelles : que choisit-on de préserver ? Que peut-on accepter de détruire ? Comme pour toute construction sociale, on constate des variations selon les époques (tel monument détruit au XIXe siècle, car « dépourvu d’intérêt » serait aujourd’hui sauvegardé) mais aussi les cultures qui n’accordent pas la même importance à tel ou tel site. Le phénomène de patrimonialisation désigne ce processus de création, de fabrication de patrimoine. Le phénomène s’est développé en France au XIXe siècle, notamment pour la sauvegarde des monuments historiques. Il a fallu attendre le XXe siècle pour que le patrimoine paysager puis immatériel soit mieux pris en compte. Depuis les années 1970, on assiste à une mondialisation progressive des préoccupations patrimoniales, illustrée par la création dès 1972 du statut de « patrimoine mondial de l’humanité » par l’UNESCO. Ce processus est particulièrement étudié en géographie culturelle mais aussi en géographie du tourisme, les sites patrimoniaux étant des lieux très visités. Maria Gravari-Barbas et Sébastien Jacquot (2024) parlent de patrimondialisation. Le risque inhérent à la patrimonialisation et souvent dénoncé est celui de la muséification, qui tend à figer toute évolution par exemple dans certains centres-villes historiques (peut-on construire des tours en plein cœur de Paris ?) et dans de nombreux sites touristiques de renommée mondiale (peut-on moderniser certains quartiers de Venise, même si les habitants le souhaitent ?). En réaction, un courant des études de patrimoine, les études critiques de patrimoine, commencent à suggérer la possibilité d’un processus de dépatrimonialisation » (source : « Patrimonialisation », par Serge Bourgeat et Catherine Bras, Éducsol / Géoconfluences, décembre 2019). (À propos du « patrimoine mondial de l’humanité » de l’UNESCO, voir la « Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel » : la Conférence générale de l’UNESCO a adopté le 16 novembre 1972 la « Recommandation concernant la protection sur le plan national du patrimoine culturel et naturel » (source : site de l’Unesco). Voir aussi la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » (source : UNESdoc – Bibliothèque numérique. Date et lieu d’adoption : 17 octobre 2003, Paris).

L’article « Patrimonialisation » de Serge Bourgeat et Catherine Bras (Éducsol – Géoconfluences, décembre 2019), mentionne plusieurs références documentaires en lien avec le sujet traité : (1) « Habiter le patrimoine », par Gravari-Barbas Maria (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2005 ; (2) « Patrimoine », par Olivier Lazzarotti, in Lévy-Lussault, « Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés », 2ème édition, Belin, 2013 ; (3) « Notion en débat. Le patrimoine », Julie Deschepper, Géoconfluences, mars 2021 ; (4) « Entre ancrage local, mondialisation culturelle et patrimonialisation… Une géographie de la tartiflette », par Serge Bourgeat et Catherine Bras, Géoconfluences, décembre 2021.

En lien avec la notion de « patrimonialisation », le site Géoconfluences présente comme suit la « Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO » :

« La Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO est une liste de biens inscrits pour leur valeur patrimoniale « exceptionnelle » à l’échelle de l’humanité, labellisés par cette institution internationale depuis 1978. Les biens inscrits dépendent donc de la définition de ce qui relève du patrimoine d’une part, et de ce qu’on peut considérer comme exceptionnel d’autre part. Or la définition du patrimoine varie dans le temps et en fonction des préoccupations des différents acteurs concernés. Les biens inscrits peuvent être un élément unique ou un bien sériel, composé de plusieurs biens dont l’ensemble est considéré comme exceptionnel (les chemins de Saint-Jacques de Compostelle, par exemple). L’inscription sur la Liste se fait à la demande d’un État partie (un territoire ayant le statut d’État-membre de l’ONU) qui dépose un dossier de candidature. Les critères de sélection sont internes aux biens proposés (exceptionnalité, universalité, représentativité, respect des valeurs onusiennes, principe de non-redondance en vertu duquel un bien ne peut être inscrit pour les mêmes motifs qu’un autre bien déjà inscrit, en dehors des biens sériels) mais également externes : après avoir classé beaucoup de biens en Europe, et dans les pays riches en général, l’UNESCO cherche aujourd’hui à mieux répartir spatialement les biens inscrits. L’inscription sur la Liste du patrimoine mondial fonctionne comme un label et peut donner droit à une aide (notamment dans le pilotage, la restauration et la protection du bien), mais elle engage également l’État qui en bénéficie à assurer la préservation effective du site. L’UNESCO se réserve le droit de retirer un bien de la Liste si elle estime que les conditions de sa préservation ne sont pas remplies, comme cela s’est déjà produit pour deux sites, en Allemagne et en Oman (Duval et al., 2021) » (source : site Géoconfluences, mars 2021). En lien avec la problématique de la « soup joumou » frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance », il est utile de savoir que le patrimoine culturel immatériel (PCI) est une catégorie de patrimoine issue de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003 ».

L’information contenue sur site Géoconfluences (mars 2021) est précisée comme suit : « Ce que l’on entend par « patrimoine culturel » a changé de manière considérable au cours des dernières décennies, en partie du fait des instruments élaborés par l’UNESCO. Le patrimoine culturel ne s’arrête pas aux monuments et aux collections d’objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel. (…) L’importance du patrimoine culturel immatériel ne réside pas tant dans la manifestation culturelle elle-même que dans la richesse des connaissances et du savoir-faire qu’il transmet d’une génération à une autre. Cette transmission du savoir a une valeur sociale et économique pertinente pour les groupes minoritaires comme pour les groupes sociaux majoritaires à l’intérieur d’un État, et est tout aussi importante pour les pays en développement que pour les pays développés.

Le patrimoine culturel immatériel est :

  • Traditionnel, contemporain et vivant à la fois : le patrimoine culturel immatériel ne comprend pas seulement les traditions héritées du passé, mais aussi les pratiques rurales et urbaines contemporaines, propres à divers groupes culturels.

  • Inclusif : des expressions de notre patrimoine culturel immatériel peuvent être similaires à celles pratiquées par d’autres. Qu’elles viennent du village voisin, d’une ville à l’autre bout du monde ou qu’elles aient été adaptées par des peuples qui ont émigré et se sont installés dans une autre région, elles font toutes partie du patrimoine culturel immatériel en ce sens qu’elles ont été transmises de génération en génération, qu’elles ont évolué en réaction à leur environnement et qu’elles contribuent à nous procurer un sentiment d’identité et de continuité, établissant un lien entre notre passé et, à travers le présent, notre futur. Le patrimoine culturel immatériel ne soulève pas la question de la spécificité ou de la non-spécificité de certaines pratiques par rapport à une culture. Il contribue à la cohésion sociale, stimulant un sentiment d’identité et de responsabilité qui aide les individus à se sentir partie d’une ou plusieurs communautés et de la société au sens large.

  • Représentatif : le patrimoine culturel immatériel n’est pas seulement apprécié en tant que bien culturel, à titre comparatif, pour son caractère exclusif ou sa valeur exceptionnelle. Il se développe à partir de son enracinement dans les communautés et dépend de ceux dont la connaissance des traditions, des savoir-faire et des coutumes est transmise au reste de la communauté, de génération en génération, ou à d’autres communautés.

  • Fondé sur les communautés : le patrimoine culturel immatériel ne peut être patrimoine que lorsqu’il est reconnu comme tel par les communautés, groupes et individus qui le créent, l’entretiennent et le transmettent ; sans leur avis, personne ne peut décider à leur place si une expression ou pratique donnée fait partie de leur patrimoine ». [Source : Qu’est-ce que le patrimoine culturel immatériel ?, site UNESCO /  Patrimoine culturel immatériel », n.d.]

Toujours en lien avec la problématique de la « soup joumou » frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance », il est essentiel de garder en mémoire ce que consigne la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003 » aux articles 11 et 12 :

« Article 11 : Rôle des États parties

« Il appartient à chaque État partie :


(a) de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire ;


(b) parmi les mesures de sauvegarde visées à l’article 2, paragraphe 3, d’identifier et de définir les différents éléments du patrimoine culturel immatériel présents sur son territoire, avec la participation des communautés, des groupes et des organisations non gouvernementales pertinentes ».

« Article 12 : Inventaires

  1. Pour assurer l’identification en vue de la sauvegarde, chaque État partie dresse, de façon adaptée à sa situation, un ou plusieurs inventaires du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire. Ces inventaires font l’objet d’une mise à jour régulière.

  1. Chaque État partie, lorsqu’il présente périodiquement son rapport au Comité, conformément à l’article 29, fournit des informations pertinentes concernant ces inventaires ».

En tenant rigoureusement compte de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003 » –Convention signée par Haïti le 17 septembre 2009, ce qui fait d’Haïti le 116ème État partie de la Convention de 2003–, il convient maintenant d’interroger les mécanismes administratifs, politiques et idéologiques qui ont valu à la « soup joumou », frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance », de figurer depuis le 16 décembre 2021 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. Il s’agit donc de poser des questions de fond, à visière levée, et d’y répondre avec clarté.

Il est nécessaire de rappeler que la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » est une mesure de sauvegarde internationale du patrimoine culturel immatériel (PCI) qui figure dans la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003. La sauvegarde internationale du PCI s’organise également autour de la Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente et du registre des meilleures pratiques de sauvegarde.

Critères d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité 

Le document intitulé « Procédure d’inscription d’éléments sur les Listes et de sélection de bonnes pratiques de sauvegarde » (source : UNESCO / Patrimoine culturel immatériel) présente comme suit les critères d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité :

« Dans les dossiers de candidature, il est demandé aux États parties soumissionnaires de démontrer qu’un élément proposé pour l’inscription répond à l’ensemble des critères suivants :

  • R.1 L’élément est constitutif du patrimoine culturel immatériel tel que défini à l’article 2 de la Convention.

  • R.2 L’inscription de l’élément contribuera à assurer la visibilité, la prise de conscience de l’importance du patrimoine culturel immatériel et à favoriser le dialogue, reflétant ainsi la diversité culturelle du monde entier et témoignant de la créativité humaine.

  • R.3 Des mesures de sauvegarde qui pourraient permettre de protéger et de promouvoir l’élément sont élaborées.

  • R.4 L’élément a été soumis au terme de la participation la plus large possible de la communauté, du groupe ou, le cas échéant, des individus concernés et avec leur consentement libre, préalable et éclairé.

  • R.5 L’élément figure dans un inventaire du patrimoine culturel immatériel présent sur le territoire de(s) (l’) État(s) partie(s) soumissionnaire(s), tel que défini dans les articles 11 et 12 de la Convention ».

Les dossiers soumis à l’Unesco par l’État haïtien ces douze dernières années sont-ils inconstitutionnels, donc illégaux ?

Cette courte section expose des questions de nature juridique et constitutionnelle qui nécessitent l’éclairage de juristes spécialisés en droit international. Certaines propositions ici formulées exigent en effet un éclairage juridique approprié. Exemple : dans l’hypothèse d’un litige entre l’Unesco et Haïti au sujet d’un dossier soumis, quel est le régime juridique qui a préséance ? Le régime juridique haïtien ou celui auquel est rattaché l’Unesco ? Les juristes auxquels nous avons soumis nos questions ont fourni un utile éclairage : leurs réponses sont ici transcrites en italiques et gras dans les énoncés suivants :

  1. Dans la hiérarchie des lois haïtiennes, la Constitution de 1987 se situe au sommet de l’édifice juridique. Elle est donc le référent suprême. Oui, et ceci est opposable aux autorités haïtiennes et à la population haïtienne. Notre hiérarchie normative concerne notre droit interne pas l’ordre international

  1. L’article 2 de la Constitution de 1987 co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. L’article 40 de notre Charte fondamentale expose de manière explicite une obligation impartie à l’État haïtien : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale ». Tous les documents élaborés uniquement en français par le KAMEM et la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco, ces douze dernières années, ne sont-ils pas en contravention avec l’article 40 de la Constitution de 1987 puisqu’ils n’ont pas été rédigés également en créole ? Oui, tout à fait, tout comme la plupart des actes officiels d’Haïti y compris les textes normatifs (Lois, décrets, arrêtés). Il y a une tolérance générale face à ces irrégularités.

  1. L’État haïtien, par le non-respect de l’article 40 de la Constitution de 1987, n’a-t-il pas acheminé des documents inconstitutionnels et illégaux à l’Unesco ces douze dernières années ? Question liée : quel est le régime juridique qui a préséance dans un tel cas : celui du pays émetteur, Haïti, ayant élaboré les documents transmis en français uniquement, ou celui de de l’Unesco ? Dans l’ordre international ce sont les règles du système des Nations-Unies qui auront préséance. L’UNESCO n’est pas tenue de s’informer des spécificités normatives d’Haïti. Il appartient à ceux qui nous représentent d’agir conformément à notre Droit. Dans l’ordre international, tout ce qui a été fait par l’UNESCO est considéré comme régulier. Il appartient à l’État haïtien s’il désire effectuer des corrections de l’indiquer à l’UNESCO en lui expliquant que les autorités du pays avaient méconnu leur propre droit.

  1. Toutes les décisions prises par l’Unesco, ces douze dernières années, dans tous les dossiers soumis par l’État haïtien, sont-elles illégales au regard des lois haïtiennes, spécialement quant à la primauté de la Constitution de 1987 ? Si les autorités haïtiennes veulent qu’elles [lesdites décisions] produisent des effets quelconques, elles doivent édicter des textes normatifs (lois ou règlements) : par exemple la décision [de l’Unesco à propos de la] Soup joumou n’a aucun effet juridique. Mais les autorités haïtiennes peuvent sur sa base prendre un texte destiné à valoriser la Soup joumou (indiquant par exemple ce qui doit être considéré comme correspondant à l’appellation soup joumou (recettes, ingrédients…), comment on doit informer les enfants et les adultes de ce qu’est la soup joumou, quel organisme va faire des formations spécifiques sur les façons de la préparer (par ex. l’École hôtelière) etc.

  1. Est-il fondé de dire que le statut juridique de l’Unesco ne l’autorise pas à outrepasser la Constitution haïtienne de 1987 et à rendre des décisions administratives dans des dossiers soumis par l’État haïtien en contravention avec l’article 40 de notre Charte fondamentale ? Non, cela n’est pas fondé. L’organisation internationale doit juste s’assurer que la personne qui intervient au nom de l’État est habilitée du fait de son poste ou des instruments de pleins pouvoirs dont elle est munie.  C’est seulement l’État haïtien qui pourra, en se fondant sur la violation manifeste de sa Constitution, remettre en question la régularité d’une Convention qu’un de ses représentants a conclue. Dans le cas de l’UNESCO ce ne sont pas des Conventions ou traités internationaux qui sont en cause, mais de simples déclarations faites à la demande d’Haïti. Bref, dans toute cette histoire, le problème juridique n’est pas international, mais national.

De manière exploratoire, nous avons abordé avec des juristes haïtiens quelques aspects du volet juridique et constitutionnel du dossier de la pseudo « soupe de l’Indépendance » dans le cadre plus large des rapports institutionnels d’Haïti avec ses partenaires internationaux, notamment l’Unesco. Il s’agit là d’une démarche exploratoire qui devra à l’avenir être approfondie et sériée de plus près.

Contenu du dossier de candidature de la « soup joumou » à la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » : quelques pistes à approfondir…

Plusieurs questions préalables s’imposent, à ce niveau, pour bien appréhender le mode d’évaluation du dossier de candidature de la « soup joumou » à la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » : l’Unesco aurait-elle versé, elle aussi, dans le charlatanisme et l’affabulation historique, à propos de la « soup joumou », sans examiner de près les assertions et les prétentions historiques du dossier de candidature ? L’Unesco aurait-elle avalisé « par défaut » la fable incrédible et fantasmée de la « soupe de l’Indépendance » couplée à la prétendue qualification de cette soupe comme partie constitutive de l’identité haïtienne ? L’Unesco, qui est une transnationale de politique culturelle, qui est bien au fait de la dimension politique des dossiers qui lui sont soumis, aurait-elle traité le dossier de candidature de la « soup joumou » sans savoir que son avis favorable pouvait et allait être instrumentalisé à des fins de propagande politique par le PHTK néo-duvaliériste ? Il est peu vraisemblable que l’Unesco, qui a à son service toute une armada de juristes, n’ait pas pris toute la mesure de la dimension politique du dossier de candidature de la « soup joumou »…

Pour répondre adéquatement et de manière exhaustive aux questions que nous venons de formuler, il aurait fallu disposer des documents administratifs internes de l’Unesco… N’ayant pu les obtenir, nous avons étudié de près un document public de l’Unesco relatif à la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » et nous le faisons suivre de l’éclairage de deux professionnels haïtiens qui ont œuvré au montage du dossier de candidature de la « soup joumou » à l’Unesco. L’éclairage de ces deux professionnels haïtiens est consigné dans une entrevue parue dans le « Bulletin de la recherche » de l’Université d’État d’Haïti le 6 mai 2022. Par souci de rigueur et pour la vérité historique, nous reproduisons ci-après l’intégralité de cette entrevue.

Le document de l’Unesco relatif à l’inscription de la « soup joumou sur la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité »

L’information qui suit provient du site officiel de l’Unesco, elle consigne l’énoncé de la décision prise par l’institution en ce qui a trait au dossier de candidature de la « soup joumou » soumis par l’État haïtien (source : UNESCO / Patrimoine culturel immatériel).

« Inscrit en 2021 (16.COM) sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, « La soupe joumou, ou soupe au giraumon, est une soupe traditionnelle haïtienne à base de citrouille, comprenant des légumes, des bananes plantains, de la viande, des pâtes et des épices. Il s’agit d’un plat de fête, profondément enraciné dans l’identité haïtienne, dont la préparation favorise la cohésion sociale [sic] ainsi que le sentiment d’appartenance [sic] aux communautés. Réservée à l’origine aux propriétaires d’esclaves, les Haïtiens se sont approprié la soupe lorsqu’ils ont obtenu leur indépendance de la France, faisant de ce plat un symbole de leur liberté nouvellement acquise et une expression de leur dignité et de leur résilience. La soupe est composée principalement de giraumon, une variété de potiron cultivée autrefois par les peuples autochtones des Caraïbes. Elle est préparée et consommée spécifiquement le 1er janvier, jour de la proclamation de l’indépendance d’Haïti, et constitue le premier repas de l’année. Elle sert également de petit-déjeuner dominical traditionnel. La préparation de la soupe au giraumon est une activité en famille et en communauté : les femmes gèrent les préparatifs dans leur ensemble, les enfants aident à préparer les ingrédients, les artisans fabriquent les marmites en aluminium et les autres ustensiles [sic] utilisés lors de la préparation de la soupe, et les fermiers travaillent la terre afin de récolter les légumes. Aujourd’hui, plusieurs variantes de cette soupe existent dans les cuisines caribéenne et latino-américaine ».

Cet énoncé de la décision prise par l’Unesco dans le dossier de candidature de la « soup joumou » à la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité est particulièrement éclairante, elle exprime la réalité que l’Unesco, au creux de ses laxistes critères d’évaluation, a aveuglément avalisé la légende frauduleuse et arnaqueuse, non fondée sur le plan historique, d’une pseudo « soupe de l’Indépendance » qui serait, soi-disant, « (…) profondément enraciné[e] dans l’identité haïtienne (…) », soupe qui aurait soi-disant été « Réservée à l’origine aux propriétaires d’esclaves ». L’énoncé de cette affabulation historique se clôt comme suit : « (…) les Haïtiens se sont approprié la soupe lorsqu’ils ont obtenu leur indépendance de la France (…). Cette affabulatoire et aventureuse légende –colportée par divers promoteurs de petites légendes et d’improbables fables identitaires et que nous avons précédemment identifiée dans le déroulé de cet article–, ne repose sur aucune recherche scientifique connue et accessible. Nous avons vu que le « Manuel des habitans de Saint-Domingue » de Ducoeurjoly a été publié en 1802, soit deux ans avant la proclamation de l’Indépendance de 1804. L’auteur a observé le profil gastronomique des colons français et des esclaves africains : l’on constate qu’il ne mentionne pas de manière explicite le potiron/giromou dans ce que l’on appelait à l’époque le « jardin à vivres », et il ne recense pas non plus une quelconque tradition de la « soup joumou » aussi bien chez les colons français que chez les esclaves africains. L’article de Max Manigat dans le journal Haïti en marche, daté du 3 janvier 2018, « Notre Soup joumou est-elle francaise ? (Une autre lecture) », en témoigne de manière crédible.

D’autre part, l’étude de l’historien Vertus Saint-Louis, « Système colonial et problèmes d’alimentation. Saint-Domingue au XVIIIe siècle » (Éditions du Cidihca, 2003) comprend au chapitre II, l’examen de l’« Ordre de sociétés, ordre des cultures ». Ce chapitre étudie à la section II.1. la « Hiérarchie de cultures et formes de colonisation » ; il examine au chapitre II.2. les « Places à vivres – Habitation des Places aux Habitations ». Au chapitre IV de son étude intitulée « La ségrégation ans les régimes alimentaires », Vertus Saint-Louis étudie dans le détail à la section IV.1. les « Facteurs déterminant les régimes alimentaires » ; à la section IV.2. intitulée les « Régimes alimentaires », IV.3. il étudie « Les régimes alimentaires des Libres » ;et à la section IV.4. « Les régimes alimentaires des esclaves ».

Nous avons lu attentivement cet article et nous n’avons trouvé aucune trace spécifique ni de la « soup joumou » ni de la présumée « soupe de l’Indépendance » dans la rigoureuse étude de l’historien Vertus Saint-Louis –absence d’attestations que l’Unesco n’a probablement pas évaluée en raison de son laxisme et, surtout, parce que le dossier de candidature d’Haïti, conforme sur le plan « technique » mais adossé à l’essentialisme identitaire, ne comportait sans doute pas la référence explicite à cette étude de grande fiabilité scientifique. Il appartient à la Délégation haïtienne auprès de l’Unesco et au ministère de la Culture d’Haïti de rendre public, dans les meilleurs délais, le dossier préparé par les professionnels responsables du montage « technique » du dossier de la « soup joumou » à la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco : cela permettrait de fournir au public et aux chercheurs des données éclairantes permettant de bien situer, dans l’argumentaire de la partie haïtienne, la part strictement « technique » (l’argumentaire de la demande d’Haïti) et celle qui relève des affabulations identitaires faisant de la « soup joumou » LA « soupe de l’Indépendance », LA « soupe de l’Identité nationale ».

Il est nécessaire de le signaler une fois de plus : le lecteur attentif constatera, à la lecture de l’énoncé de la décision prise par l’Unesco dans le dossier de candidature de la « soup joumou » à la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, que l’institution culturelle onusienne reprend à son compte, aveuglément et avec un inqualifiable laxisme, l’affabulation selon laquelle la « soup joumou » était réservée aux maîtres durant la colonisation française de Saint-Domingue. Sans doute influencée par le biais identitaire étroitement associé au montage « technique » du dossier réalisé par les professionnels haïtiens en patrimoine, l’Unesco passe ainsi à pieds joints sur les travaux des mémorialistes français Ducoeurjolly et Descourtilz, ainsi que sur les travaux de recherche scientifique des historiens haïtiens Clorméus Joseph, Max Manigat, Vertus Saint-Louis, etc. NOTE – Michel Étienne Descourtilz , né en France le 25 novembre 1777, est un médecin français, botaniste et historiographe de la révolution haïtienne de 1804. Il est notamment l’auteur du célèbre ouvrage descriptif « Voyages d’un naturaliste, et ses observations faites sur les trois règnes de la nature, dans plusieurs ports de mer français, en Espagne, au continent de l’Amérique Septentrionale, à Saint Yago de Cuba » (vol. 1-3). Une présentation commentée de cet ouvrage a pour titre « M. E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste en Haïti, 1799-1803, publié par Jacques Boulenger, 1935 / Compte-rendu paru aux Publications de la Société Linnéenne de Lyon en 1936. NOTE – À propos du biais identitaire étroitement associé au montage « technique » du dossier réalisé par les professionnels haïtiens du patrimoine, l’affirmation aventureuse et non fondée au plan scientifique de Kesler Bien-Aimé, membre de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco, est particulièrement révélatrice : « Sur le plan symbolique et mémoriel, cette pratique [de la « soup joumou] est rattachée à l’Indépendance haïtienne du 1er janvier 1804 ». Voir l’entrevue de Kesler Bien-Aimé parue dans le « Bulletin de la recherche » de l’Université d’État d’Haïti le 6 mai 2022.

Compte-tenu des travaux des historiens haïtiens que nous avons identifiés et judicieusement cités en référence tout au long du présent article, il appert que les conclusions de l’Unesco sont biaisées et affichent le parti-pris de l’ignorance : qu’il s’agisse des travaux des mémorialistes français que nous avons exposés, qu’il s’agisse des travaux de recherche des historiens haïtiens que nous avons cités, ils sont sous antérieurs à la décision de l’Unesco de « béatifier » aveuglément un « plat symbole de leur liberté [des esclaves] nouvellement acquise ». Cédant aux sirènes de l’affabulation identitaire, l’Unesco écrit que la « soup joumou » est soi-disant « préparée et consommée spécifiquement le 1er janvier, jour de la proclamation de l’indépendance d’Haïti », ce que ne confirme aucunement les travaux des historiens haïtiens que nous avons évoqués précédemment. À ce niveau, l’Unesco se livre aventureusement à une véritable « arnaque mémorielle », et si l’institution onusienne de politique culturelle a pu s’y livrer avec un tel niveau de myopie et de laxisme, c’est bien parce qu’elle a reçu un dossier « techniquement » bien élaboré mais entaché du biais identitaire et de l’affabulation identitaire.

L’hypothèse la plus vraisemblable est que l’Unesco se serait laissé entraîner –en dépit de la qualité « technique » des dossiers préparés par les professionnels haïtiens–, dans une aventureuse opération de manipulation et de propagande politique pro-PHTK dans le traitement administratif et politique du dossier à la Délégation haïtienne d’Haïti auprès de l’Unesco. L’autre hypothèse la plus vraisemblable est que l’Unesco aurait traité le dossier de candidature de la « soup joumou » selon le contenu conceptuel et définitionnel d’un dossier conforme sur le plan « technique » mais amplement biaisé sur le registre de l’essentialisme identitaire et de l’idéologie identitaire : la promotrice de ce biais idéologique et politique était la « missionnaire du PHTK néo-duvaliériste auprès de l’Unesco, Dominique Dupuy.

Le dossier de la « soup joumou », dans sa dimension régalienne, est déjà un dossier politique : il a été élaboré au plan « technique » selon les critères de l’Unesco mais il a par la suite été instrumentalisé par la missionnaire du PHTK néo-duvaliériste auprès de l’Unesco, Dominique Dupuy.

Tel que précédemment exposé, le dossier de la « soup joumou », dans sa dimension régalienne, est déjà un dossier politique, et il a été instrumentalisé par la « vedette BCBG » du PHTK néo-duvaliériste, Dominique Dupuy, comme en témoignent ses déclarations au journal Le Nouvelliste. Ainsi, un retentissant et délirant « cocorico identitaire » a retenti dans les pages du vénérable journal Le Nouvelliste dans son édition du 17 décembre 2021 sous le titre « La soupe joumou, une fierté haïtienne » : « L’UNESCO a fait entrer dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le jeudi 16 décembre 2021, lors de la 16e session intergouvernementale, la soupe Joumou. Une bonne nouvelle pour tous les fils et filles d’Haïti, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Par cette grande décision [sic] au niveau de la plus haute sphère des Nations unies, notre Soupe joumouune fierté nationale, jouit désormais d’une reconnaissance mondiale [sic] ». Le retentissant et délirant « cocorico identitaire » se mesure à l’aune du lexique employé par Dominique Dupuy alors ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO à Paris : « Le jeudi 16 décembre 2021 est historique [sic]. C’est la date à laquelle l’organe de l’évaluation de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a fait adopter l’inscription de la « Soup joumou » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La soupe traditionnelle de la cuisine haïtienne comme patrimoine de l’humanité a été quasiment adoptée à l’unanimité à la 16e session intergouvernementale de cette organisation internationale septuagénaire. À la suite de la décision classant ce mets hautement historique [sic] au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’ambassadeur d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy, n’a pas caché sa joie. Le diplomate a sauté au plafond et laissé parler son cœur. « J’aimerais exprimer avec grande émotion ma reconnaissance envers tous les États membres de l’UNESCO, les amis d’Haïti, pour leur solidarité sans équivoque, ainsi que celle du secrétariat et de la direction générale… Cette inscription de la Soup joumou, à ce sombre moment de notre parcours de peuple, à la clôture d’une année des plus éprouvantes, est un nouveau flambeau [sic] qui saura raviver nos élans solidaires, et notre foi dans des lendemains meilleurs. Haïti dit merci à l’UNESCO ! L’humanité dit merci à l’UNESCO ! Ayibobo ! », s’est [exclamé l’ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy », dans sa tonitruante et fantaisiste intervention, en dehors de la moindre référence à des travaux scientifiques relatifs à la « soup joumou ». 

Les professionnels de la Commission haïtienne de coopération avec l’Unesco qui ont effectué le montage « technique » du dossier de la « soup joumou » ont-ils été à leur insu instrumentalisés par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du PHTK néo-duvaliériste lorsqu’elle a lancé l’« opération soup joumou » destinée à redorer le blason d’Haïti à l’International au moment où notre pays était lourdement isolé et dans le contexte de la famine chronique qui affectait 5, 4 d’Haïtiens ? Ou bien ces professionnels ont-ils été « contraints » de « jouer le jeu » ? Le PHTK leur aurait-il fait comprendre, dans la bonne vieille tradition de la répression duvaliériste, qu’ils devaient être discrets et « ne pas se mêler de ce qui ne les regarde pas », autrement dit, de ne pas contester la manipulation et l’instrumentalisation politiques de leur travail par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du PHTK ? La réponse à ces questions politiques et sécuritaires s’éclaire dans différents domaines au fil des déclarations de plusieurs grandes agences de coopération avec Haïti : elles accompagnent notamment Haïti dans le complexe dossier de la scolarisation et dans celui de la famine en Haïti. En effet, dans le contexteDominique Dupuy lançait l’« opération soup joumou », la situation vécue par nos compatriotes en Haïti était cauchemardesque.

Au moment où Dominique Dupuy, ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, entonnait son surréaliste « cocorico identitaire » à propos de la « soup joumou » frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance » d’Haïti –« la « soup joumou » est « un nouveau flambeau » [déclarait-elle], qui saura raviver nos élans solidaires et notre foi dans des lendemains meilleurs »–, la presse en Haïti exposait une situation tout à fait différente.

Ainsi, en Haïti, le site en ligne AlterPresse, connu pour le professionnalisme de ses journalistes, informait que « La dégradation du climat sécuritaire en Haïti, notamment dans la zone métropolitaine de la capitale, Port-au-Prince, a provoqué la fermeture brutale de plus d’un millier d’établissements publics et privés, alerte la Coalition de la jeunesse haïtienne pour l’intégration (Cojhit), dans une enquête dont les données ont été transmises à l’agence en ligne AlterPresse » (source : « Crise / Fermeture de plus d’un millier d’écoles en Haïti, à cause de la terreur des gangs, alerte la Cojhit », AlterPresse, 1er février 2024).

Pour sa part, le site ONUinfo informait que « La recrudescence de la violence armée en Haïti a déclenché une profonde crise humanitaire et, dans son sillage, une hausse du nombre d’enfants déplacés à l’intérieur du pays, qui s’élève désormais à 170 000, a averti le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) en début de semaine. En Haïti, les enfants et les familles subissent des vagues incessantes d’extrême violence, chaque jour apportant son lot d’horreurs telles que la perte d’êtres chers ou l’incendie de leur maison. La peur est omniprésente », a déclaré Bruno Maes, Représentant de l’UNICEF en Haïti, qui a visité trois sites d’accueil pour personnes déplacées dans le centre de Port-au-Prince. 

« Les derniers chiffres de l’ONU, qui s’appuient sur une étude conjointe de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de la Direction générale de la Protection civile (DGPC) haïtienne, datant de janvier 2024, révèlent que près de 314 000 personnes ont été contraintes de fuir leur domicile pour se réfugier ailleurs dans le pays, principalement à Port-au-Prince et dans le département de l’Artibonite » (source : ONUinfo , « Haïti : au moins 310 000 déplacés par la violence des gangs, plus de la moitié sont des enfants », 31 janvier 2024).

Au moment où Dominique Dupuy alimentait (gavait) la presse nationale et internationale de « soup joumou », ce si délicieux et si remarquable mets de notre patrimoine gastronomique « sanctifié », « béatifié » et « totémisé » par l’Unesco, la population haïtienne connaissait une cauchemardesque famine. Les institutions internationales ont sonné l’alerte comme suit :

« Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) a averti mardi qu’Haïti était au bord d’une crise alimentaire dévastatrice, les opérations d’aide risquant de « s’arrêter » dans un contexte de violence endémique, alors que le Premier ministre Ariel Henry a annoncé sa démission lundi et que des bandes armées ont resserré leur emprise sur la capitale, Port-au-Prince. (…).

« Risque de famine

« En Haïti, Jean-Martin Bauer, le Directeur pays du PAM, a mis en garde contre une famine imminente, soulignant que les niveaux de famine à Port-au-Prince sont ceux que l’on observe habituellement dans les zones de guerre. « Haïti connaît l’une des crises alimentaires les plus graves au monde », a déclaré M. Bauer, lors d’une conférence de presse au siège des Nations Unies par liaison vidéo depuis un entrepôt du PAM à Cap-Haïtien. La sécurité alimentaire est fragile en Haïti depuis l’apparition de la pandémie de COVID-19 en 2020, mais aujourd’hui, 1,4 million de personnes sont « à deux doigts de la famine », a-t-il déclaré. (…) Décrivant des stratégies d’adaptation désespérées pour obtenir suffisamment à manger, il a déclaré que les gens réduisaient leurs repas et mangeaient des aliments de moindre qualité, ce qui entraîne des taux élevés de malnutrition. Les gens vendent également des biens, qu’il s’agisse d’objets personnels ou de terres, afin de pouvoir survivre, a-t-il ajouté. Haïti dépend des importations alimentaires pour 50% de ses besoins, a-t-il expliqué. Bien que le PAM ait prépositionné des stocks à Port-au-Prince et qu’il arrive à en faire distribuer par des partenaires locaux, la ville reste assiégée. « Personne ne peut y entrer ou en sortir » et il en va de même pour le ravitaillement des stocks d’aide alimentaire. À l’heure actuelle, plus de 200.000 enfants sont vulnérables à la malnutrition aiguë, a-t-il indiqué, précisant qu’un rapport de classification intégrée des phases de sécurité (IPC) sur l’insécurité alimentaire sera publié dans les semaines à venir » (source : ONUinfo, « Le chaos règne en Haïti et le risque de famine est élevé (PAM) », 12 mars 2024).

Déjà, en mars 2022, l’Onu alertait sur la situation de famine observée en Haïti : « Haïti fait partie d’un « cercle de feu » qui entoure le monde où les chocs climatiques, les conflits, le Covid 19 et la hausse des coûts poussent les communautés vulnérables à bout », a déclaré lors d’une conférence de presse virtuelle depuis Port-au-Prince, Pierre Honnorat, Représentant du PAM à Haïti. La population d’Haïti souffre de niveaux très élevés d’insécurité alimentaire et de malnutrition. Selon estimations les plus récentes du Cadre intégré de classification de la phase humanitaire et de la sécurité alimentaire (IPC), quelque 4,5 millions d’Haïtiens (45 % de la population) devraient souffrir de la faim. Parmi eux, plus de 1,3 million seront probablement en situation d’urgence (phase 4 de l’IPC) entre mars et juin 2022. Ce nombre devrait passer à 4,6 millions d’ici juin 2022 en raison d’un accès réduit aux denrées alimentaires de base alors que les revenus restent faibles et que les prix sont en hausse » (source : ONUinfo, « Haïti : 4,5 millions d’Haïtiens menacés par la faim (PAM) », mars 2022).

Pour sa part, relayant l’information relative à la famine en Haïti, Radio-Canada a apporté d’utiles précisions en ces termes : « Ce n’est pas la crise alimentaire chronique habituelle en Haïti. C’est extrêmement grave, expose Jean-Martin Bauer, directeur national du Programme alimentaire mondial pour Haïti. Il est très difficile d’organiser une élection pacifique avec une population affamée. Lors d’une évaluation en octobre dernier, quelque 200 000 personnes en Haïti ont été classées comme étant en situation d’insécurité alimentaire catastrophique, ce qui, selon M. Bauer, est la première fois que des personnes dans les Amériques sont caractérisées comme étant à risque de famine. (…) Quelque cinq millions de personnes la moitié de la population du pays– se trouvent actuellement au stade de crise de l’insécurité alimentaire, le troisième niveau sur cinq dans la classification intégrée de la phase de sécurité alimentaire. Ils sont confrontés à des niveaux de malnutrition supérieurs à la moyenne. Ceux qui courent un risque catastrophique sont au niveau cinq. Dès que 20 % d’une population atteint ce stade, on considère qu’elle souffre de la famine. (…) Haïti importe la moitié de sa nourriture, ce qui explique pourquoi les blocus des gangs causent tant de chaos. Les Haïtiens utilisent le riz comme aliment de base, mais le pays importe 80 % de cette récolte, en raison des mesures désastreuses de libéralisation du marché prises en 1994 sous la pression américaine, pour lesquelles le président américain Bill Clinton a depuis présenté ses excuses » (source : « Haïti menacé de famine, une insécurité alimentaire qui aggrave la crise » (Radio-Canada, 13 mai 2023).

S’il est vrai que le « cocorico identitaire » de Dominique Dupuy a occasionné de tonitruants fous-rires dans bien des chaumières en Haïti, il est tout aussi vrai qu’il a embarrassé certains professionnels de la Commission haïtienne de coopération avec l’Unesco qui ont effectué le montage « technique » du dossier de la « soup joumou » sans nécessairement prendre toute la mesure, semble-t-il, en amont de leur travail, que la « vedette BCBG » du PHTK néo-duvaliériste avait planifié l’offensive de propagande politique mise en œuvre à l’échelle internationale et qui s’est étalée sur diverses tribunes, y compris dans Le Nouvelliste. L’on observe que certains professionnels de la Commission haïtienne de coopération avec l’Unesco, en s’enfermant dans une vision étroitement « technique » de leur travail dans le champ du patrimoine culturel immatériel d’Haïti, ont fait l’impasse sur la dimension hautement politique des dossiers qu’ils traitaient. Au constat de la manipulation politique de leur travail, ils s’efforcent –depuis la révocation par le Département d’État américain du gouvernement de facto du néo-duvaliériste Gary Conille, ancien Premier ministre de Michel Martelly–, de se démarquer de la « vedette BCBG » du PHTK Dominique Dupuy, mais ils restent retranchés dans une myopie volontaire selon laquelle ils ne travaillent que sur le volet « technique » des dossiers… Tel que nous l’avons précédemment exemplifié, l’on observe que Dominique Dupuy a orchestré avec constance un discours identitaire-propagandiste dans l’ignorance assumée des travaux de recherche de plusieurs spécialistes haïtiens, notamment Max Manigat qui nous enseigne ceci : « J’ai mangé à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, de la soupe joumou presqu’en tous points pareils à la nôtre excepté qu’à la pension d’Anna (originaire de Sainte-Lucie) elle se prenait le samedi soir ». La soupe joumou existe aussi à Cuba et en République Dominicaine. Elle ne ressemble à la nôtre que par le giraumon qui en est un des ingrédients essentiels ». L’on observe que l’enseignant-chercheur Max Manigat n’a trouvé aucune trace, à Cuba ou en République dominicaine, d’un quelconque dispositif narratif destiné à installer l’idée que la « soup joumou » est un marqueur d’identité nationale dans ces pays et encore moins LA « soupe de l’Indépendance » à Cuba et en la République dominicaine (voir l’article de Max Manigat, « Notre Soup joumou est-elle francaise ? (Une autre lecture) » paru dans Haïti en marche le 3 janvier 2018). Il a été observé que le nouveau ministre de la Culture Patrick Delatour s’est sobrement réjoui que la cassave a été inscrite le 4 décembre 2024 sur la Liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Le ministère de la Culture d’Haïti a précisé, dans une note publiée le même jour, que cette inscription est le résultat positif d’une démarche commune menée par plusieurs pays : Haïti, Cuba, le Honduras, la République Dominicaine et le Venezuela. Le ministère de la Culture d’Haïti n’a pas entonné de « cocorico identitaire » et n’a pas fait de la cassave un élément essentiel de l’identité haïtienne sur le « modèle » pré-scientifique et affabulatoire de la « soupe de l’Indépendance ».

Le dossier de la « soup joumou » dans le brouillard de la patrimonialisation

Dans le document intitulé « Procédure d’inscription d’éléments sur les Listes et de sélection de bonnes pratiques de sauvegarde » (source : UNESCO / Patrimoine culturel immatériel), la rubrique R.5 dispose que « L’élément figure dans un inventaire du patrimoine culturel immatériel présent sur le territoire de(s) (l’) État(s) partie(s) soumissionnaire(s), tel que défini dans les articles 11 et 12 de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » (source : UNESdocBibliothèque numérique. Date et lieu d’adoption : 17 octobre 2003, Paris).

Voici en quels termes l’opérationnalisation du dossier de « l’État partie soumissionnaire », Haïti, est décrite par deux professionnels haïtiens dans une entrevue parue dans le « Bulletin de la recherche » de l’Université d’État d’Haïti le 6 mai 2022. De manière objective et en toute rigueur, nous leur donnons amplement la parole car comme ils le précisent dans l’entrevue, ils ont travaillé au montage « technique » du dossier de la « soup joumou » frauduleusement qualifiée, à leur insu semble-t-il, de « soupe de l’Indépendance » et frauduleusement instrumentalisée à des fins de propagande politique (source de l’entrevue : Bulletin de la recherche de l’Université d’État d’Haïti, numéro 6, 27 mai 2022).

« Le Bureau du Vice-recteur à la recherche vient de sortir le 6ème numéro spécial du Bulletin de la recherche de l’UEH. Ce dernier fait un focus sur la récente inscription de la « Soup joumou » dans la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » par l’UNESCO. A travers ce numéro, un entretien exclusif est réalisé avec les deux enseignants de l’UEH qui ont contribué au montage du dossier ayant abouti à cette fameuse inscription de notre « Soup joumou » à ce stade. Il s’agit de Kesler BIEN-AIMÉ et de Ricarson DORCÉ, deux cadres formés au programme de maîtrise en Histoire, mémoire et patrimoine de l’UEH ».

L’inscription de la Soup Joumou sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité : entretien croisé avec Kesler Bien-Aimé et Ricarson Dorcé, enseignants à l’UEH et contributeurs au montage du dossier.

Dans un communiqué datant du 16 décembre 2021, la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO a annoncé officiellement l’inscription de la Soup joumou (Soupe au giraumon) sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cette inscription a été adoptée à l’unanimité par le Comité intergouvernemental pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel lors de sa 16e session tenue à la même date du 16 décembre 2021, en se basant sur les recommandations de son organe technique évaluateur. Celui-ci a jugé que le dossier haïtien de la Soup Joumou, qui lui a été soumis depuis le mois de mars 2021, satisfaisait à chacun des critères de l’évaluation. La nouvelle de cette inscription, très largement relayée par les média nationaux et internationaux, a provoqué une immense euphorie au niveau national. C’était une grande première pour Haïti qui a pourtant ratifié, depuis 2009, la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Environ trois mois après cet heureux évènement, l’équipe du Bulletin de la recherche de l’UEH se propose d’y revenir pour faire découvrir tout le travail qui y a conduit. Oui, derrière cette inscription si jovialement célébrée, il y avait un intense travail universitaire de portée scientifique pour constituer le dossier, avec l’implication active et déterminante de l’Université d’État d’Haïti. Dans son communiqué, la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO le signale en ces termes : « Ce moment historique est possible grâce à la collaboration entière de plusieurs institutions et acteurs : la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO, le gouvernement haïtien, les étudiants, professeurs et chercheurs de l’Université d’État d’Haïti qui ont réalisé l’inventaire de cet élément […] »

Au-delà de cette contribution directe, l’apport de l’UEH peut aussi s’apprécier tout en amont de cet évènement, en considérant qu’elle a formé les cadres qui ont techniquement porté le projet. Le Rectorat de l’UEH a eu raison de le rappeler dans son communiqué du 28 décembre 2021 : « Cette inscription de la Soup Joumou sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité est en réalité l’un des extrants de la mise en œuvre du programme de formation dispensé à l’IERAH, à savoir le programme de maitrise en Histoire, mémoire et patrimoine.[…] Il convient, par ailleurs, de souligner le professionnalisme qui a présidé au montage du dossier de la Soup joumou. Se sont illustrés des cadres formés par l’UEH et œuvrant actuellement au sein des institutions culturelles haïtiennes ».

C’est avec deux de ces cadres formés à l’UEH, Kesler BIEN-AIMÉ et Ricarson DORCÉ, contributeurs au montage du dossier de la Soup Joumou et enseignants à l’UEH, que l’équipe du Bulletin a réalisé l’entretien ci-après pour partir en découverte de l’argumentaire et des démarches institutionnelles qui sont derrière l’inscription de la Soup Joumou sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Évidemment, la Soup joumou revêt d’autres aspects liés à la nutrition qui pourront être abordés, au moment opportun, avec les spécialistes du Département de technologie des aliments de la Faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire (FAMV). On y reviendra. Bonne lecture!

Kesler Bien-Aimé est détenteur d’une licence en sociologie de la Faculté des sciences humaines (FASCH) et d’une maîtrise en Histoire, mémoire et patrimoine du M-HMP de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Doctorant en « Ethnologie et patrimoine » de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’Université Laval (Québec, Canada), il est membre de l’axe 3 du Laboratoire « Langages Discours Représentations » (LADIREP) de l’UEH. Depuis 2014, il travaille comme spécialiste de programme culturel à la Commission haïtienne de coopération avec l’UNESCO. Il est aussi expert du Réseau de facilitateurs pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel pour la région de l’Amérique et des Caraïbes de l’UNESCO. Enseignant rattaché I’ERAH/ISERSS) et au programme de maîtrise en Histoire, mémoire et patrimoine de l’UEH, Bien-Aimé est l’auteur d’une dizaine d’articles et de sept ouvrages. Ricarson DORCÉ est spécialiste en Patrimoine culturel et immatériel. Il est chargé du cours « Introduction au patrimoine culturel haïtien » à l’UEH, et auxiliaire d’enseignement et de recherche à l’Université Laval. Pour avoir rempli le formulaire de candidature de la Soup Joumou à titre d’expert en programme culturel à la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO, son nom est mentionné sur le site de l’UNESCO comme étant le chercheur « à qui toute correspondance concernant la candidature doit être adressée ». Ricarson DORCÉ a fait des études universitaires tant en Haïti qu’au Canada dans divers domaines : psychologie, droit, communication sociale, « Histoire, mémoire et patrimoine », sciences du développement, « Ethnologie et patrimoine ». Ses recherches actuelles portent sur la participation communautaire, le tourisme communautaire et la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en contexte de crise. Ses livres et articles sont publiés dans des éditions et revues en Haïti, au Québec, en France, en Belgique, aux USA et ailleurs. Il est membre de : Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT, Québec), Institut du Patrimoine Culturel de l’Université Laval (IPAC, Québec), Association canadienne d’ethnologie et de folklore, Laboratoire d’enquête ethnologique et multimédia (LEEM de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique) et du comité éditorial du magazine de l’Acfas.

L’entretien

L’équipe du bulletin (EB) remercie les enseignants Kesler Bien-aimé (KBA) et Ricarson Dorcé (RD) d’avoir accepté de lui accorder cet entretien autour de l’inscription de la Soup joumou sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.

Une première question pour commencer : Quel est le cadre normatif et historique de l’inscription de la Soup Joumou sur cette liste de l’UNESCO ?

Kesler Bien-Aimé : Il existe un instrument normatif international qui fixe le cadre de cette inscription et qui reconnaît qu’Haïti est un État partie à la Convention de 2003 portant sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI). Laquelle Convention a été ratifiée par le Parlement haïtien en février 2010. Elle invite les États partie à adopter des mesures de sauvegarde concernant ce type de patrimoine sur son territoire. Dans cette perspective, et dans le cadre de son programme d’inventaire du Patrimoine culturel (PRONIPAC), le ministère de la Culture et de la communication (MCC) a créé, en 2012, un registre national du Patrimoine culturel immatériel (PCI) qui compte dix-neuf éléments inscrits. Ce registre constitue une mesure concrète de sauvegarde du PCI haïtien ; car, selon les directives opérationnelles de la Convention de 2003, l’inscription ou la reconnaissance publique d’un élément du PCI au niveau national est une étape obligatoire avant de penser à sa sauvegarde au niveau international.

E.B. Ricarson Dorcé, souhaitez-vous intervenir sur ce point ?

Ricarson Dorcé : Oui, j’ajouterais tout simplement que la Soup joumou est un élément qui a été introduit dans l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti (IPIMH) au début de la décennie de 2010, sous la coordination de l’UEH et de l’Université Laval, avec l’appui de plusieurs praticien.ne.s et groupes associatifs du pays. Puis, la direction du Patrimoine culturel au niveau du ministère de la Culture et de la communication (MCC) a inséré l’élément dans le Registre national du patrimoine culturel en 2020. L’inventaire a été enfin mis à jour en 2021 grâce aux étudiant.e.s et chercheur.e.s de l’UEH, avec la collaboration des détenteurs/ détentrices, des membres de la communauté, de la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO, de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO, etc.

E.B. : De ce registre comportant 19 éléments, pourquoi c’est la Soup joumou qui a été choisie pour être inscrite sur la liste représentative de l’UNESCO ?

Ricarson Dorcé : On pourrait évoquer plusieurs raisons d’ordre historique, social, symbolique et culinaire.

Kesler Bien-Aimé : Au regard de l’article 16 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003, la liste représentative du PCI de l’humanité est une mesure de sauvegarde internationale. Pour être inscrit sur cette liste, un élément doit respecter les cinq critères suivants : 1. L’élément doit être constitutif du PCI tel que défini à l’article 2 de la Convention. 2. L’inscription de l’élément contribuera à assurer la visibilité, la prise de conscience de l’importance du PCI et à favoriser le dialogue, reflétant ainsi la diversité culturelle du monde entier et témoignant de la créativité humaine. 3. Des mesures de sauvegarde qui pourraient permettre de protéger et de promouvoir l’élément sont élaborées. 4. L’élément a été soumis au terme de la participation la plus large possible de la communauté, du groupe ou, le cas échéant, des individus concernés et avec leur consentement libre, préalable et éclairé. 5. L’élément figure dans un inventaire du patrimoine culturel immatériel présent sur le territoire haïtien

E.B. : Comment la Soup joumon répond-elle à chacun de ces cinq critères ?

Ricarson Dorcé : Le dossier qu’Haïti a soumis a répondu aux cinq critères établis par l’UNESCO. D’ailleurs, la représentante Suisse à l’UNESCO, Muriel Berset Kohen, a affirmé et je cite : « si aujourd’hui nous acceptons la candidature de la soupe au giraumon sur la liste, ce n’est pas par générosité en raison des circonstances exceptionnelles que traverse Haïti, mais en raison de la qualité du dossier. Les critères ont été respectés et cela, il faut le souligner ». Donc, tous les membres du Comité d’évaluation ont été pleinement convaincus du fait que la Soup joumou possède toutes les caractéristiques requises. En effet, concernant le premier critère voulant que l’élément réponde aux caractéristiques d’un PCI, la Soup Joumou y repond en ce qu’elle est une tradition culinaire historique constamment recréée par les communautés, et qui prône l’inclusion, la justice sociale, la liberté, l’égalité, etc. Ce type du patrimoine, marqueur culturel important de l’identité haïtienne, est transmis à travers le territoire national, dans des régions aussi bien rurales qu’urbaines. Les femmes, hommes, jeunes et enfants contribuent tous à la préparation de cette soupe et à la transmission des savoir-faire qui y sont liés.

Quant au deuxième critère se rapportant à l’encouragement de la diversité culturelle dans le monde, la Soup Joumou y répond également. Car son inscription sur la liste représentative encouragerait, au niveau local, la prise de conscience du rôle du PCI dans la consolidation de la cohésion sociale. Au niveau national, elle favoriserait le dialogue entre différents individus, groupes et communautés, et permettrait aux acteurs étatiques et organismes communautaires de mieux valoriser les savoir-faire ancestraux liés au PCI. Au niveau international, l’inscription valoriserait l’éthique du vivre-ensemble, la tolérance et la dignité humaine, et mobiliserait les praticiens à sauvegarder les pratiques culturelles symbolisant la solidarité internationale, le principe de la tolérance et les valeurs de la liberté. Elle favoriserait les échanges entre les détenteurs de différents pays. Il faut noter qu’aujourd’hui, plusieurs variantes de la Soup joumou existent dans le patrimoine culinaire caribéen et latino-américain.

Pour ce qui est du troisième critère exigeant la viabilité du PCI, l’élément Soup joumou est viable. Les familles haïtiennes assurent sa transmission aussi bien en milieu rural qu’urbain. Il faut aussi mentionner d’autres initiatives, notamment le programme de master en Histoire, mémoire et patrimoine de l’UEH en collaboration avec l’Université Laval, ainsi que des ateliers de renforcement des capacités animés par la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO. Dans la fiche, plusieurs autres mesures de sauvegarde ont été proposées : recherche, conférences, festivals culinaires, etc. Le quatrième critère est aussi très fondamental : la communauté doit pouvoir participer à tous les niveaux dans la dynamique de soumission de la candidature. Dans la fiche, nous avons expliqué la démarche participative liée au montage du dossier. Les détenteurs ont été impliqués dans la préparation du dossier. Des experts en PCI haïtien ont participé à des séances d’échanges autour de la candidature. Plus d’une quarantaine de communautés, groupes et individus ont donné leur accord libre, préalable et éclairé. Enfin, le dernier critère concerne l’inventorisation; c’est-à-dire l’indentification de l’élément dans des inventaires réguliers réalisés par l’État sur son territoire. Là encore, la Soup Joumou répond à ce critère, puisqu’elle a été introduite en 2011 dans l’Inventaire du Patrimoine Immatériel d’Haïti (IPIMH), sous la coordination de l’UEH et l’Université Laval. Puis, la direction du patrimoine culturel au niveau du ministère de la Culture et de la communication l’a inséré au Registre national du patrimoine culturel en 2020. L’inventaire a été enfin mis à jour en 2021.

E.B : Qu’en est-il de la recette de la Soup Joumou ? C’est une question qui fait débat au niveau national. A-t-elle été prise en compte dans le dossier d’inscription ?

Kesler Bien-Aimé : En fait, ce n’est pas une recette qu’on a proposée à l’Humanité, mais une pratique, un savoir-faire culinaire haïtien. Sur le plan symbolique et mémoriel, cette pratique est rattachée à l’Indépendance haïtienne du 1er janvier 1804. Donc, si la Soup joumou, comme tous les autres PCI, est à la fois traditionnelle, contemporaine, vivante, inclusive et représentative, aucune recette ne saurait la fixer, la figer. La question de recette dans le Formulaire-ICH-02 de l’UNESCO doit être comprise comme un référent culturel. D’ailleurs, depuis 218 ans, chaque famille, chaque chef de cuisine continue de l’enrichir selon ses moyens et son goût particulier. Maintenant, en tant que patrimoine de l’humanité, chacun.e va continuer à l’adapter comme c’est le cas pour le reggae jamaïcain et toutes les déclinaisons de la pizza napolitaine.

E.B. : Revenons un peu au processus d’inscription. Pourquoi le Comité a évalué le dossier de candidature de la Soup joumou dans le cadre d’une procédure accélérée ?

Ricarson Dorcé : Rappelons que le 25 mars 2021, pour être évaluée durant la dix-septième session du Comité en 2022, la candidature de la Soup joumou a été proposée par la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO sous le leadership de Madame Dominique Dupuy, ambassadeur, Déléguée permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO. Tous les critères ayant été respectés, le dossier a été approuvé par le Secrétariat technique. Cependant, le 23 août 2021, la Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO a demandé audit secrétariat d’avancer la procédure d’évaluation au cours de la seizième session du Comité en 2021, de préférence.

Cette requête, à titre d’exception, a été justifiée par le fait que l’UNESCO sensibilise sur l’importance du lien entre le PCI et les situations d’urgence, dans la mesure où la viabilité de celui-là est de plus en plus fragilisée par des contextes de conflits armés, de catastrophes naturelles ou liées aux activités humaines dans le monde alors que ce type de patrimoine, socle de l’identité collective, peut être mobilisé pour redresser les communautés. Ainsi, dans le cadre de la Convention de 2003, l’UNESCO encourage-t-elle les États partie à sauvegarder le PCI suivant les principes et modalités opérationnels liés aux situations d’urgence. Ces principes et modalités ont été approuvés en septembre 2020 lors de la huitième session de l’Assemblée générale des États partie (Résolution 8.GA 9). Ils font ressortir que le PCI peut être, certes, en danger en contexte de crise, mais il peut contribuer activement à l’atténuation des vulnérabilités des communautés et les aider à y faire face. La Délégation permanente d’Haïti auprès de l’UNESCO a fondé sa demande en fonction de cette noble intention de faire naître l’optimisme, l’harmonie et le sens du vivre-ensemble au cœur des tragédies.

[NOTE – Ce segment de l’entrevue est particulièrement instructif et révélateur du biais idéologique et de l’instrumentalisation politique de la saga de la « soupe de l’arnaque identitaire » au cœur même de la gestion politique et administrative de ce dossier par Dominique Dupuy, la « vedette BCBG » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste : faire figurer l’inscription de la « soup joumou » sur la Liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO et, éventuellement à l’insu ou avec l’accord de l’Unesco, lui conférer le statut identitaire affabulatoire de « soupe de l’Indépendance »… Le biais idéologique que renferme le propos de Ricarson Dorcé est en parfaite symbiose avec celui de Kesler Bien-Aimé précédemment cité, « Sur le plan symbolique et mémoriel, cette pratique est rattachée à l’Indépendance haïtienne du 1er janvier 1804 ». Il est renforcé par l’aventureuse affabulation de Ricarson Dorcé assénant péremptoirement, en dehors de la moindre attestation scientifique, que la « soup joumou » (…) « est un symbole fort de l’indépendance nationale ». Kesler Bien-Aimé ajoute un couplet à ce petit catéchisme de l’affabulation historique-identitaire de la manière suivante : « Depuis le 16 décembre 2021 notre Soup joumou, soup Libète, soup Lendepandans en fait partie ». Le biais idéologique et l’affabulation historique-identitaire sont ainsi bien installés au cœur même du dossier de la « soup joumou » que l’on prétend circonscrit uniquement au niveau « technique », loin de sa dimension politique régalienne. Le propos de Kesler Bien-Aimé et de Ricarson Dorcé durant l’entrevue donnée au Bulletin de la recherche de l’Université d’État d’Haïti (numéro 6, 27 mai 2022), atteste que ces deux professionnels ne revendiquent pas une illusoire et vaine « neutralité » scientifique : ils assument être porteurs d’un biais idéologique, d’une affabulation historique, et l’on observe qu’un tel biais idéologique, adossé à une affabulation historique mystifiante, est propice à l’instrumentalisation politique de la saga de la pseudo « soupe de l’Indépendance ». ]

[Suite de l’entrevue…] « (…) dans le cas d’Haïti, le Président du pays a été assassiné en juillet 2021 dans un contexte de crise politico-économique profonde. Quelques semaines plus tard, soit en août 2021, plusieurs catastrophes se sont abattues sur Haïti, particulièrement un tremblement de terre de magnitude 7,2 et la tempête tropicale GRACE. Ces catastrophes ont davantage fragilisé la situation difficile sanitaire liée à la pandémie de COVID-19, sociale, politique et économique du pays. Fort de cela, l’argument principal suivant a été évoqué : la Soup joumou, élément important du PCI haïtien, est un vecteur de la promotion du dialogue, du vivre-ensemble et de la réconciliation. C’est un symbole fort de l’indépendance nationale [sic] un reflet dans lequel toutes les classes sociales du pays se reconnaissent. Dans ce contexte de crise, cette première inscription d’un élément haïtien sur les listes de la Convention de 2003 serait comme une bouffée d’oxygène. Et, le Secrétariat a donc répondu positivement à la requête d’Haïti.

E.B. Venons-en maintenant à l’opération d’inscription proprement dite. Quels sont les acteurs institutionnels, techniques et communautaires qui ont été impliqués dans le montage et l’implémentation du projet ?

Kesler Bien-Aimé : Pour commencer, il faut mentionner le rôle de la diplomatie culturelle via la Délégation permanente auprès de l’UNESCO à Paris. On peut dire que le dossier d’inscription a été conduit, de manière concertée, par trois institutions publiques à savoir : le ministère de la Culture, la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO et la Délégation permanente de la République d’Haïti auprès de l’UNESCO à Paris.

Cependant, si le dossier de la Soup joumou a pris 1) mois pour être en état, son historique institutionnel remonte aussi à l’Accord tripartite entre le MCC, l’UEH et l’Université Laval. En effet, l’UEH avait en amont, via son programme de maîtrise en Histoire, mémoire et patrimoine (M-HMP) avec l’Université Laval, investi dans la formation d’un nombre d’étudiant.e.s entre 2006 et 2021. Cette coopération universitaire a ainsi permis l’implantation d’une série de facilitations, de renforcements de capacités et de mesures de sauvegarde du PCI au niveau national, comme on l’a déjà souligné avant. Maintenant, s’il faut quand même évoquer l’équipe technique, je dirais qu’il s’agit de ceux et celles qui étaient directement impliquées ; en l’occurrence : les professeurs Dieufort Deslorges, Ricarson Dorcé, Frantz Délice, Kesler Bien-Aimé, Jean Cyril Pressoir et l’ambassadrice Dominique Dupuy. Aussi, il y a lieu de souligner le rôle non négligeable joué par des communautés de Marbial, de Saint-Louis du Sud, Port-au-Prince et celles des deux réserves de biosphère (la Hotte et la Selle). Au fait, le dossier de la Soup joumou comprend plus de cinquante lettres de consentement communautaires ainsi que des photos et vidéos. Encore une fois, sans la participation du Département de tourisme et patrimoine (IERAH/ ISERSS) et ses étudiant.e.s dans l’actualisation de l’inventaire de la Soup joumou, cette mission serait très compliquée. À noter que le premier inventaire de la Soup joumou fut réalisé en 2011 par l’étudiant Guetchine Alexis du M-HMP/ UEH dans le cadre d’une bourse de recherche accordée par le Bureau canadien de l’éducation internationale futur site de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco et sur le (BCEI), Université Laval.

[ NOTE – Ce premier inventaire devrait être rendu public sur le futur site que le ministère de la culture d’Haïti devra prochainement élaborer. Il est d’ailleurs impératif que tous les documents issus des recherches scientifiques de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco relatifs au patrimoine culturel immatériel d’Haïti soient accessibles en ligne sur le futur site que cette Commission doit élaborer. Au jour d’aujourd’hui, aucun site du gouvernement haïtien n’offre un quelconque accès centralisé aux documents et travaux de recherche relatifs au patrimoine culturel immatériel d’Haïti…]

E.B : Quelles sont les implications ou significations de cette inscription pour Haïti ?

Kesler Bien-Aimé : Depuis la création de cette prestigieuse liste représentative du patrimoine culturel de l’humanité le 7 octobre 2008, c’est au mois de mars 2021 qu’Haïti a soumis un élément de son PCI au Secrétariat de la Convention en vue de son adoption et inscription. Depuis le 16 décembre 2021 notre Soup joumou, soup Libète, soup Lendepandans en fait partie. Comme il s’agit d’une mesure internationale des 193 états composants l’UNESCO, rien que sur le plan de la représentation d’Haïti sur la scène culturelle mondiale, les retombées sont encore en cours. Il faut juste qu’Haïti soit en mesure d’en profiter. En écoutant et en lisant les nouvelles des agences de presse et d’autres secteurs, les avis favorables continuent de saluer cette inscription bien méritée. Si l’on revisite la presse et les réseaux sociaux, beaucoup d’institutions publiques et de la société civile ont applaudi l’inscription par des notes et une de table ronde de l’Institut haïtien | Patrimoine & Tourisme (INAPAT), par des célébrations un peu partout en Haïti et dans la diaspora. [sic] Un nombre impressionnant de médiateurs du patrimoine [sic], du tourisme et entrepreneurs s’en approprient et se positionnent selon leur secteur d’activité. D’autant que cette mémorable image de l’art culinaire haïtien est connotée avec l’indépendance haïtienne le 1er janvier 1804. [sic] La correspondance établie entre la Soup joumou et l’indépendance d’Haïti est une manière pour la mémoire collective de remémorer dans le présent les interdits du colonialisme français aux personnes maintenues en servitude et de partager dans le présent la victoire de 1804 avec l’Humanité.

[NOTE – Ce segment de l’entrevue est particulièrement instructif et révélateur du biais idéologique et de l’instrumentalisation politique de la saga de la « soupe de l’arnaque identitaire », la « soup joumou », au cœur même de la gestion politique et administrative de ce dossier. Nous sommes ici encore en présence d’une redondante affabulation historique qui ne repose sur aucune donnée scientifique crédible et accessible relative à ce qui est abusivement et idéologiquement qualifié de « soup Libète, soup Lendepandans » par l’un des experts de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco et l’un des responsables du montage « technique » du dossier de la « soup joumou »…]

E.B : Merci d’avoir dégagé un peu de votre temps pour répondre à nos questions. Un dernier mot pour finir ?

Kesler Bien-Aimé : Je suis inquiet. Je n’ai pas l’impression que les institutions préposées à implémenter les éléments de projet et les mesures de sauvegarde identifiés et proposés dans le Formulaire-ICH-02 (section 3-b) par les techniciens qui ont porté le dossier, soient bien conscientes qu’il y a urgence de travailler ensemble pour sauvegarder cette magnifique image vivante et utile pour l’humanité. C’est maintenant qu’il faut les mettre en œuvre, et non plus tard. Je remercie la Direction de la recherche de l’UEH.

Ricarson Dorcé : C’est à moi de remercier l’équipe du bulletin pour cet entretien.

E.B. : Félicitations Messieurs et bonne chance pour la suite !

En guise de conclusion générale à la présente étude : documenter davantage, amplifier et systématiser la réflexion critique relative à la « soupe de l’arnaque identitaire »

Œuvrer à l’inscription de la « soup joumou » au patrimoine immatériel de l’UNESCO, comme l’a fait la diplomate Dominique Dupuy, est manifestement une propagandiste contribution à la réitération d’une obscure affabulation destinée à alimenter, sur la culture populaire, un discours identitaire aussi rachitique que mystificateur d’une part. C’est surtout, d’autre part, un lourd déficit de perspective historique et une myopie volontaire caractérisée quant aux urgences repérables dans le riche domaine du patrimoine culturel immatériel d’Haïti.

Sur le registre de l’appropriation et de l’instrumentalisation de la culture populaire haïtienne par certaines fractions de la petite bourgeoisie urbaine, il est indispensable de (re)lire l’un des ouvrages majeurs du sociologue Laënnec Hurbon, « Culture et dictature en Haïti / L’imaginaire sous contrôle » (Éditions Karthala, 1979). Laënnec Hurbon est docteur en sociologie (Sorbonne), directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Université Quisqueya en Haïti. Dans cet ouvrage, Laënnec Hurbon présente une rigoureuse analyse critique des idées contenues dans le livre de Jean-Jacques Honorat, « Enquête sur le développement » (Éditions Fardin, 1974). Duvaliériste notoire, Jean-Jacques Honorat a été nommé Premier ministre par le Président provisoire Joseph Nérette, homme de paille des militaires putschistes liés aux cartels de la drogue en Amérique latine et qui ont réalisé le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide en 1991.

Avec rigueur et hauteur de vue Laënnec Hurbon nous enseigne, au chapitre « Indigénisme et négritude » de son livre, que « Dans le premier cas, il s’agit essentiellement de la littérature dite de l’indigénisme et de la négritude qui s’est donnée pour tâche depuis 1928 la réhabilitation de la culture populaire en Haïti. Ce thème de la culture semble renvoyer finalement (…) au désir d’hégémonie d’une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle noire qui, sur la base même d’une appropriation littéraire de la culture populaire, cherche à renforcer sa distance vis-à-vis des classes populaires. En réaction contre la longue domination occidentale, cette fraction de la petite bourgeoisie situe la culture populaire du côté de « la pureté », de « l’authenticité », et la constitue en « survivance » à sauver coûte que coûte. Pour cela, elle la fait accéder à l’état d’objet favori d’étude, de thème littéraire, maintenant que sa disparition est assurée. La culture populaire haïtienne subit ainsi une métamorphose : elle est décrétée belle : belle de « la beauté de la mort ». « En quêtant une littérature ou une culture populaire, la curiosité scientifique ne sait plus qu’elle répète ses origines et qu’elle cherche ainsi à ne pas connaître le peuple ».

« Idéaliser à ce point la culture haïtienne, en l’imaginant transcendante aux différentes classes qui s’affrontent, c’est reprendre telle quelle la perspective même de l’impérialisme culturel qui se porte bien partout où les luttes de classes sont dissimulées. Pour Honorat, tout se passe comme si le simple fait de se reconnaître de la même culture mettrait Noirs et Mulâtres, citadins et ruraux, bourgeois et prolétaires, ensemble dans la même voie du travail pour le développement. Nationalisme culturel ou idéologie de l’unité (factice) de la Nation pour mieux maintenir un contrôle des classes dominées ? ». 

La réflexion de Laënnec Hurbon éclaire sur plusieurs registres notre interrogation sur l’accession de la « soup joumou » au statut chimérique de marqueur de l’identité haïtienne et de soi-disant « soupe de l’Indépendance » : elle est une affabulation, une mythologisation identitaire en quête de repères… La qualification de la « soup joumou », élevée au statut de « soupe de l’Indépendance », est de l’ordre du charlatanisme historique et de la fraude intellectuelle. De Bayyinah Bello, idéologue de l’exotisation de la culture haïtienne aux dérives identitaires et politiques à l’œuvre dans le dossier de la « soup joumou », nous sommes en présence d’une vision préscientifique du patrimoine culturel immatériel d’Haïti, et les errements de cette vision préscientifique ont servi de paravent à son instrumentalisation politique par Dominique Dupuy missionnée par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste.

La vision exoticisante et folklorisante de la culture populaire haïtienne véhiculée par la « vedette BCBG » du PHTK, Dominique Dupuy, participe d’un corps d’idées issues de la pensée racialiste de Lorimer Denis et François Duvalier. Cette parenté idéologique entre Dominique Dupuy et Lorimer Denis / François Duvalier est repérable dans un article très peu connu paru dans le Bulletin du Bureau d’ethnologie et dont le titre est « L’évolution spatiale du vodou » (numéro 3, février 1944, pages 9 à 32).

En voici un extrait : 

« Introduction à l’étude comparée des données historico-culturelles de la culture populaire et des origines ethniques du peuple haïtien.

« La tâche que nous nous sommes proposée en élaborant cette étude est d’amorcer une synthèse de la religion des masses haïtiennes : le VODOU. Mais le Vodou est à la fois un fait religieux et polico-social, qui se trouve conditionné par de multiples facteurs. Donc, pour le saisir dans la complexité de ses modalités cultuelles, il importe de s’évertuer à rétablir les concepts métaphysiques qui lui ont servi de substrat et d’essayer d’évoquer les circonstances historiques qui ont présidé à son évolution. Circonstances dont cette religion demeurera la plus haute spiritualisation. Au point qu’il n’est pas osé d’affirmer que plus on en pénètrera les mystères, mieux l’histoire d’Haïti nous livrera ses secrets. Aussi allons-nous faire précéder ce travail de quelques brefs aperçus sur la formation ethnique du peuple haïtien. C’est simplement logique si au cours de notre développement nous considérons avec plus d’ampleur le groupe de peuples dont les cultures ont particulièrement contribué à !’élaboration de notre Vodou. Et la meilleure technique à suivre dans notre tentative d’appréhender les différentes composantes raciales de l’ethnie haïtienne est de !es détecter dans I’ordre stadial de leur intégration historique.

1) Composantes raciales de l’ethnie haïtienne et base ethnique de la culture populaire.

2 ) Éléments eurpoïdes. »

Sur le plan lexical, cet hallucinant article se donne l’allure d’un texte « scientifique », et l’on observe que le terme « race » est employé 13 fois. En voici quelques exemples :

–« Enfin ce sont ces races multiples qui ayant mélangé leur sang avec celui des Nagos, des lbos etc., ont engendré l’Haïtien, produit métissé du blanc et du noir » (page 11).

–« Et si maintenant I’on replace l’Haïtien dans le cadre colonial, véritable creuset ou de multiples variétés de races se sont fondues pour le générer, vous vous représenterez la bataille que ces sangs divers et ces tendances antagoniques se livrent clans sa biologie, autant que dans le champ de sa conscience morale. Et vous saisirez enfin le sens du drame

social que confronte cette petite communauté de nègres perdus dans le bassin des Caraïbes » (page 13).

–« En cette Guinée si riche en réalisations de grandeur, si féconde en unités humaines, ces noirs de !’antique Juda, plus encore que les Fons, les Mahis ou les Mines, semblaient cristalliser dans leur demarche politique et morale, la potentialité créatrice de la race » (page 19).

–« Si, depuis la terre africaine, il n’existait pas de nation, puisqu’aucun principe de solidarité ne servait de ciment entre les royaumes, voire même entre les tribus qui les formaient puisque !es croyances se présentaient si diverses dans leurs modalités, quels comportements vont affecter ces transplantés devant l’ennemi de leur race, le colon de St-Domingue ? Où vont-ils puiser le principe de ralliement en vue d’une action commune ? » (page 22).

–« Suprême facteur de !’unité haïtienne, en vue de l’indépendance nationale, le Vodou se devait aussi de cristalliser, dans le dynamisme de ses manifestations culturelles, le passé de I’Africain sur le sol natal, son martyre dans Ia · géhenne coloniale, l’héroïsme des preux pour réaliser le miracle de 1804. Et comme cette religion est une création constante, elle sublimise, en la perpétuant à travers les générations, la tragédie d’une classe d’hommes dépositaires pourtant des traditions authentiques de la race : les masses haïtiennes » (page 23).

–« Mais ce que le Vodou perpétue par-dessus tout, c’est le sentiment de la race. L’Haïtien des faubourgs et de nos montagnes affirme, lui, sa solidarité biologique, spirituelle avec son ascendance guinéenne » (page 30).

Dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Montréal en 2022, « Tout [n’]était pas si négatif que ça : les mémoires contestées du duvaliérisme au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, 1964-2014 », l’historienne Virginie Bélony évoque le concept de « nationalisme ethnique » pendant la période des Duvalier. Dans le deuxième chapitre de sa thèse, elle présente le dispositif idéel/idéologique de Gérard Daumec, auteur privilégié de l’échosystème duvaliériste, qui évoque un « facteur raciologique » propre à la culture haïtienne dans son ouvrage « Guide des Œuvres essentielles » (1967). En raison de sa haute pertinence, nous citons ce passage de la thèse de doctorat en histoire de Virginie Bélony.

« Le Guide des Œuvres Essentielles (1967) » par Gérard Daumec en accomplit peu pour réellement présenter le contenu des quatre tomes, et ne fait que remémorer le génie du président Duvalier et la lutte acharnée qu’il mène pour porter Haïti vers son destin. Aussi, après une brève introduction, le lecteur est confronté à divers textes écrits par Duvalier pendant les années 1930 et 1940 (formule reprise dans le premier tome des « Œuvres essentielles ») et notamment à un extrait de l’ouvrage apparemment très célèbre et apprécié dans les cercles du régime, soit « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti » (1948). Daumec positionne le fondement idéologique du duvaliérisme dans l’école des Griots, « ce mouvement libérateur » qui, à une certaine époque, préconisait « la rupture avec les vieux clichés romantiques ». Corroborant les propos de René Piquion qui, lui, voyait dans les Griots une manifestation d’un effort plus large afin de « rétablir avec les armes de la science l’élément nègre » de la culture haïtienne (« sans pour autant, » ajoute l’auteur, « éliminer le facteur blanc »), Daumec situe la riposte des Griots dans une visée sensible « aux éléments bio-psychologiques de l’homme haïtien ». L’essentialisme avec lequel la culture haïtienne est décrite ici effleure d’une part ce qui est devenu coutume de tout effort de justification duvaliériste, c’est-à-dire évoquer comment Duvalier mobilise à travers sa politique ses longues années d’études, et d’autre part réitère cet intérêt jamais réellement démenti (mais parfois atténué dans certains discours du président) pour « la valorisation de ce facteur « raciologique » cet élément ou caractère « racial » requérant une gouvernance particulière pour Haïti » (Virginie Belony, op. cit., pages 130-131).

Enfin en ce qui a trait à l’imbrication structurelle entre le « nationalisme identitaire », le « facteur raciologique » du racisme noiriste duvalierien et le dispositif idéel/idéologique situé en structure profonde du narratif dans lequel s’insère la falsification historique de la « soup joumou » alias « soupe de l’Indépendance », il y a lieu de (re)lire un article du théologien/historien David Nicholls, intitulé « Embryo-Politics in Haiti » (1971), qui mérite la meilleure attention. Dans cet article, David Nicholls explore les diverses formes de nationalisme qui ont émergé en Haïti pendant l’occupation américaine (1915-1934). Il évoque des figures de proue, entre autres celle de Jean Magloire qui, dans les années 1930, ont glorifié des personnalités telles que Mussolini et Hitler au nom du nationalisme. Selon David Nicholls, le duvaliériste Jean Magloire a par la suite intégré un poste ministériel sous le gouvernement de François Duvalier (1957-1971). 

La présente étude, sur le mode d’un ample et rigoureux cheminement réflexif, a exposé les objectifs visés et, –par le recours à un dispositif analytique adéquat et à des sources documentaires crédibles et consultables–, a étayé l’analyse critique de la « soupe de l’arnaque identitaire », la « soup joumou », frauduleusement étiquetée « soupe de l’Indépendance ». Car tel est l’objectif central de notre démarche réflexive et critique : tout en assumant pleinement que la « soup joumou » fait partie du riche patrimoine gastronomique haïtien, nous avons rigoureusement fait la démonstration de l’incrédibilité de l’historicité de la « soup joumou » promue au statut de « soupe de l’Indépendance en dehors de la moindre attestation scientifique. Il s’agit là d’une démarche académique et citoyenne qui a reçu, nous l’avons constaté, l’adhésion de nombre de personnes de Port-Salut à Ouanaminthe, des Gonaïves à Jacmel, etc. Toutefois nous avons noté qu’un nombre indéterminé de personnes ne partagent pas notre analyse sans toutefois être en mesure d’apporter la moindre attestation scientifique à l’appui de l’historicité de la migration de la « soup joumou » vers le statut de « soupe de l’Indépendance ». Il a également été constaté que certains de nos contradicteurs, délaissant le cadre d’un débat ouvert, documenté et respectueux, ont choisi de proférer de violentes insultes à notre égard, comme si les insultes pouvaient tenir lieu d’argumentaire et de preuve scientifique. Il y a donc lieu de préciser que les aventureuses insultes que nous avons reçues ne peuvent en aucun cas avoir une quelconque influence sur nos travaux de recherche et leur libre diffusion. Si nous avons choisi de mentionner, dans cette étude, les violentes insultes que nous avons reçues sur le FORUM PATRIMOINES HAÏTI –y compris de la part d’universitaires docteurs en « Ethnologie et patrimoine », contributeurs de ce Forum et également à l’emploi de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco–, c’est pour montrer la survivance et la prégnance des dérives sectaires et dogmatiques engendrées par l’idéologie identitaire dans le corps social haïtien. C’est pour illustrer la réalité que même chez ceux qui ont reçu une formation doctorale en « Ethnologie et patrimoine », notamment à l’Université Laval à Québec, le socle académique des connaissances spécialisées peut être aventureusement délaissé au profit de la subjectivité et de l’émotionnel, au profit d’un parti-pris idéologique et politique nourri au petit-lait de l’essentialisme identitaire couplé à une vision étroitement folklorique, verbeusement nationaliste et réductrice de l’identité haïtienne, au profit également de la permanente réitération d’un discours sectaire et dogmatique opposé à l’Histoire comme science dotée de solides repères méthodologiques, au profit d’une sous-culture « à vie », héritée du duvaliérisme. C’est pour montrer que même parmi les universitaires haïtiens il subsiste d’obscures pratiques baboukèt voulant faire taire toute parole critique et libre et dont les promoteurs sont opposés aux débats citoyens : il n’est pas fortuit que ces promoteurs soient également les défenseurs de la pensée unique au creux de laquelle est réfutée l’appel à l’Histoire comme science robuste dotée d’une méthodologie et d’un cadre normatif. À contre-courant de ces diverses dérives, la présente étude à situé et ausculté sur plusieurs registres le mode de fabrication idéologique de la « soupe de l’arnaque identitaire », la « soup joumou », frauduleusement promue au statut de « soupe de l’Indépendance ».

Les professionnels du domaine du patrimoine culturel immatériel d’Haïti ont aujourd’hui la liberté de se démarquer publiquement de toute forme d’appui, consenti, implicite ou « par défaut », au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste qui a instrumentalisé leurs travaux « techniques » à des fins de propagande politique dans le contexte où la saga propagandiste de la pseudo « soup de l’Indépendance » exprime le mépris de l’État PHTKiste à l’encontre des 5, 4 millions d’Haïtiens en situation de famine aigüe comme l’ont publiquement exposé des institutions internationales, notamment le Programme alimentaire mondial, le PAM, un partenaire de l’État haïtien depuis de nombreuses années. (voir plus haut les déclarations officielles du Programme alimentaire mondial au sujet de la famine chronique en Haïti). Les professionnels du domaine du patrimoine culturel immatériel d’Haïti peuvent librement accompagner la voix des enseignants qui, de la Grand’Anse, de Fort-Liberté et ailleurs au pays, souhaitent voir l’Unesco inscrire sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité l’ACTE DE L’INDÉPENDANCE D’HAÏTI DU 1ER JANVIER 1804 : rassembleuse et citoyenne, cette initiative à la symbolique forte pourrait être portée par la Commission nationale de coopération avec l’Unesco et par Patrick Delatour, le nouveau ministre de la Culture d’Haïti. Ce serait là un changement de cap majeur traduisant une autre vision de la valorisation de notre patrimoine culturel immatériel, une vision adossée à l’Histoire comme science dotée de son cadre analytique normé, une vision débarrassée des errements idéologiques et politiques et qui nous préserve de toute instrumentalisation et manipulation politique.

Les professionnels du domaine du patrimoine culturel immatériel d’Haïti font face aujourd’hui à un défi majeur, celui d’instituer une véritable et novatrice rupture épistémologique avec une étroite vision de l’identité nationale enfermée dans les filets de l’affabulation discursive, de l’identité-gadget et de l’identité-totem : il s’agit d’affronter les vieilles idées rétrogrades, les poncifs paresseux , les clichés réducteurs, le refus du débat public et de l’esprit critique-analytique afin de contribuer à bâtir une identité nationale enracinée dans notre Histoire, une identité moderne ouverte à une relecture critique de l’histoire nationale, une identité qui réinvente la citoyenneté dans un État de droit à la lumière des droits citoyens consignés dans la Constitution de 1987.

P.S. : La présente étude a bénéficié de l’éclairage critique de plusieurs historiens, juristes, sociologues et analystes haïtiens oeuvrant en Haïti et en outre-mer. Nous leur sommes redevables et nous les remercions chaleureusement.

Montréal, le 9 décembre 2024