— Interview de André Lucrèce—
Avec 38 morts, la Guadeloupe détient le taux le plus important d’homicides en France volant ainsi le titre à la Corse et Marseille. Un bien triste record qui a ses particularités locales tant dans les origines que dans la forme
Atlantico : Avec 38 morts (31 en Guadeloupe, 7 sur l’île de Saint-Martin) depuis le début de l’année, la Guadeloupe détient le taux le plus important d’homicides en France, avant la Corse et avant Marseille. Trafic et usage de drogue, vols contre la population, violence de rue sous l’emprise de l’alcool, règlements de compte entre bandes… Quelles sont les vraies raisons de la violence en Guadeloupe ?
André Lucrèce : Les raisons sont multiples. Elles sont d’abord profondément sociales. Cette jeunesse qui est à la fois actrice et victime de cette violence vit dans monde qui n’a rien à voir avec les générations précédentes. Les jeunes, qui ont vu dans les quartiers pauvres leurs parents les préserver de la misère et leur assurer une dignité grâce à des systèmes hors marché – coups de main (travaux collectifs pour planter ou construire des petites maisons), sou-sou (mutuelles spontanées en cas de coup dur) jardin créole, élevage domestique de volaille, de mouton, de porc etc. – qui leur ont permis d’aller à l’école, vivent aujourd’hui dans un autre monde, celui d’une modernité productrice de chômage, d’oisiveté et d’assistance (RMI, puis RSA) et surtout sans avenir.
Or, il faut convenir des vérités ardues qui m’apparaissent, depuis quelques années, clairement discernables : nous connaissons désormais la face étrange de la tragédie dont le principe premier est le conflit des valeurs. Ce conflit des valeurs s’exprime au quotidien, dans le surgissement prolifique des violences qui créent – à juste titre – tant d’émotion, dans cette agressivité – souvent inexplicable – visible dans l’espace public, sur nos plages ouvertes à des niveaux sonores extravagants qui hurlent en rapport de forces pour éloigner de paisibles familles, et même sur la mer où les règles les plus élémentaires ne sont pas respectées, sans parler des routes où les plus outranciers font la loi au détriment de ceux qui se conforment à celle qui est prescrite.
Peut-on attribuer ces dégradations à une crise économique sociale très dure et à un fort taux de chômage ou existe-t-il d’autres raisons ?
Oui, il y a eu la crise sociale qui en 2009, a affecté les Antilles, mais ces manifestations ont un effet cumulatif qui n’a pas attendu 2009. Avant cette date, les Antilles (Martinique et Guadeloupe) connaissait un taux de croissance avoisinant les 3%. Et donc, au contraire, malgré un niveau de vie relativement élevé par rapport à d’autres pays de la Caraïbe, jamais la vie sociale n’a atteint un tel degré de tension, ce que nous avions conceptualisé dans nos écrits en « société énervée », et pourtant on continue de se torturer moralement dans les rapports à autrui, payant chaque jour davantage le prix de cette vie convulsionnaire qui mène inéluctablement à l’usure, aux violences et aux homicides qui n’ont jamais connu un tel niveau.
Et pourtant, curieusement ces éléments les plus médiatiquement visibles et souvent dénoncés, s’ils sont graves, ne sont pas à long terme les plus inquiétants, au sens où ils ne sont que la partie émergée d’une situation qui concourt à la défaite des valeurs de civilisation et de pacification de la société. Ce qui me paraît la chose la plus inquiétante, c’est la façon dont, de manière globale, l’intériorisation des normes recule pour laisser place à des intérêts primaires qui se traduisent dans toutes les classes sociales en incivilités, en délits et parfois en crimes
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