Parution au Canada de la version bilingue du roman de Marie-Célie Agnant, « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara »
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Entrevue exclusive avec la romancière Marie-Célie Agnant à l’occasion de la parution à Montréal, le 23 juin 2022, de l’édition bilingue du roman « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara ». Annonce spéciale aux lecteurs d’Haïti : en vertu d’une collaboration exceptionnelle, la version bilingue de « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » sera sous peu disponible en Haïti en coédition entre Les Martiales et Legs Éditions.
Mise en contexte, par Robert Berrouët-Oriol / La parution à Montréal, le 23 juin 2022, de la version bilingue du roman « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » de la romancière Marie-Célie Agnant est un événement littéraire de premier plan tant pour la littérature québécoise que pour la littérature haïtienne contemporaine. Il n’est pas fortuit que ce roman paraisse en édition bilingue à Montréal : cette ville, dont la population est majoritairement francophone et qui abrite des locuteurs issus de plus d’une cinquantaine de communautés ethnoculturelles différentes, a été au cours des années soixante celle de la rencontre fertile entre l’avant-garde poétique québécoise (Gaston Miron, Paul Chamberlan, Nicole Brossard, etc.) et les poètes exilés du groupe Haïti littéraire (Anthony Phelps, Serge Legagneur, Émile Ollivier, Roland Morisseau…). Montréal est également une terre féconde de la vie intellectuelle haïtienne où ont pris naissance des revues et maisons d’édition (Nouvelle optique, Collectif paroles, Mémoire d’encrier), des centres de recherche (le Cidihca), des associations culturelles et régionales, des troupes de théâtre et des émissions radio/télé. Montréal est aussi la ville où le créole est enseigné pour la première fois dans des organisations communautaires dédiées, et ville où de nombreux professionnels venus d’Haïti contribuent depuis une cinquantaine d’années à la modernisation du Québec dans un grand nombre de domaines. Et c’est à Montréal, sous l’impulsion de la linguiste québécoise Claire Lefebvre, qu’a été constitué à l’Université du Québec, durant les années 1980, le premier grand corpus oral du créole sur lequel allait s’appuyer l’étude scientifique de cette langue dans une université canadienne. La communauté haïtienne établie au Canada, de la première à la quatrième génération, comprenait selon le recensement de 2016 de Statistique Canada, 165 095 personnes dont un peu plus de 86 % habite au Québec. Selon un document officiel du ministère de l’Immigration, de la francisation et de l’intégration du Gouvernement du Québec publié en juin 2019 et intitulé « Population d’origine ethnique haïtienne au Québec en 2016 », celle-ci comprenait 143 165 personnes en 2016. La Jeune Chambre de commerce haïtienne indique pour sa part que 92,3% des personnes d’origine haïtienne réside à Montréal.
La parution à Montréal de « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » –aux Éditions du Remue-ménage, dans la collection Martiales dirigée par Stéphane Martelly–, s’inscrit dans une féconde tradition de textes littéraires créoles qui mérite d’être mieux connue alors même qu’un nombre croissant de romans et de recueils de poésie rédigés en créole, ces vingt dernières années, enrichit le patrimoine littéraire haïtien. Parmi les premiers récits littéraires les plus connus écrits en créole haïtien, on peut citer le recueil de nouvelles « Ale-vini Mirak » (1946) et les trois volumes de « Lanmou pa gin baryè « (1975, 1977, 1981) d’Émile Célestin-Mégie ; « Ti Jak » (1965) et « Tonton Liben » (1976) de Carrié Paultre ; le célèbre roman « Dezafi » (1975) de Frankétienne ; le recueil de nouvelles « Ravinodyab » (1982) de Félix Morisseau Leroy. Il y a lieu de citer le remarquable livre « Ti dife boule sou istoua Ayiti » (1977) de Michel Rolph Trouillot qui n’est pas un texte littéraire à proprement parler mais qui constitue, sur le plan historique, la première étude de l’histoire d’Haïti entièrement réalisée en créole. « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » s’inscrit également dans la continuité de l’entreprise de consolidation du chantier traductionnel littéraire en créole haïtien. Novateur et porté par des passeurs de mémoire divers, ce chantier traductionnel littéraire en créole comprend –et cette catégorisation doit être reconnue et bien comprise–, des ouvrages traduits d’une langue de départ, le français, vers la langue d’arrivée, le créole d’une part. Il comprend, d’autre part, des ouvrages littéraires n’appartenant pas au champ de la fiction, ce sont des ouvrages bilingues français-créole de type anthologie littéraire. En voici un décompte bi-catégoriel :
–« Une saison en enfer / Yon sezon matchyavèl », texte d’Arthur Rimbaud traduit par Benjamin Hebblethwaite et Jacques Pierre, Éditions l’Harmattan, novembre 2010 ;
—« Yon nèg apa », traduction de « L’étranger » d’Albert Camus, par Frantz Gourdet, Éditions Leve, 2017 ;
–« L’odeur de café » (Da I) bilingue français-créole, de Dany Laferrière, traduction de Frantz Gourdet, Éditions Leve, 2017 ;
–« Konpè jeneral Soley », traduction créole du roman « Compère général Soleil » de Jacques Stéphen Alexis, par Eden Roc, Éduca Vision, 2018 ;
–« Anthologie de la littérature créole haïtienne / Mosochwazi pawol ki ekri an kreyol ayisyen », par Jean-Claude Bajeux, Éditions Antilia, 1999 ;
–« Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours », par Mehdi Chalmers et Lyonel Trouillot, Actes Sud, octobre 2015.
L’œuvre de Marie-Célie Agnant
Publié à Montréal en 1995 aux Éditions du Remue-ménage, « La dot de Sara » est le premier roman de Marie-Célie Agnant, poète, nouvelliste et romancière. Sur le site Île en île, l’œuvre de Marie-Célie Agnant est ainsi répertoriée :
Romans
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« La Dot de Sara ». Montréal : Les Éditions du Remue-ménage, 1995 ; 2000 ; nouvelle co-édition avec une préface de Colette Boucher : Montréal : Remue-ménage/Mémoire d’encrier, 2010.
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« Le Livre d’Emma ». Montréal /Port-au-Prince : Les Éditions du Remue-ménage / Éditions Mémoire, 2001 ; La Roque d’Anthéron (France) : Vents d’Ailleurs, 2004.
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« Un Alligator nommé Rosa ». Montréal : Éditions Remue-ménage, 2007 ; La Roque d’Anthéron : Vents d’Ailleurs, 2011.
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« Femmes au temps des carnassiers ». Montréal : Éditions Remue-ménage, 2015.
Nouvelles
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« Le silence comme le sang » (cinq nouvelles). Montréal : Éditions Remue-ménage, 1997.
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« Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas » (six nouvelles). Montréal : Éditions de la Pleine Lune, 2017.
Poésie
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« Balafres ». Montréal : Éditions duCIDIHCA, 1994.
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« Et puis parfois quelquefois… ». Montréal : Éditions Mémoire d’encrier, 2009.
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« Femmes des terres brûlées ». Montréal : Éditions de la Pleine lune, 2016.
Romans pour la jeunesse
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« Alexis d’Haïti ». Montréal : Hurtubise HMH, 1999.
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« Le Noël de Maïté ». Montréal : Hurtubise HMH, 1999.
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« Alexis fils de Raphaël ». Montréal : Hurtubise HMH, 2000.
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« Vingt petits pas vers Maria ». Montréal : Hurtubise HMH, 2001.
Contes
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« L’oranger magique : conte d’Haïti ». Illustrations de Barroux. Montréal : Éditions 400 coups, 2003.
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« La légende du poisson amoureux ». Illustrations de Tiga. Montréal : Mémoire d’encrier, 2003.
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« La nuit du Tatou ». Illustrations de Veronica Tapia. Montréal : Éditions 400 coups, 2008.
Plusieurs titres de l’œuvre de Marie-Célie Agnant ont été traduits en diverses langues. En 1997, elle a été finaliste du Prix du Gouverneur général du Canada pour « Le silence comme le sang », et en 2017 elle a reçu le prestigieux Prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec pour « Femmes des terres brûlées ».
Entrevue avec Marie-Célie Agnant
Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Marie-Célie Agnant, avant même d’aborder la dimension « traduction » de la version bilingue de « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara », peux-tu nous dire ce que représente pour toi, sur le plan subjectif, celui du « ressenti », cette édition bilingue de ton premier roman ?
Marie-Célie Agnant (M-CA) : On quitte sa terre mais on ne quitte pas sa langue. Dans une situation d’exil elle peut s’éloigner de nous ou encore nous nous éloignons d’elle à des degrés divers. C’est ainsi que cette traduction a été pour moi l’occasion à la fois d’une réappropriation et d’une magnifique redécouverte de cette langue du point de vue de l’intime.
RBO : J’ai lu avec attention et grand plaisir la remarquable « Préface » à cette édition rédigée, en français et en créole par Stéphane Martelly, poète, peintre et professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke. Cette « Préface » s’intitule « Écrire avec la vie d’autrui – Tresser les voix entre fluidité et réparation » et elle situe avec hauteur de vue le projet éditorial qui a présidé à l’élaboration de la version bilingue de « La dot de Sara ». En amont de ce projet, qu’est-ce qui a dans les grandes lignes retenu ton attention et emporté ta décision d’y participer pleinement ?
M-CA : Lorsque j’ai pris la décision d’écrire « La dot de Sara », je sentais que l’ouvrage aurait pu être dès le départ, rédigé en créole, l’unique langue parlée par ces femmes dont les voix m’ont accompagnée, au cours de l’écriture. Cependant, le but de la version française était de donner à entendre par le biais d’un rapport de recherche non-conventionnel, les voix de ces femmes déracinées et surtout bâillonnées, entrainées vers l’exil à un âge avancé. Nous voulions les faire connaître, éviter qu’elles ne soient considérées que comme de simples éléments de statistiques. En un mot, il s’agissait de voir à inscrire de manière un peu plus tangible, leur présence, au monde et dans ce lieu d’exil. C’est ainsi que le projet de traduction, tel que présenté par Stéphane Martelly, m’a permis de m’engager dans un processus de restitution d’une parole, un geste qui relève principalement pour moi de l’éthique et du respect. La vision de Stéphane, celle qui l’a poussée à créer la collection Martiales, au sein de la maison d’édition féministe Remue-ménage, se veut, selon moi, empreinte de cette même exigence liée à l’éthique, et au désir de graver cette parole que nous considérons toutes les deux comme un héritage. Ces aspects, surtout, m’ont incitée à me lancer dans le projet. Cette restitution me permet en quelque sorte de me libérer d’une dette. Ces femmes m’avaient tendu le fil de leur vie, qui m’a servi de guide dans le processus d’écriture. Et je dois dire que j’ai été longtemps habitée par le sentiment de leur avoir pris quelque chose, de leur avoir beaucoup pris.
RBO : Tu es traductrice professionnelle, interprète et enseignante de français. Peux-tu nous dire avec le recul si « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » est une véritable traduction d’une langue à l’autre ou un travail de ré-écriture ou de re-création linguistique comme on l’a vu avec « Les affres d’un défi » de Franketienne qui soutient, après-coup, qu’il s’agit là de la version française de « Dezafi » ?
M-CA : Je ne pense pas qu’il existe, particulièrement dans le domaine littéraire, de véritable traduction. Il ne s’agit pas non plus à mon avis dans ce cas précis, de réé-criture ni de re-création mais plutôt de la restitution d’une histoire dans la langue où celle-ci nous avait été transmise. C’est ainsi que nous pouvons dire de chaque traduction qu’il s’agit de quelque chose d’unique.
RBO : Véritable traduction d’une langue à l’autre ou travail de ré-écriture ou de re-création linguistique : quelles ont été les principales caractéristiques traductionnelles du passage de la version française originelle à la version créole ? As-tu rencontré des difficultés particulières et si oui, lesquelles ? Autrement dit, quel a été ton « parcours traductologique » de la version française à la version créole ?
M-CA : Les rapports que nous entretenons avec les langues quelles qu’elles soient sont fort complexes surtout dans le cadre d’une traduction. Il faut tenir compte des structures multiples des textes, du style, des éléments référentiels, et sans doute de bien d’autres aspects, puisque traduire ne peut se résumer uniquement à une question linguistique.
Dans ce processus, j’ai d’abord recueilli les récits de vie de ces femmes en créole. J’ai procédé dans un premier temps à une traduction en français de leurs récits pour les besoins de la recherche puis, j’ai tissé une trame où, tout comme dans un chœur, s’entremêlent les voix, dans un registre français qui, en filigrane, laisse voir et entendre la première langue, donc, le créole. Cette langue permet ainsi de percevoir le rythme, les pulsations du créole. Cette question du souffle de la langue première dans la version française, constitue une remarque constante, venant même de locuteurs non créolophones. C’est ainsi que la traduction littéraire réclame que l’on puisse avant toutes choses, capter les émotions. Cet aspect pour moi est primordial et, de façon particulière dans ce travail de restitution. Je ne pouvais me contenter d’une adaptation linguistique. Une fois la traduction entamée, me revenaient les voix des protagonistes, ainsi que le contexte des entretiens. La question était donc de restituer à ces voix leur authenticité. Les difficultés ont quand même surgi et rejoignent : les choix à opérer dans une langue qui sans cesse s’invente, une langue faite d’images souvent audacieuses, et surtout de devoir rendre cette poésie qui imprègne le texte. J’en profite pour rappeler l’importance que revêtait pour moi ce travail sur la langue, tissage entre poésie et prose.
RBO : De la version française à la version créole, y a-t-il eu chez toi un véritable « plaisir traductionnel » corrélé à une « esthétique de la traduction » au sens où l’entend Magdalena Mitura dans « De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction / L’idiolecte du traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs minuscules », étude parue en 2010 dans « Esthétiques de la traduction » (Centre de recherches ISTTRAROM-Translationes,TimiSoara / AUF) ?
M-CA : Le processus de traduction nous entraîne dans une quête de sens comme dans un jeu auquel on prend goût et qui nous enchante. Pour bien réussir une traduction surtout s’il est question d’une traduction littéraire, il faut savoir tout en ne dérogeant pas à l’aspect éthique, prendre plaisir au jeu. Cette réalité est inhérente au travail. C’est bien M. Mitura qui exprime dans « En-Jeux esthétiques de la traduction. Éthique(s) et pratiques traductionnelles » l’idée que toute création de premier degré est unique, non répétable, totalement originale. On comprend, dès lors, que le jeu demeure l’approche gagnante et non l’idée de pister, de traquer chaque mot pour parvenir à ce qu’on nomme une « véritable traduction ».
RBO : Comme tu le sais, la lexicographie créole est encore lacunaire et l’on dispose aujourd’hui de très peu d’outils traductionnels créoles de qualité (lexiques et dictionnaires notamment). As-tu eu recours à des outils traductionnels « faits maison » ou à l’aide de locuteurs créolophones pour coller au plus près de la version française originelle, ou a-t-il suffi que tu aies recours à ta compétence linguistique de sujet parlant/écrivant francocréolophone ?
M-CA : Je n’ai pas eu recours à des outils traductionnels pour les raisons que vous citez. Ma compétence linguistique a donc joué le plus grand rôle. Il faut ajouter que le plaisir que me procurait ce travail, la motivation qui m’accompagnait et, bien sûr l’accompagnement de Stéphane, qui a dirigé le projet, le professionnalisme qui est le sien et qui est plus qu’inspirant, tout cela renforçait en quelque sorte cette compétence. Je me suis fiée, bien sûr, pour certains aspects, au savoir et à l’expérience de la réviseure Nadine Mondestin ainsi qu’au soutien de locuteurs créolophones. Ces personnes ressources m’ont été indispensables.
RBO : Dans l’étude « Le mythe du lecteur haïtien monolingue » (revue Haïti Perspectives, vol. 4 no 2, été 2015 », Nadève Ménard, qui enseigne la littérature à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti, estime qu’il n’y a pas encore de lectorat unilingue créolophone en Haïti. Quel serait donc, en ce qui concerne le marché du livre en Haïti, le public cible de « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » ?
M-CA : En ce qui concerne cette déclaration je ne peux me hasarder à vous fournir une réponse. J’ai quitté Haïti il y a trop longtemps. Je crois important par contre, de rappeler qu’il s’agit d’une version bilingue. Dans ce cas, le lectorat est tout simplement et comme toujours, celui qui sait lire, qui veut lire, celui auquel l’élite a fourni les moyens de se procurer un livre, celui et celle qui n’a pas été privé d’éducation comme on prive selon la coutume une grande partie de la population de tout ce qui est essentiel et, dans ce cas précis, il est celui ou celle qui s’intéresse au rayonnement et à la survie de sa langue maternelle.
RBO : Ces vingt dernières années, la production fictionnelle haïtienne s’élabore en grande partie en créole alors même que des auteurs de premier plan (Yanick Lahens, Emmelie Prophète, Louis-Philippe Dalembert, Ketly Mars, Makenzie Orcel, Jean d’Amérique, etc.) continuent de produire des œuvres majeures en français et que d’autres (Lyonel Trouillot, Jean Euphèle Milcé, etc.) élaborent leurs œuvres dans les deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français. La parution de l’édition bilingue de « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara » ? vise-t-elle entre autres à enrichir le patrimoine littéraire bilingue d’Haïti ?
M-CA : Comme tout ce qui se rapporte à la création, « La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara », vise, en tout premier lieu, l’enchantement. Je pense avoir travaillé d’abord dans cette perspective. Les tournures créoles défient parfois l’imagination et la créativité, il s’agit d’une langue qui nous met en présence d’un savoir-faire inégalé dans l’élaboration du vocabulaire, même lorsqu’il y a encore un très long chemin à parcourir. C’est en s’adonnant (toutes celles et ceux qui veulent bien poursuivre dans cette voie créatrice) à un travail de construction, qu’on aboutira à un corpus véritable. Je vous ai aussi parlé de ce désir de restitution, cette dette que je sentais avoir envers ces femmes qui s’adressent à nous dans « Yon eritaj pou Sara ». Je me réjouis de pouvoir réentendre et faire entendre leurs voix sans fard aucun. Elles parlent avec une énorme tendresse et beaucoup de bienveillance de cette terre d’Haïti. La question de savoir si leurs voix contribuent à enrichir le patrimoine littéraire bilingue d’Haïti, ne devrait même pas surgir, en dépit de cette tendance que l’on retrouve dans bien des secteurs de ce pays à décider de ce qui est haïtien ou ne l’est pas. Ceux et celles qui pensent avoir acheté comptant le pays en vendant leur âme, doivent apprendre que le patrimoine d’un pays ne peut leur appartenir, ne leur appartiendra jamais me manière exclusive.
RBO : Dans nombre d’universités à travers le monde, l’on étudie des œuvres de fiction classées dans la rubrique « écritures féministes ». Ce champ d’études s’est enrichi du texte de Carolyn Shread « Écriture féministe et/ou « Traduction métramorphique ? » – « La Traduction métramorphique : entendre le kreyòl dans la traduction anglaise des Rapaces de Marie Vieux-Chauvet » (revue de traduction Palimpseste, 22/2009, « Traduire le genre : femmes en traduction ». Y a-t-il dans ton travail de création romanesque un fil conducteur féministe et si oui quel est-il ?
M-CA : À l’exemple de beaucoup de femmes qui prennent la plume, je n’ai jamais pu adopter une posture « habile », et prétendre qu’à ma table d’écriture, je ne suis ni homme ni femme. J’écris avec mes bagages et j’ai toujours écrit de manière tout à fait spontanée dans une perspective féministe, en élaborant un discours qui réclame le remodelage total des paradigmes. Je ne peux concevoir mon travail sans cette nécessité de questionner les rapports de pouvoir, les modèles de masculinité, l’oppression, le machisme, la misogynie. Ce texte selon moi ne fait pas exception.
RBO : Marie-Célie Agnant, merci d’avoir aimablement répondu aux questions du journal Le National.
Montréal, le 21 juin 2022