— Par Yves-Léopold Monthieux —
Les rapports sociaux développés dans les anciennes colonies françaises ont du mal à s’extirper de pratiques empruntées à une autre époque, entre maîtres et esclaves.
En 2000, Jean-Robert Cadet publiait un ouvrage autobiographique Restavec. Enfant esclave en Haïti. Ce professeur américain d’origine haïtienne révélait l’existence des enfants domestiques « placés » dans des familles bourgeoises d’Haïti. Peu après la parution de ce livre, André Schwartz-Bart me disait sa stupéfaction de n’avoir jamais entendu parler de cette affaire par ses amis écrivains haïtiens. Ce phénomène ne figure ni dans l’abondante littérature d’Haïti ni dans la musique ni dans la riche peinture de cette ancienne colonie française. Dès lors, il est difficile de ne pas conclure à la complicité, voire la participation de l’élite à ce travers sociétal. D’ailleurs, les révélations de Jean-Robert Cadet n’ont pas fait bondir les intellectuels haïtiens.
Photo : Les enfants de la Creuse
Originaire de La Réunion, Jacques Martial a publié lui aussi un ouvrage autobiographique. Il était l’un de ces enfants du département de l’Océan indien qui avaient été placés dans des familles d’accueil de la France hexagonale. Ces déracinés, abandonnés ou arrachés à leurs familles d’origine – qui ne s’en sont pas plaints – sont désignés du nom de l’un des départements où ils ont été reçus, Enfants de la Creuse. Comme pour Haïti, cette affaire s’est déroulée, loin de toute compassion des intellectuels pour les victimes et dans le silence des hommes politiques et des journalistes. Ce désintérêt actif n’a d’égale que l’intensité des pleurnicheries en rattrapage compassionnel qui seront entendues, une fois l’affaire dévoilée.
S’agissant du geste des familles, on peut en trouver l’expression dans la touchante anecdote rapportée par Raphaël Confiant qui, alors qu’il déambulait dans un quartier d’Haïti, se vit jeter une fillette dans les bras. Sans doute par une maman dans le désespoir qui s’enfuit en criant : « Blanc, emmène-le avec toi ». Le geste aurait eu de la gueule que le « blanc » écrivain profite de l’occasion pour parrainer cette petite damnée de la terre. Bref, cette fillette inconnue ressemble fort à l’orphelin de la Creuse » et le garçon renommé de ladite Creuse, au restavec haïtien.
Certes, les adolescents placés en Martinique- souvent des filles – ont rarement perdu leurs noms et leurs familles. Mais les situations de celles-ci n’ont-elles pas été du même désespoir que celles des familles haïtiennes et réunionnaises ? Force est de reconnaître qu’elles n’avaient pas plus suscité la réprobation de nos clercs que les restavecs ou les enfants de la Creuse avaient entraîné celle des intellectuels haïtiens ou réunionnais.
Plus généralement, les témoignages que j’ai reçus depuis la parution de mon livre Les Années Bumidom en Martinique m’autorisent à utiliser une formulation que j’ai longtemps contenue pour décrire le comportement de nos élites bourgeoise et petite-bourgeoise envers les « petites gens ». Les sombres pratiques subies par celles-ci, lesquelles ont été rigoureusement tues, font plus que jeter le doute sur l’authenticité de la compassion manifestée à l’égard des pensionnaires du BUMIDOM. C’est-à-dire des adultes qui, voulant fuir les lamentables conditions de la domesticité locale, n’avaient pas trouvé d’autre échappatoire que de partir exercer leurs fonctions ailleurs. En 2000 encore, une condamnation judiciaire pour esclavage moderne était prononcée à Fort-de-France, sans trop susciter d’émotion au sein de l’establishment.
Enfin, on peut s’étonner de l’aptitude de Martiniquais, parfois échappés de justesse à leur modeste condition d’origine, à relayer dans les mornes les ignominies proférées contre leurs propres frères et sœurs partis au titre du BUMIDOM.
Fort-de-France, le 17 mars 2019
Yves-Léopold Monthieux