— Par Jean-Robert Léonidas, écrivain haïtien. —
« Lorsque les philosophes n’ont plus rien à dire,
il est excusable de se tourner vers le babillement des oiseaux
et le lointain balancement des astres. »
Marguerite Yourcenar
Mesdames, Messieurs,
Dans le processus complexe de la croissance de l’homme et de son évolution comme animal social, un fait extraordinaire a pris naissance et a accompagné l’homme dans son turbulent trajet existentiel. C’est le langage. Il est moyen de communication dans sa forme la plus directe et la plus personnelle. En cette fin de siècle qui est aussi un terminus de millénaire, en cette époque où la terre est devenue un cybermonde, où les avenues de la communication sont devenues de vertigineuses autoroutes, à cette croisée des super-highways, il est bon de faire escale, de revenir aux idées simples, de réfléchir sur la première forme de la communication de l’homme : le langage. Les langues naissent grandissent et meurent. Il en existe des centaines sur la planète. Haïti se trouve dans une situation spéciale en ce sens qu’elle se nourrit de deux langues et entretient des rapports bien définis avec elles. Je me permets donc de plancher ce soir sur le sujet. Il s’agit du bilinguisme français/créole que les spécialistes préfèrent appeler diglossie avec raison. Il s’agit donc de parole, d’écriture et de littérature. Un domaine un peu relaxe peut-être. Un tant soit peu ludique même, encore que les professionnels des mots rueraient dans les brancards à m’entendre parler sur un tel registre. La démarche est en tout cas thérapeutique, car notre présence ici, chers confrères, est déjà la preuve tangible qu’il existe quelque part une certaine maladie dont il faut guérir, ne serait-ce qu’en nous-mêmes.
Existe-t-il chez nous une telle problématique ? Certes oui. Disons d’entrée de jeu que dans ma perspective elle est intimement liée à la question d’éducation.
Considérons le créole chez nous. Une première vérité de Lapalisse c’est qu’il est parlé universellement en Haïti, bien que quelques rares Haïtiens s’en défendent. Deuxième lapalissade : Il est admis qu’un fort pourcentage d’entre nous ne sait pas l’écrire et personne ne s’en défend. Au contraire, on peut même subodorer un certain enthousiasme, une étonnante fierté à accepter le fait accompli parmi ceux qui ont la chance d’avoir été éduqués en français. Paradoxal, n’est-ce pas? C’est que la portion scolarisée de notre population possède une merveilleuse capacité de s’approprier les langues étrangères: l’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand. Nous pouvons déduire de cette simple analyse que, quant à la connaissance du créole, il existe ce que j’appelle un déséquilibre graphie / phonie c’est-à-dire une faille dans la compétence écrite par rapport à la compétence expressive. C’est le déséquilibre graphie / phonie du premier type. Soulignons ici une sorte de démotivation dans la volonté collective de l’élite instruite à combler ce premier type de déficit, c’est-à-dire à apprendre à lire et à écrire le créole, ce qui lui prendrait très peu de temps et, avouons-le, un effort dérisoire.
Il existe un deuxième versant de la problématique. C’est également, mais en sens inverse, un autre déséquilibre graphie / phonie qui nous frappe, nous l’élite intellectuelle prise en bloc, dans notre connaissance du français et qui est en vérité comme une sorte de justice poétique ( si vous me pardonnez cet anglicisme ). En effet ceux qui connaissent le français en Haïti en général maîtrisent cette langue à un très haut niveau de compétence quant à la lecture et la composition mais – je me suis laissé dire – avec une moindre aisance dans le langage. Donc, encore une fois, un vrai déséquilibre entre l’écriture et la parole que nous étiquetons « déséquilibre graphie / phonie du deuxième type. » Remarquons que, contrairement à l’attitude de l’élite intellectuelle vis-à-vis du type 1 c’est-à-dire son je-m’en-foutisme par rapport au créole écrit, elle fait toujours son possible pour tenter de corriger le deuxième type, c’est-à-dire améliorer son parler français. Nous y voyons ipso facto une sorte de jugement de valeur implicite qui accorderait au français une cote d’amour supérieure à celle du créole.
Sans vouloir trop schématiser, disons qu’en tant que collectivité,
– nous parlons le créole à merveille sans savoir l’écrire.
– nous maîtrisons le français écrit beaucoup mieux que le français parlé.
– nous déplorons notre déficit dans le parler français et nous souhaitons le combler.
– enfin nous ne nous soucions guère du déficit dans l’écriture créole et, tenez-vous bien, nous tirons même une sorte de gloriole à dire que nous sommes des analphabètes dans notre propre langue.
Quels sont les facteurs majeurs responsables de cet état de chose au mieux regrettable au pire ubuesque ? On peut incriminer une situation de bovarysme collectif et une faillite majeure dans l’éducation.
A chaque fois que nous positionnons le créole en regard du français, nous exerçons un jugement de valeur implicite ou explicite. L’une des deux langues est meilleure que l’autre. Le français est un costume d’apparat, une robe habillée qu’il faut porter en certaines circonstances pour impressionner, pour prouver son degré de scolarité, pour se différencier des autres, pour se réclamer d’une certaine origine réelle ou putative, pour dominer, pour bluffer, pour fermer la bouche à un interlocuteur moins instruit ou moins habile. Les expressions suivantes sont très révélatrices. Et ce n’est pas vous, chers amis qui allez me démentir. Oyez plutôt:
— Mwen monte chwal franse’m
— Mwen pran bwa franse’m
De là un sentiment de honte à afficher sa créolité. En réalité – et ce ne sont pas mes confrères psychiatres qui me démentiront- il y a là une réelle peur collective, presque une phobie dont il faut guérir. La peur est souvent le signe clinique de l’ignorance ou de la culpabilité, notre ignorance du créole que nous avons négligé et que nous ne savons pas écrire, la tension culpabilisante qui en découle pour avoir négligé sa propre langue maternelle c’est-à-dire pour s’être rejeté soi-même. Et lorsque nous parlons de langue maternelle ce n’est guère là une métaphore. C’est plutôt un terme fort: Lang manman nou. Je ne me tromperais pas si je prends le risque de dire que la plupart d’entre nous, augustes hommes et femmes de cette assemblée sélecte, intelligente, polyglotte, nous avons eu une mère, une grand’mère ou une bisaïeule qui n’a connu que le créole comme langue. Donc, considérer le créole comme inférieure est nettement blasphématoire. Autant insulter sa mère ou sa grand’mère. Le Professeur Léon François Hoffman, un étudiant de l’histoire et de la langue d’Haïti, enfonce le clou dans son livre Haïti : Couleur, Créole, Croyances et je cite : Sur les cartes du monde où les pays dits francophones sont indiqués en rouge, il conviendrait déjà, et il s’imposera sans doute bientôt, de signaler Haïti par des hachures plutôt qu’en plein. Je ne suis pas aussi pessimiste que L.F. Hoffman, mais comme j’eus à l’écrire ailleurs, c’est avec quelque inquiétude que j’essaye de digérer sa prédiction et du plus profond de moi je la souhaite inexacte.
Une autre cause de tension intérieure, c’est la peur que la collectivité plus ou moins scolarisée éprouve à s’exprimer en français, alors qu’elle peut sans état d’âme baragouiner l’espagnol ou l’anglais. C’est la peur singulière de commettre des fautes en français, le sentiment troublant d’être en jugement à chaque fois qu’on parle cette langue. Alors parler français devient une démarche sacrée abordée avec crainte et tremblement comme si on se préparait, on se recueillait pour franchir le saint des saints.
Chers amis, il n’est nullement dans mes intentions de vouloir raviver une plaie en voie de guérison. Elle est encore toute sanguinolente comme un gros javart social. J’entends seulement fourrer le doigt dans la béance pour en tâter la profondeur et peut-être en titiller les nerfs. Il existe une thérapeutique appropriée au mal et le maître mot est E-DU-CA-TION. Education des masses. Education des élites. Un changement d’attitude par rapport à ce bilinguisme schizophrénique qui engendre chez chacun de nous un double personnage. L’un est francophone, bon chic bon genre, extraverti, en quête de visibilité et de reconnaissance. L’autre est créolophone, mal foutu, mauvais coucheur, refoulé… Nous les lettrés, les meublés de l’esprit, nous qui croyons avoir conquis notre éducation à la force du poignet, nous qui sommes plutôt des miraculés, nous tous, nous devons aider à rééquilibrer le personnage qui se débat au fond de nous dans la tension d’un bilinguisme mal accepté. Il nous faut laïciser le français qui est une langue de communication comme toute autre et non pas une parure. Il nous faut mettre au même plan le créole qui est une langue de communication et non point un objet de honte. Ensuite, nous devons aussi être solidaires de l’éducation des masses encore que la modalité à adopter ne relève point de notre expertise.
Chers amis, conscient de ce double déficit graphie/phonie décrit plus haut, nous avons essayé d’apporter notre modeste quote-part pour essayer d’élucider la question et en même temps tenter d’améliorer au moins l’un des deux versants de la problématique. Et voici une manière de remède que nous proposons qui aura sur la situation une incidence partielle mais combien importante. Si le secteur instruit de la population se penche sur le créole pour apprendre à l’écrire, à le lire, pour étudier ses origines, son évolution, ses proverbes, ses ressources, sa situation par rapport à ses parents étymologiques, non pas selon des élucubrations fantaisistes ou anecdotiques mais selon une approche méthodique, alors il en découlera un double bénéfice. D’abord la maîtrise du créole d’un côté, renouement salvateur avec sa langue et soi-même. Ensuite une retombée inattendue à savoir une meilleure connaissance de la langue française. Et c’est justement le sujet d’un livre que je présente ce soir. Prétendus créolismes. Le couteau dans l’igname. Jean-Robert Léonidas, Cidihca, Montréal 1995. Je voudrais en partager l’essence avec vous.
En ce temps-là, j’usais encore mes fonds de culotte sur les bancs de l’école Frère Paulin de Jérémie. Je me faisais casser les articulations des doigts à la règle et rougir les jambes à grands coups de martinet tout bonnement à cause de ce que nos braves maîtres appelaient des créolismes, ces espèces de méchants petits monstres à étrangler ou à bannir du champ de la rédaction, de la dissertation française. Je les regarde encore avec admiration mes chers maîtres, ces héros, ces génies ; mais je suis bien forcé de dire que dans ce domaine ils avaient souvent tort. Le créole haïtien est, ne leur déplaise, riche en mots et expressions françaises inaltérés qui font partie d’un important tronc commun aux deux langues. Ils constituent un lexique amphotère, c’est-à-dire ayant double appartenance, utilisé couramment à la fois dans le français moderne et dans le créole d’aujourd’hui.
Citons seulement deux ou trois exemples parmi des milliers confirmés par le Petit Robert et toute une liste de dictionnaires.
– Les pieds devant (Voir Les mains sales de J.P. Sartre : Le parti ça ne se laisse que les pieds devant)
– Ne faire ni un ni deux (Les chemins de Loco-miroir, Lilas Desquiron)
– Sentir le bouc (Knock ou le triomphe de la médecine, Jules Romain, Gallimard : Quelque vieux berger sentant le bouc…)
– Virée dans le sens de promenade, tour. Je vais faire une virée en ville. Une virée dans le sud. C’est d’ailleurs le titre français du roman de l’écrivain V.S Naipaul.
Notons en passant qu’il existe tout un vocabulaire relevant d’une certaine messagerie rose. Les mots tels que guiguite, devant, boutique… appartiennent aussi à ce vocabulaire amphotère. Lorsque un de mes amis ayant vu cette liste un petit peu osée m’a demandé pourquoi je m’intéressais à ce vocabulaire plutôt bas de gamme, je n’ai pas hésité à rétorquer: Ecoutez, j’ai une licence pour ça, il n’y a que les endocrinologues qui puissent se permettre de jouer impunément avec les hormones des hommes et des femmes. »
J’en passe et des plus belles et des plus piquantes pour vous laisser l’opportunité de lire le livre, Alors vous les découvrirez vous-mêmes et très probablement vous pourrez étoffer ces 229 pages avec vos propres trouvailles.
Pour nous lettrés haïtiens bien connaître sa langue est un devoir. Par-dessus le marché, approfondir son créole, c’est du même coup enrichir son vocabulaire français, améliorer le débit du parler français grâce à une abondance de mots bien connus mais mis au rancart par préjugé. C’est en fin de conte tenter de corriger le déficit graphie / phonie du deuxième type.
Et pour finir permettez-moi de lire un court extrait de ma publication : Parlons donc notre langue à notre manière comme certains célèbres écrivains haïtiens, comme certains de nos brillants journalistes des deux presses, comme quelques » hommes de parole » qui ont marqué notre histoire. Sans pour autant tomber dans un jargon outré et de mauvais goût. Sans verser non plus dans l’excès contraire, c’est-à-dire dans un purisme desséchant qui se protège avec démesure contre le créole et les prétendus créolismes. Si à l’occasion on nous reproche d’utiliser de temps à autre des expressions surannées, nous n’allons pas nous en faire. N’hésitons pas à donner, s’il le faut, un coup de jeune au vieux français. Peut-être, qui sait, les antiquaires et les amateurs de belles choses s’y intéresseront. Mais attention ! Dans la foulée des mots, nous ne devons pas oublier nos maux, les maladies de notre société. Nous ne devons pas oublier l’alphabétisation qu’il faut continuer en créole ou en français. Ne négligeons pas notre économie et nos programmes de développement. Car tant vaut l’économie d’un pays, tant vaut son dictionnaire
Jean-Robert Léonidas, médecin écrivain haïtien
Conférence présentée au 23ième Congrès de l’Association des Médecins Haïtiens à l’Etranger (AMHE) au Concord Resort Hotel ( Catskills, NY), juillet 1995. Reprise, sur invitation du Prof. Frantz Leconte, au Restaurant Le Viconte, à Queens, NY.