— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue,
Entrevue exclusive avec Peter Frisch,
Directeur général de la Maison Henri Deschamps
L’impératif de la didactique du créole est d’une brûlante actualité en Haïti. Elle concerne aussi bien les enseignants et leurs associations, les directeurs d’écoles, le ministère de l’Éducation nationale que les rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires. Pour mieux en mesurer l’amplitude, il est essentiel d’être à l’écoute des différents intervenants de la chaîne de transmission des connaissances dans l’École haïtienne.
Robert Berrouët-Oriol (RBO) – M. Peter Frisch, vous dirigez depuis plusieurs années une grande institution éditrice de manuels scolaires et dont l’histoire séculaire se confond avec celle de l’instruction publique en Haïti. Voulez-vous dresser un portrait succinct des Éditions Henri Deschamps, de ses débuts à aujourd’hui ?
Peter Frisch (PF) – La Maison Henri Deschamps est une entreprise haïtienne de 125 ans et compte donc parmi les plus anciennes firmes du pays. Mais la Division des éditions a vu le jour en 1941, durant la Deuxième guerre mondiale. Jusque là, la quasi-totalité des manuels scolaires en usage dans les écoles venait de France. Avec la guerre, l’importation de livres venant de France était presque impossible. M Henri Deschamps décida alors de fonder les Éditions Henri Deschamps et aussi l’Imprimerie Henri Deschamps afin de produire des manuels scolaires haïtiens en Haïti pour les écoliers haïtiens. Il fit appel à des pédagogues de renom pour monter la première collection de manuels des Éditions Henri Deschamps. Depuis lors l’entreprise n’a jamais cessé d’œuvrer dans ce secteur et d’innover. En matière d’édition, en particulier d’édition de manuels scolaires, nous avons quatre-vingt ans d’expérience sur le terrain.
RBO – En quoi les Éditions Henri Deschamps se distinguent-t-elles des autres maisons d’édition présentes sur le marché du livre haïtien ? Est-ce par la qualité et la variété des titres de son catalogue ? Est-ce parce qu’elle prend des risques éditoriaux en accueillant les nouvelles voix de la littérature jeunesse ? Est-ce parce qu’elle accorde une place de choix aux livres consacrés à la communication quotidienne et qui ont la faveur des lecteurs ?
PF – Nous sommes la plus ancienne maison d’édition en Haïti et si nous continuons à être l’éditeur principal de manuels scolaires et qui restent les plus demandés sur le terrain, c’est grâce à notre politique de produire des livres de qualité, tant sur la forme que sur le contenu, et qu’en effet, nous avons toujours pris le risque d’innover dans ce domaine en étant à l’écoute des besoins du terrain. Ceci n’enlève pas la reconnaissance que font d’autres maisons d’édition en Haïti. Ceci contribue à rendre ce secteur économique plus dynamique. Quand il y a plusieurs acteurs sur un marché, cela contribue à nous empêcher de nous reposer sur nos lauriers et à toujours chercher à nous remettre en question, à améliorer continuellement nos produits et nos services.
RBO – Quels sont les principaux défis des Éditions Henri Deschamps sur le marché du livre aujourd’hui en Haïti ?
PF – Le plus grand défi des Éditions Henri Deschamps reste le piratage de nos manuels scolaires, prix de notre succès. Ces voleurs de la propriété intellectuelle gangrènent le secteur de l’édition et menacent son existence. Malheureusement, il n’y a pas de protection des autorités et même au niveau de la justice, le concept légal du vol de la propriété intellectuelle n’est pas bien maîtrisé. Les sanctions sont bien légères envers les faussaires, ce qui les encourage au final à poursuivre leur activité criminelle.
Un autre grand problème est la diminution du pouvoir d’achat des familles face à l’augmentation du coût de la vie. La Maison Henri Deschamps est directement impactée par l’inflation, l’augmentation du coût des matières premières et autres intrants dans la production des livres, la dévaluation constante de la gourde. C’est un réel défi d’œuvrer à garder des prix le plus accessible possible dans une telle conjoncture.
RBO – Au creux de l’article que j’ai publié le 27 mai 2022 dans Le National, « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) », j’ai noté qu’un seul titre créole de votre catalogue, « Kreyòl pale kreyòl ekri 7èm ane », semble être un livre de didactique du créole au sens strict, alors même que sous la rubrique « Les guides du maître », figurent des titres tels que « Pol ak Anita gid mèt », « Premye konesans mwen gid mèt ». D’autre part, vous avez édité des livres unilingues créoles que l’on peut classer sous la rubrique « communication créole », par exemple « Ala yon Ratoutou sa », « Beniswa an vakans », « Ana ap abiye », « Ana ap fè manje », ainsi que des livres bilingues français-créole tel que « Babas a vraiment eu peur » / Babas te pè tout bon ». Pour l’ensemble des matières scolaires enseignées, comment faut-il comprendre qu’il y ait si peu de titres créoles dans votre vaste catalogue ? Cette question se justifie d’autant plus que plusieurs institutions de référence (l’UNESCO, l’UNICEF) estiment que le système éducatif haïtien accueille entre 2 et 4 millions d’élèves chaque année et que ces élèves sont en majorité de langue maternelle créole ?
PF – Depuis de nombreuses années nous éditons des livres de didactique créole et notre fonds est bien plus important que les quelques titres que vous avez évoqués, à commencer par « Pòl ak Anita » et la collection « Map Li ak Kè Kontan » qui ont vu le jour depuis les années 1980, pour aboutir à la collection « Wi Men Konn Li », allant de la 1re à la 6e année fondamentale. Concernant « Kreyòl Pale Kreyòl Ekri », nous n’avons pas uniquement ce titre pour la 7e année. Nous l’avons également pour les 8e et 9e années fondamentales.
Nous avons aussi édité les ouvrages « Viv Matematik » pour la 1re à la 3e année fondamentale depuis plus de 15 ans.
Depuis de nombreuses années, nous avons mis sur pied un programme de manuels en créole, pour les classes de 1re à 3e année fondamentale, dans différentes matières. Mais vu le peu de demande que nous avons constaté pour ces livres, hormis les manuels de communication créole, les autres titres sont restés au stade de prêt à l’impression, attendant que ce marché se développe.
Notons que le jury du Prix Littéraire Henri Deschamps a primé en plusieurs occasions des œuvres en créole, que nous avons publiées. Ceci contribue à donner au créole ses lettres de noblesse, en plus d’avoir été établi langue officielle par la Constitution de 1987. Nous estimons que plus il y aura de livres autres que les manuels scolaires à lire en créole, plus il y aura un intérêt du public. C’est aussi pour cette raison que nous avons publié une collection de livres de littérature jeunesse en créole à l’intention des enfants.
RBO – Peut-on dire qu’il y a jusqu’à aujourd’hui trop peu de rédacteurs qualifiés d’ouvrages de didactique du créole ou plus largement d’ouvrages rédigés en créole pour l’ensemble des matières scolaires ?
PF – Aux Éditions Henri Deschamps, nous avons des rédacteurs et correcteurs en créole, qui sont des employés à plein temps. Le souci principal est que l’Académie créole travaille toujours sur des aspects de la graphie et de certaines règles de la langue. Le créole est en chantier, ce qui pose par moment des défis dans la rédaction de textes en créole.
RBO – Examinons la question autrement : faut-il faire le constat qu’en raison de la faible utilisation du créole dans l’apprentissage scolaire au pays, il n’y a pas encore en Haïti un véritable marché du livre didactique créole et que le lectorat demandeur de ce type d’ouvrages –enseignants et élèves–, est un lectorat faiblement constitué et dont le pouvoir d’achat est relativement faible ?
PF – Comme nous l’avons déjà évoqué, il y a effectivement, pour l’instant, une réticence à utiliser les manuels en créole, autre que les livres de communication créole. Nous ne pouvons qu’espérer que dans un futur proche, davantage de directeurs d’école, d’enseignants et de parents seront convaincus que l’apprentissage en créole peut être un atout pour l’acquisition des compétences de base par les enfants haïtiens. En tous pays la langue d’apprentissage pour les élèves est leur langue maternelle. En Haïti, la langue maternelle de la quasi-totalité de la population est le créole. Il serait donc plus aisé pour les enfants de maîtriser les notions de base dans leur langue maternelle et d’apprendre en parallèle à maîtriser le français, qui est une langue seconde, voire étrangère. Mais pour cela, il faut aussi de bons professeurs de français, qui ont les compétences appropriées dans cette langue pour la transmettre à leurs élèves.
RBO – Les livres créoles du catalogue 2021 des Éditions Henri Deschamps se vendent-ils bien, sont-ils rentables ? S’écoulent-ils au début ou tout au long de l’année scolaire ? Avez-vous au moins une fois été en rupture de stock d’un titre rédigé en créole ?
PF – La vente de nos livres en créole, hormis les livres de communication créole, ne sont pas encore rentables. Ils sont vendus en trop petite quantité et des tirages restent longtemps dans nos entrepôts. Or un produit en papier est périssable. Le papier jaunit et perd avec le temps de son attrait. Quand on investit dans un livre, cela a un coût, et quand il est peu vendu, cela se traduit en perte.
RBO – Quelle est la politique éditoriale de votre maison en ce qui a trait aux livres scolaires créoles en général et en ce qui concerne les ouvrages didactiques créoles en particulier ? Quels sont les critères, linguistiques et didactiques, que les Éditions Henri Deschamps ont adoptés en ce qui concerne les ouvrages didactiques créoles ? Le comité de lecture des Éditions Henri Deschamps bénéficie-t-il de l’éclairage d’experts lorsqu’il s’agit d’évaluer le manuscrit d’un prochain livre rédigé en créole pour les matières scolaires ou traitant spécifiquement de didactique créole ?
PF – Aux Éditions Henri Deschamps, nous appliquons le programme du ministère de l’Éducation nationale. Tous les ouvrages que nous publions sont en conformité avec ce programme. Toutes les fois que le Ministère demande un enseignement en créole pour des niveaux et des matières, nous respectons les consignes et élaborons les manuels appropriés afin de les avoir disponibles pour les écoles. Ainsi, dès l’instant que le MENFP a sorti sa directive que pour les quatre premières années de l’enseignement fondamental, toutes les matières devaient être en créole, nous nous sommes attelés à convertir en créole, en particulier pour la 3e et la 4e année, les titres que nous n’avions encore qu’en français, afin de compléter notre collection. Nous sommes déjà très avancés et pour la rentrée des classes 2022, nous aurons en créole les manuels pour toutes les matières de la 1re à la 4e année fondamentale.
RBO – Votre maison d’édition sollicite-t-elle des auteurs connus/reconnus du domaine de la didactique générale et de la didactique spécifique du créole dans le but d’offrir aux enseignants et aux élèves des livres de référence en créole ? Ou plus prosaïquement attendez-vous que tel ou tel auteur connu/reconnu vous propose un nouveau titre ?
PF – Hormis le personnel à plein-temps que nous avons aux Éditions Henri Deschamps, nous faisons régulièrement appel à des enseignants de carrière et des didacticiens diplômés, dont certains sont même membres de l’Académie créole pour l’élaboration des manuels. Ceci est essentiel pour produire des ouvrages de qualité. D’ailleurs, de nos jours, un livre destiné à des élèves n’est plus le produit d’une seule personne, mais plutôt d’une équipe. Mais nous recevons aussi des propositions d’ouvrages à éditer par des auteurs. C’est ainsi qu’il y a deux ans, nous avons publié le livre de Robert Damoiseau « Études de grammaire contrastive Français – Créole haïtien, Créole haïtien – Français ».
RBO – Quel est le profil rédactionnel des auteurs de manuels scolaires en langue créole que vous publiez ? S’agit-il d’enseignants de carrière, de didacticiens diplômés, de traducteurs créoles ? Vos manuels scolaires en langue créole sont-ils homologués par le ministère de l’Éducation ?
PF – Comme déjà évoqué nous faisons appel à des professionnels enseignants, diplômés en pédagogie, ayant une maîtrise de la matière ou des matières pour lesquels ils élaborent les manuels, que ce soit en créole, en français, en anglais ou en espagnol. Toutes les fois que nous sortons un nouveau manuel, nous le soumettons à l’évaluation de la Direction du curriculum et de la qualité du MENFP. Toutefois, la DCQ accuse un certain retard dans l’évaluation des nouveaux manuels, étape préliminaire à l’homologation par le Ministère. Nous ne pouvons qu’espérer que la DCQ arrivera au plus vite à se mettre à jour dans les meilleurs délais. Dans l’intervalle, tout ouvrage déposé à la DCQ par un éditeur de manuels scolaires et en attente d’évaluation est sur le marché, bénéficiant d’une sorte d’autorisation temporaire du MENFP, ce qui est une entorse au règlement de l’homologation. Mais sans cela, pour bien des matières, nous serions encore à utiliser dans les écoles des manuels désuets et ne répondants pas aux exigences de la pédagogie moderne.
RBO – Estimez-vous que les éditeurs de manuels scolaires doivent contribuer à la définition d’une future politique linguistique éducative en Haïti ?
PF – Aux Éditions Henri Deschamps nous sommes toujours disposés à apporter notre contribution, sur la base de nos longues années d’expérience sur le terrain, et à collaborer toutes les fois que l’on fait appel à nous. Mais ce n’est pas le rôle des éditeurs de manuels de définir la politique linguistique éducative du pays. Ceci relève des instances étatiques. Mais il serait opportun que ce travail ne se fasse pas en vase clos, mais dans un partenariat public-privé, en collaboration avec la société civile, dont les éditeurs font partie, à même titre que les éducateurs, les universitaires…
RBO – M. Peter Frisch, merci d’avoir aimablement répondu aux questions du National.
Montréal, le 6 juin 2022