— Par Michel Herland —
Au-delà du cas grec, qui est en quelque sorte caricatural, l’exemple français mérite réflexions. En 2013, dernière année pour laquelle on dispose de chiffres quasi-définitifs, les dépenses de l’État se sont élevées à 373 milliard d’euros et les recettes (hors emprunt) à 302 milliards. Plutôt que de présenter le déficit de 70 milliards environ en pourcentage du PIB, chiffre passablement abstrait, il est plus parlant de le rapporter aux dépenses de l’État. Le calcul est vite fait : l’État français s’avère incapable – et ce de manière récurrente – de financer un cinquième de ses dépenses, parfois davantage, autrement qu’en recourant à l’emprunt. Quelle entreprise, quel ménage, pourrait vivre indéfiniment sur un tel pied ? Autre chiffre à retenir : en 2013, toujours, alors que les prélèvements obligatoires atteignaient 46% du PIB, les dépenses publiques s’élevaient, elles, à 57% du PIB.
Même un keynésien doit reconnaître que ce dernier chiffre est excessif. Il est difficile de ne pas voir une relation entre l’apparition des déficits commerciaux, désormais récurrents, la faiblesse des investissements privés et le poids du secteur public. Car tout un chacun, « usager » des services publics, est bien placé pour observer l’inefficacité des administrations. Il y a certes toujours des exceptions mais, en règle générale, la productivité des fonctionnaires – centraux et a fortiori locaux – laisse à désirer. Or la fonction publique pléthorique a un coût qui pèse d’autant plus sur le secteur privé que celui-ci se trouve déjà en difficulté. Force est de le constater, face à une croissance quasi nulle depuis plusieurs années, le mécanisme vertueux keynésien (déficit public →augmentation des dépenses publiques →augmentation de la demande globale → augmentation de la production du secteur privé → augmentation des impôts et remboursement des emprunts publics) s’est enrayé. Plusieurs raisons expliquent le « changement de paradigme », au premier rang desquelles la mondialisation, non seulement parce que nos entreprises sont concurrencées par celles des pays à bas coûts mais encore, en tout état de cause, parce que, dans une économie « ouverte », l’effet d’une relance par la demande dans un pays, au lieu de rester confiné au pays qui l’entreprend, se dilue dans tous les pays qui lui fournissent ses importations. Si l’on attend aujourd’hui, en France, que l’Allemagne, dont les finances sont saines, pratique une politique de relance vigoureuse, c’est parce qu’on espère, dans ce cas, exporter davantage vers elle.
Augmenter la dette et les dépenses publiques étant devenu contreproductif, les pays comme la Grèce et la France sont amenés à opérer un renversement « copernicien » auquel, de toute évidence, ils ne sont pas prêts… Avant l’euro, ces pays ont longtemps disposé d’un moyen commode de réduire leur dette : l’inflation. En profitaient non seulement les gouvernements mais l’ensemble des débiteurs. C’est l’un des facteurs qui explique pourquoi, par exemple, les ménages français sont plus nombreux en proportion à être propriétaires de leur logement que les ménages allemands : contrairement à la France, l’Allemagne de l’après deuxième guerre mondiale n’était pas abonnée à l’inflation. Aujourd’hui, l’inflation n’est pas à l’horizon de la zone euro ; on redoute plutôt le risque de déflation. En France, toujours en 2013, la croissance a été nulle et l’inflation inférieure à 1%. Depuis 2008 le taux de croissance n’a jamais dépassé 2%, ce qui – en l’absence de mesure radicale pour le partage du travail – explique que le chômage ne cesse de croître. Quant à la Grèce, en déflation depuis 2013, son taux de croissance est resté négatif entre 2009 et 2013. La situation de la France, a fortiori celle de la Grèce, ne plaident pas vraiment pour une baisse des dépenses publiques et/ou une augmentation des impôts dans ces pays dont les finances publiques sont pourtant en fort déséquilibre.
Tous les experts s’accordent sur un point : bâtir l’union monétaire sans l’union politique – c’est-à-dire sans une authentique fédération avec des institutions fédérales pesant suffisamment pour que des « stabilisateurs automatiques » aident à réduire les écarts conjoncturels à l’intérieur de la zone – a été une erreur dont nous payons aujourd’hui les conséquences. Les chefs d’Etat qui ont conçu l’union monétaire ont voulu à la fois le beurre (la monnaie européenne) et l’argent du beurre (préserver l’essentiel de leurs souverainetés respectives) : on voit à quoi cela nous a conduits.
Les analystes lucides savent tout cela mais ils ne vont pas, en général, jusqu’à en tirer la conclusion qui s’impose. De deux choses l’une : ou bien le saut qualitatif de l’UE à la fédération européenne est possible ou il ne l’est pas. Puisqu’il ne l’est pas, il est de l’intérêt des pays qui ne peuvent pas supporter les contraintes de l’union monétaire d’en sortir et de regagner ainsi deux instruments de leur politique économique qui leur font actuellement défaut, l’inflation et le taux de change. Ils se retrouveraient alors dans la situation de la Grande-Bretagne, par exemple.
On lit souvent que le retrait d’une partie des pays membres de l’euro serait pire pour eux que le mal dont ils souffrent. Encore faudrait-il le démontrer ! Sortir de la zone euro serait l’équivalent d’une dévaluation. Que l’on sache, si les pays qui éprouvent de graves difficultés économiques dévaluent leur monnaie c’est parce que les avantages à long terme l’emportent pour eux sur le coût à court terme. Il n’en irait pas autrement en cas de « Grexit » ou autre. Il est vrai que le problème de la dette libellée en euro se poserait à ces pays avec encore plus d’acuité et qu’un défaut massif serait alors inévitable, ce qui n’est évidemment pas dans l’intérêt des pays créanciers. Mais, en tout état de cause, la décision de quitter ou non l’euro demeure du ressort des pays surendettés.