La « démerde » des personnes qui ne mangent pas toujours à leur faim

Une personne sur deux en situation de précarité alimentaire se débrouille sans recours à l’aide alimentaire

— Par Marianne Bléhaut (CREDOC), Mathilde Gressier (CREDOC), Antoine Bernard de Raymond (INRAE) —

Une étude du Crédoc a montré qu’en novembre 2022, 16 % de la population était en situation de précarité alimentaire, déclarant n’avoir pas toujours assez à manger. La principale raison citée est un manque de moyens financiers, dans un contexte de forte inflation des produits alimentaires. Ainsi, les personnes en manque de nourriture doivent faire des arbitrages parfois complexes pour s’adapter au manque d’aliments.

Pour mieux comprendre ces arbitrages et leurs spécificités par rapport à celles de la population générale, le CRÉDOC a exploité un ensemble de questions sur la précarité alimentaire inséré, en collaboration avec l’INRAE et l’Université de Bordeaux, dans l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français.

Les résultats montrent d’une part que les modes d’approvisionnement des précaires diffèrent peu de ceux de la population générale, l’aide alimentaire ne représentant qu’une partie de leur approvisionnement. Ils mettent aussi en évidence la diversité des solutions déployées par les personnes précaires, comme le fait d’arbitrer entre les lieux d’approvisionnement, d’acheter des aliments moins chers ou de limiter les quantités. Leur isolement limite le recours à l’aide des proches. Enfin, le sentiment de honte et la méconnaissance de l’aide alimentaire sont les principaux freins déclarés pour en bénéficier, soulignant le caractère stigmatisant des difficultés à se nourrir.

Le recours aux offres d’aide alimentaire est loin d’être le seul mode d’approvisionnement des personnes qui n’ont pas toujours les moyens de fréquenter les circuits classiques. Une personne sur deux dans cette situation déclare avoir eu recours à une aide alimentaire au cours des douze derniers mois. Le plus fréquemment, les répondants citent les épiceries sociales et solidaires (où les aliments sont vendus à un prix inférieur de 10% à 30 % du prix du marché) et les repas gratuits dans les structures d’aide alimentaire. Ces formes d’aide sont chacune citées par une personne précaire sur cinq (18 %).

Pour la plupart des personnes fréquentant l’aide alimentaire, une seule forme d’aide alimentaire est utilisée parmi la distribution de repas, de paniers, de tickets ou bons alimentaires ou les épiceries sociales et solidaires. Parmi les personnes précaires, une part très minoritaire (12 %) déclare mobiliser au moins deux types d’aide alimentaire.

Autre indice du recours massif à la débrouille : seule une personne sur dix en situation de précarité alimentaire a principalement recours à des sources non commerciales pour son approvisionnement en produits alimentaires : aide alimentaire, autoproduction (produire soi-même ses propres fruits et légumes avec un petit potager dans son jardin, ou via un jardin partagé, avoir un poulailler), approvisionnement par des proches, invendus des supermarchés ou marchés.

L’aide alimentaire ne constitue ainsi qu’un canal parmi d’autres, en complément de modes, marchands ou non, également mobilisés par l’ensemble de la population. Ce constat est congruent avec la stratégie des organisations d’aide alimentaire, qui ne vise pas à couvrir la totalité des besoins des bénéficiaires.

Ainsi, les personnes en situation de précarité alimentaire s’approvisionnent principalement via des canaux qui ne leur sont pas spécifiques : près de la moitié fréquente les hypermarchés et supermarchés (soit une proportion moins importante que pour les personnes non précaires, mais néanmoins très élevée), et 42 % les magasins de hard discount. L’autoproduction est également citée par une proportion similaire de personnes précaires (12 %) ou non précaires (14 %). Elle constitue donc une source non négligeable d’approvisionnement en aliments et fait partie des trois sources principales pour 1 précaire sur 10, en dépit des difficultés de logement auxquelles font face les personnes en situation de précarité alimentaire. Les personnes en situation de précarité alimentaire sont en revanche plus nombreuses que la moyenne à avoir recours aux invendus des supermarchés ou des marchés. Elles ont par ailleurs beaucoup moins recours aux commerces spécialisés ou aux circuits courts que le reste de la population.

Mesure de la précarité alimentaire dans l’enquête Conditions de vie et aspirations

Un module sur la précarité alimentaire a été inséré dans l’enquête Conditions de vie et aspirations, menée par le Crédoc depuis 1978. Cette enquête en ligne est menée auprès d’un échantillon représentatif de la population Française d’environ 3 000 personnes âgées de 15 ans et plus.

La mesure de l’insuffisance alimentaire est issue d’une question utilisée dans l’enquête INCA 3 de l’Anses. Il s’agit d’une manière d’estimer la part de la population Française en situation de précarité alimentaire, sans toutefois prendre en en compte tous les aspects (social, culturel, durable). Nous nous appuyons sur cet indicateur pour identifier les personnes en situation de précarité alimentaire : ce sont celles qui répondent « Il vous arrive parfois / souvent de ne pas avoir assez à manger » à la question « Parmi les situations suivantes, quelle est celle qui correspond le mieux à la situation actuelle de votre foyer ? ». Notons qu’en raison de son mode de passation en ligne, cette enquête peut sous-estimer la grande précarité. Elle permet cependant de mettre en lumière les difficultés rencontrées en population générale.

Mesure de la précarité alimentaire dans l’enquête Conditions de vie et aspirations

Un module sur la précarité alimentaire a été inséré dans l’enquête Conditions de vie et aspirations, menée par le Crédoc depuis 1978. Cette enquête en ligne est menée auprès d’un échantillon représentatif de la population Française d’environ 3 000 personnes âgées de 15 ans et plus.

La mesure de l’insuffisance alimentaire est issue d’une question utilisée dans l’enquête INCA 3 de l’Anses. Il s’agit d’une manière d’estimer la part de la population Française en situation de précarité alimentaire, sans toutefois prendre en en compte tous les aspects (social, culturel, durable). Nous nous appuyons sur cet indicateur pour identifier les personnes en situation de précarité alimentaire : ce sont celles qui répondent « Il vous arrive parfois / souvent de ne pas avoir assez à manger » à la question « Parmi les situations suivantes, quelle est celle qui correspond le mieux à la situation actuelle de votre foyer ? ». Notons qu’en raison de son mode de passation en ligne, cette enquête peut sous-estimer la grande précarité. Elle permet cependant de mettre en lumière les difficultés rencontrées en population générale.

Manger moins, moins cher et moins bien

Au-delà de leurs sources d’approvisionnement, les personnes en situation de précarité alimentaire adoptent deux solutions principales pour faire face au manque de nourriture parmi les quatre étudiées : consommer des aliments moins appréciés mais moins chers et réduire la taille des repas ou sauter des repas. Ces deux options sont utilisées presque chaque mois pour la moitié des répondants précaires. La réduction des portions consommées par les adultes au profit des enfants est citée par 4 répondants sur 10 (parmi ceux vivant avec des enfants). En revanche, seulement 19 % des personnes précaires disent recevoir régulièrement de la nourriture d’amis ou de la famille, ce qui peut être une conséquence de leur fréquent isolement relationnel.

Chaque mois ou presque un quart des personnes précaires cumule trois ou quatre de ces solutions, contre 4 % des personnes non précaires. Ainsi, la spécificité des modes d’approvisionnements des personnes en situation de précarité alimentaire semble résider dans la multiplication ou la combinaison de différentes stratégies d’adaptation. Cette combinaison de multiples solutions peut avoir d’importants impacts : cela implique par exemple une organisation importante, car il est nécessaire pour s’alimenter de jongler entre ces différentes solutions de débrouille et de les combiner aux sources d’approvisionnement marchandes et non-marchandes. On peut supposer que cette multiplication des solutions s’applique également à la recherche de « bons plans » dans les achats, en changeant si besoin de canaux d’achat en fonction des produits et de l’évolution des prix pratiqués par les différentes enseignes, qui font l’objet d’une communication importante. Cela peut également engendrer une vigilance accrue aux questions d’approvisionnement dans le quotidien, et de manière générale une charge mentale élevée. Au-delà des effets sur la santé, réduire son alimentation peut également avoir un impact sur la sociabilité en limitant la capacité à partager des moments de convivialité avec des proches. L’emprunt de nourriture peut également induire une dépendance entraînant un sentiment de honte.

Comme pour les sources d’approvisionnement non marchandes, ces solutions sont 3 à 6 fois plus fréquentes que chez les personnes non précaires mais elles ne leur sont pas spécifiques. Elles peuvent ainsi être un moyen pour les personnes fragiles mais non précaires de garantir un approvisionnement suffisant.

Les foyers avec enfants et les foyers sans enfants ne s’organisent pas très différemment. En revanche, parmi les foyers avec enfants, les foyers monoparentaux réduisent plus souvent leur consommation globale et mangent davantage d’aliments qu’ils apprécient peu. A l’inverse, obtenir de la nourriture auprès de proches est plus fréquent chez les couples avec enfants que chez les foyers monoparentaux, ce qui souligne l’isolement plus fréquent de ces derniers.

La honte et la méconnaissance, principaux freins au recours à l’aide alimentaire

Les deux principaux freins à la fréquentation de l’aide alimentaire pour les personnes n’ayant pas assez à manger sont la gêne ou la honte et le fait de ne pas avoir droit à l’aide alimentaire (35 % chacun). Une personne sur cinq déclare comme frein ne pas savoir où trouver cette aide.

Parmi les personnes en situation de précarité alimentaire ne recourant pas à ces aides, seule une faible minorité dit ne pas en avoir besoin (14 %). Pour la plupart, cette option pourrait donc compléter un approvisionnement jugé insuffisant. En outre, on peut supposer que le sentiment de ne pas avoir besoin de cette aide relève d’un rejet de cette solution associée dans l’imaginaire à la grande pauvreté. Si cette hypothèse est confirmée, on pourra alors considérer qu’il s’agit d’une autre facette de la honte et de la gêne déjà massivement exprimés.

Les personnes en situation de précarité alimentaire mettent en oeuvre un vaste panel de systèmes de débrouille pour pallier l’insuffisance de leur approvisionnement, sans que cela ne permette nécessairement de leur assurer une quantité et une qualité satisfaisante de nourriture. Les conséquences sanitaires et sociales de cette dégradation en font une question politique de premier plan, dans un contexte inflationniste inédit depuis les années 1980.

Télécharger le document complet en pdf sur le site du CREDOC

Pour en savoir plus

« En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités » Marianne Bléhaut, Mathilde Gressier, Consommation & modes de vie, n°329, mai 2023

Diagnostic de la précarité alimentaire en Île-de-France, Ansa et Crédoc, 2023 https://www.solidarites-actives.com/fr/nos-actualites/publication/diagnostic-de-la-precarite-alimentaire-en-ile-de-france et https://www.insee.fr/fr/statistiques/7453506

« Les bénéficiaires de l’aide alimentaire, pour beaucoup parmi les plus pauvres des pauvres » Aliocha Accardo, Agnès Brun, Thomas Lellouch dans France, portrait social, coll. Insee Références, édition 2022

« Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire » Conseil National de l’Alimentation, Avis n°91, octobre 2022