Depuis décembre 2000, la loi d’orientation pour l’Outremer ouvre la possibilité pour la Guadeloupe, en sa qualité de département d’outremer, de changer de statut en s’affranchissant du carcan institutionnel que représentait l’article 73 de la Constitution. La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République précise les modalités juridiques d’une telle possibilité. Depuis, les Conseils départemental et régional ont enfilé les Congrès sur le thème de l’évolution institutionnelle, sans réellement parvenir à éveiller l’intérêt des Guadeloupéennes et des Guadeloupéens pour le sujet.
La question du changement est posée en Guadeloupe depuis les années 50. À l’époque, sous un angle essentiellement politique. Elle divisait les départementalistes et les « progressistes » sur les thèmes de l’assimilation et de l‘émancipation. À partir des années 80, l’élément nouveau est l’introduction de la dimension gestionnaire dans la problématique du changement. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’indifférence du public à l’égard des projets d’évolution institutionnelle soit directement liée à la difficulté pour les citoyens de maîtriser les subtilités techniques de ces projets. Elle s’expliquerait plutôt par le fait qu’il est impossible dans l’imaginaire commun en Guadeloupe, d’isoler la dimension gestionnaire d’une interrogation sur ses conséquences sur l’avenir politique de notre pays. Or, sur ce dernier point, l’ambiguïté et la diversité des réponses n’installent pas la confiance. Selon moi, l’indifférence publique à l’égard de la question institutionnelle tient, en grande partie, aux caractéristiques du monde politique guadeloupéen.
L’assimilation administrative et politique à la République a été la formule juridique de sortie de la colonisation aux Antilles françaises. Elle s’est traduite par la transformation en 1946 des colonies antillaises en département d’outre-mer. Dans ce nouveau cadre constitutionnel, le principe d’indivisibilité de la République, fondé sur l’idéal d’égalité, scellait juridiquement le statut de la citoyenneté des anciens colonisés dans l’ensemble national français. Malheureusement, le passage à la départementalisation n’a pas marqué la fin des pratiques politiques et administratives coloniales en Guadeloupe et en Martinique. Dans la continuité de ce mouvement, le principe d’indivisibilité de la République aura surtout servi d’instrument de contrôle du champ politique par les autorités françaises dans les sociétés antillaises. Le but étant de faire constamment valoir un principe républicain, érigé en dogme, pour justifier et légitimer la répression de tout mouvement politique ou culturel soupçonné de visées séparatistes.
Toujours est-il que, depuis la fin des années 80, le principe d’indivisibilité n’est plus cantonné à une unique fonction répressive dans les territoires antillais. Quoique toujours gravé dans le marbre de la Constitution, il est jugé constitutionnellement compatible avec l’idée d’élargissement de l’horizon institutionnel ou statutaire des départements d’outre-mer. Ces derniers peuvent, selon des modalités très encadrées, exercer certaines compétences normatives en fonction de leurs spécificités culturelles, historiques ou économiques. Cet assouplissement des règles n’est pas sans rapport avec la montée en puissance de demandes régionalistes dans certaines régions de l’Hexagone et dans les départements antillais. Ces demandes s’appuient sur des revendications aussi diverses que le droit à la décentralisation, le droit à la différenciation, le droit à la domiciliation du pouvoir, le droit à l’autonomie.
Des revendications qui, en réinterprétant objectivement le rapport du citoyen à la nation dans l’espace républicain français, bousculent d’une certaine façon dans son fondement juridique et philosophique le principe d’indivisibilité. À partir cependant de logiques bien différentes en France et aux Antilles. Dans l’Hexagone, à de rares exceptions, les revendications régionalistes s’inscrivent globalement dans une logique fonctionnelle. Le but est d’obtenir un élargissement plus remarquable des compétences normatives des collectivités territoriales, afin de rendre plus efficaces les politiques publiques et rapprocher le citoyen des centres de décision.
Bien évidemment, dans ses grandes lignes, ce but est partagé par les courants régionalistes aux Antilles. Cependant, il s’inscrit dans une logique identitaire en fondant sa légitimation sur la croyance en l’existence d’entités communautaires martiniquaise et guadeloupéenne. De sorte que, en raison de cet élément, les revendications régionalistes aux Antilles et dans l’Hexagone ne déterminent pas le même enjeu politique. En France par exemple, partisans et contempteurs du régionalisme occupent le débat public en cherchant respectivement à rassurer où à mettre en garde l’opinion sur les conséquences possibles d’un traitement différencié des territoires sur l’unité de la nation. Aux Antilles où la conscience communautaire a avant tout un fondement ethnoculturel, la question de l’unité nationale, on s’en doute, n’ébranle pas les esprits. Pourtant, sous une forme empirique, elle s’invite dans le quotidien des Antillaises et des Antillais à travers leur manière de vivre sur un mode binaire leur appartenance à la nation française. En développant une culture ambivalente de « l’en-dedans et de l’en-dehors » qui a fini par structurer leur conscience collective.
Plus largement, cette ambivalence transpire dans les programmes régionalistes, même quand ceux-ci sont défendus par des nationalistes partisans de l’autonomie. Le désir affirmé de changement est souvent associé à la volonté de rester « au sein de la République ». Comme s’il s’agissait d’une ligne rouge qu’il n’est pas indispensable de devoir franchir pour obtenir le label de « patriote ». Bien entendu, un dilemme auquel échappent les indépendantistes. Mais, ironie du sort, c’est encore cette culture de « l’en dedans et de l’en dehors » qui donne à leur engagement dans nos territoires sa coloration très locale. Caractérisée notamment par la difficulté pour les adeptes de la cause indépendantiste à délégitimer les institutions d’un système qu’ils combattent ; quand ces mêmes institutions irriguent en tous points leur vie sociale. Dans ce contexte, afficher sa radicalité en ne participant pas aux « élections coloniales », est un geste révolutionnaire bien dérisoire.
C’est donc dans une configuration socio-politique frappée du sceau de l’ambivalence, que s’expriment les différentes formes de demandes régionalistes aux Antilles. La dernière en date ayant un caractère officiel est l’appel de Fort de France. Lancé solennellement en mai 2022 par des responsables à la tête des collectivités de la Réunion, de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, de Mayotte et de Saint-Martin. Dans le but d’exiger de l’Etat qu’il leur accorde les outils institutionnels nécessaires afin de faciliter la résolution de problèmes économiques, sociaux, environnementaux et même sociétaux spécifiques à leur territoire.
Or, à bien regarder, cette aspiration peut dans une certaine mesure trouver une traduction institutionnelle dans le cadre des articles 73 et 74 de la Constitution, revisités à partir des années 2000. Même soumis au régime d’identité législative dans le cadre de l’article 73, les départements antillais disposent de multiples dérogations, certes encadrées, mais prenant en compte les spécificités locales. Si ces dispositions ne suffisent pas à tarir les demandes officielles d’évolution institutionnelle « au sein de la République », c’est sans doute parce que les causes de l’insatisfaction débordent l’aspect strictement institutionnel du problème. Quand des responsables de collectivités, sur une base non idéologique, s’entendent pour exprimer un désir commun « d’ouvrir ensemble une nouvelle étape de l’histoire des pays d’outre-mer au sein de la République », c’est signe que le malaise a une profondeur existentielle. Il plonge selon moi ses racines dans la perversité de l’esprit dans lequel le pouvoir conçoit sa relation avec « les outre-mer ».
On ne doit pas se mentir. Cette relation est de nos jours moins caractérisée par la violence politique que par le passé. Le colonialisme sous régime départemental, celles et ceux de ma génération l’ont rencontré. Sous ses aspects les plus brutaux, les plus liberticides. Les générations plus récentes ne sont pas confrontées à une telle expérience dans leur vie sociale actuelle. Toutefois, la représentation que le pouvoir a aujourd’hui « des outre-mer » reste irréductiblement commandée par un imaginaire colonial. Reproduisant un rapport de dominant à dominés qui enferme les ultramarins dans état absolu de minorité. Ce qui les rend dubitatifs sur la réalité de leur statut civique. Sont-ils des colonisés ou des citoyens français ? Cette question prend une dimension encore plus traumatique lorsque les ultramarins, immergés dans le tissu social en France, sont victimes de rejet et d’exclusion. Parce que, du fait de l’ethnicisation des rapports sociaux, leur identité se réduit à la couleur de leur peau.
Quand on y réfléchit, l’histoire de la relation des Antillais avec la France, surtout depuis la départementalisation, est un peu l’histoire d’un désir assimilationniste contrarié. C’est donc sur les décombres d’une désillusion qu’ont prospéré en Guadeloupe des forces anticolonialistes dans une perspective émancipatrice. Avec cependant une nuance. Par le passé, dans le climat d’affrontement entre l’Est et l’Ouest qui accompagnait le grand mouvement de décolonisation d’après-guerre, les forces anticolonialistes avaient une direction idéologique soutenus par des valeurs et des choix de société qui les distinguaient les unes des autres. Cela avait l’avantage de nourrir dans l’espace public un débat entre elles sur les enjeux de leur engagement politique respectif. Depuis, les choses ont remarquablement changé. Dans la nébuleuse nationaliste actuelle, vitalisée par la surenchère identitaire, c’est un anticolonialisme primaire qui sert de lieu de convergence politique. Quand une rhétorique anticolonialiste, volontairement répétitive, réductrice et incantatoire, suffit à l’identification idéologique d’un courant politique, cela conduit à de coupables errements. Et l’actualité nous en offre un malheureux exemple.
Oui, je le pense. En tant que pays abritant une communauté historique, la Guadeloupe, au regard du droit international, peut tout à fait prétendre à être inscrite sur la liste des territoires non autonomes à décoloniser. Ses habitants ont droit à l’autodétermination. Autrement dit, les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens ont le droit de choisir librement le type de gouvernement sous lequel ils veulent vivre. Mais, quand en septembre 2023, pas moins de sept « organisations et associations patriotiques » guadeloupéennes sont invités à participer à la réunion du Comité spécial de décolonisation de l’ONU, se pose la question de leur représentativité démocratique, et celle des valeurs sur lesquelles elles s’alignent. Quelle est la représentativité de ces groupuscules qui prétendent à eux seuls incarner la conscience populaire ? Et qui, grâce au parrainage douteux du représentant d’un État autoritaire, se font les transmetteurs des aspirations des Guadeloupéennes et des Guadeloupéens au sein d’une instance internationale aussi prestigieuse que l’ONU.
Assez paradoxalement, jamais dans son histoire la population guadeloupéenne n’a exprimé aussi massivement et aussi ouvertement qu’en ce moment ses sentiments identitaires dans l’espace public. Sans que l’on soit en mesure de mettre cela au crédit d’un renforcement de l’audience politique de la mouvance nationaliste. Et pour cause. Si les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens cherchent à faire « peuple » au moyen d’un ciment identitaire, en réalité, c’est parce que, confusément, ils ont conscience de faire moins en moins société.
Nous vivons en effet dans un monde en basculement. Un basculement d’ordre anthropologique. Caractérisé notamment par l’incrustation dans les sociétés de violences sociétales multiformes devenues structurelles. Conséquences de l’effacement des valeurs et codes communs qui normalement font tenir les individus ensemble. La société guadeloupéenne n’est pas épargnée par ce glissement aux multiples facettes. L’une d’elles. En 1987, des Guadeloupéennes et des Guadeloupéens ont empêché par la force le débarquement en Guadeloupe de Jean-Marie Le Pen. Ils rejetaient cet individu surtout pour ce qu’il incarnait moralement. Trente-cinq ans après, au deuxième tour d’une élection présidentielle, sa fille, qui n’a en rien renié l’héritage politique et spirituel paternel, obtient très largement la majorité des suffrages en Guadeloupe.
Cela n’a pas bouleversé les consciences, ni provoqué de débats. Par naïveté ou par aveuglement identitaire, nombreux sont les membres de la classe politique à n’avoir vu dans ce vote qu’une forme banale de contestation de la politique du pouvoir en place. Or, en réalité, ce vote est le signe d’un effondrement moral collectif. La vérité est que, les idées de l’extrême droite, devenues hégémoniques en France, avec leur charge de haine de l’Autre, sont partagées par des compatriotes de plus en plus nombreux en Guadeloupe. Les échanges à caractère raciste et xénophobe qui circulent sur les réseaux sociaux en témoignent sans ambiguïté.
Cela donne à réfléchir. La crise sociétale est un défi supplémentaire auquel est confrontée la société guadeloupéenne. Or, indirectement, elle peut rendre encore plus complexe l’adhésion du public à un projet d’évolution institutionnelle. Rendu frileux à cause des problèmes d’insécurité en tous genres, ce public pourrait désirer encore plus d’État français en Guadeloupe.