La cuisine relationnelle des Antilles et des Amériques : Un matri-patrimoine méconnu

— Par Patrick Chamoiseau —

Permettez-moi quelques brèves considérations concernant la cuisine qui est la nôtre — celle des Antilles et des Amériques. Dans l’un de mes romans, intitulé Solibo Magnifique, publié en 1988, j’avais indiqué la recette du « Toufé-rétyen ». Cette chair de requin cuite à l’étouffée constituait un des plats emblématiques de l’époque. C’était aussi l’une des gourmandises préférées de ma mère. Je n’ai jamais raffolé du poisson et je ne suis pas un grand amateur de ce « Toufé-rétyen ». Seulement, je reste convaincu que cette recette méritait toute sa place dans mon exploration de l’imaginaire populaire de notre pays, mais aussi de notre créativité collective alors sous-estimée. Ce qui est intéressant, c’est que cette simple évocation avait déclenché une petite polémique. J’avais été accusé « d’auto-exotisme », pour ne pas dire de « doudouisme » par un philosophe martiniquais bien en vue à l’époque. Excusez-moi cette anecdote, mais elle est symptomatique de ceci : même si dans ces années-là, nous avions largement avancé dans la réappropriation de nos patrimoines oubliés — patrimoine de l’habitat, patrimoine de la mémoire orale, patrimoine de la danse, du tambour, de la musique des mornes —, la cuisine était encore considérée comme un symptôme du « localisme ». La citer dans un texte littéraire, constituait le symptôme haïssable d’une désertion de cet « universel » que glorifient sans précaution ceux qui se désertent eux-mêmes.

Le temps a passé, mais je crains que les choses n’aient pas vraiment changé. Notre art culinaire, notre gastronomie historique, sont largement méconnus, pour ne pas dire quelque peu négligés. Ce que nous savons d’eux se résume souvent à des compilations de recettes ou à une poignée de plats devenus passe-partout, akras, blaf, kolonbo, donbwé et tinen-lanmori qui remplissent nos célébrations militantes du bon-manger local. Je n’ai rien contre ces plats, mais on peut craindre qu’ils ne suffisent pas à résumer l’amplitude des saveurs qui nous viennent des labyrinthes de nos histoires.

Bien qu’elle soit bienveillante, cette minoration s’inscrit, à mon sens, dans deux problématiques que nous devons résoudre.

La première est celle de la notion de patrimoine.

La seconde concerne la production d’une culture savante.

La notion de patrimoine est toujours problématique chez nous. Quand on veut la définir et la valoriser, ce sont les structures monumentales qui spontanément font l’objet de notre attention. Les forts, les batteries défensives, les moulins, les ruines de pierre taillées, la Grand-case des vieilles habitations… sont nos balises en la matière. Le problème c’est que dans nos Amériques, les monuments les plus spectaculaires sont le plus souvent d’origine coloniale. Ils ne témoignent que d’une partie de nos histoires, évacuant alors la diversité et la complexité de ce que nous sommes. Ici, les trajectoires existentielles qui ne sont pas d’origine coloniale, n’ont pas atteint le stade monumental. Elles sont restées pendant longtemps, sans stèle, sans socle, sans édifices, dans les oubliettes de l’invisibilité. Nos patrimoines immatériels de la danse, de la musique, de la langue, des techniques, des savoirs populaires, savoirs-être et savoir-faire, sont largement sous-explorés. Pour réellement approcher notre réalité mémorielle, et deviner l’épaisseur de nos équations historiques, j’ai le sentiment qu’il faudrait ajouter à cette notion occidentale du « patrimoine-perçu-comme-monument », la notion de « Traces » qu’a proposée Glissant. C’est a la fois un éclat poétique et un axiome de lecture conceptuelle, ce que j’appelle un « poécept ».

Les Traces-mémoire, telles que je les devine, ne sont pas des monuments. Ce poécept englobe bien entendu, l’ensemble des dimensions immatérielles envisageables dans nos situations existentielles. Néanmoins, il dispose d’une vertu supplémentaire. Il peut s’appliquer à de petits vestiges, sublimer des objets ordinaires, magnifier un bout de paysage, réanimer jusqu’à l’éblouissement les restes ténus d’une pratique ancestrale. Les Traces sont à même de nous ramener, à connaissance sensible, les mémoires, les techniques, les savoirs de tous ceux qui ont contribué à la construction de nos Pays et qui se sont vus minorés — à commencer par les amérindiens désapparus, les africains jetés en esclavage, tous les immigrants venus de l’Asie et du levant, et, bien entendu, toute la diversité des « engagés » blancs et de ces colons originels qui camouflaient leur prédation sous le terme « Habitants ».

Un tambour, une danse, un mayoumbé, une flûte de bambou, un coutelas, un geste de poterie, un « manger-mêlé », un vieux chanté créole, ne sont ni des monuments ni des densités immatérielles. Ce sont des Traces. Et c’est donc la mise à jour de ces Traces qui jalonnent notre histoire et subsistent parmi nous, c’est elle qui pourra contrebalancer non seulement les monuments coloniaux mais aussi nos minorations militantes et vertueuses. Le maillage de nos Traces, associé aux constructions monumentales, constituera enfin le récit horizontal de ces histoires qui se sont rencontrées dans le système des plantations, de ces mémoires qui se sont affrontées, qui se confrontent encore, dans l’explosive genèse de nos singularités. Ce sont toutes ces absences éclatées dans des Traces qui ont fait de chacune de nos îles, de la Caraïbe et de nos Amériques, un espace composite d’une grande modernité. Dès lors, il est évident que notre art culinaire nous a laissé d’innombrables Traces : des récipients, des ustensiles, des plats, des saveurs, des totems gustatifs, des associations inattendues, des gestes, des mélanges d’une simplicité restée indéchiffrable, des assaisonnements rituels, des racines, des tubercules, des plantes et des fruits qui a force de résister au temps sont devenus des poèmes symboliques…

C’est donc à ce triple titre — de patrimoine, de densité immatérielle et de Traces-mémoire — que notre art culinaire est à considérer comme une instance patrimoniale déterminante.

Et c’est là qu’une deuxième problématique s’installe.

En préparant la série documentaire sur notre cuisine, j’ai acquis la certitude que la notion de patrimoine, dans son acception dominante, ne convenait pour définir ce gisement culturel. Le patrimoine est patriarcal. La vision masculine, les vieux réflexes machistes, ont toujours été les seuls à conter nos histoires, et donc à structurer nos imaginaires. Ils ont écarté, jusqu’à l’obstination, la présence, l’action et la créativité des figures féminines. Dans nos histoires culinaires, les hommes ont assumé une présence importante, mais il n’en demeure pas moins qu’une évidence s’impose : l’effervescence imaginative qui a donné naissance à la richesse exceptionnelle des cuisines de la Caraïbe et de nos Amériques, a essentiellement été mise en œuvre dans les canaris vides et les casseroles noircies que devaient sublimer les femmes — et cela à toutes les époques, depuis les antériorités amérindiennes jusqu’aux acculturations de nos urbanités portuaires. Toutes ces femmes, femmes de peuples génocidés, déportées jetées à l’esclavage, potomitan d’imposantes familles, marchandes ambulantes, matadors-cuisinières, servantes de grand-cases, toutes ces féminités indomptables qui ont dû, jour après jour, faire preuve de ruse, d’inventivité, de créativité cruciale, pour nourrir ceux qu’elles servaient, ou qu‘elles aimaient, sont à la base de ce que nous devons appeler : un matrimoine. Néanmoins, pour demeurer dans la complexité de nos situations humaines, je proposerais plutôt le terme de : matri-patrimoine.

La seconde problématique qui s’impose aux accomplissements de nos pays, est celle de la production d’une culture savante. Les traits structurants d’une culture proviennent toujours de la créativité populaire. Une culture, c’est avant tout des créatures anonymes qui, par leur génie, inventent au quotidien, des chemins praticables dans tous les défis de l’existence. Toute culture est le fait de créateurs obscurs qui, par le succès de leur création, initient ce qui va devenir une constante culturelle communautaire. Cependant, nos cultures créoles caribéennes ont échappé à l’archétype communautaire : elles sont par nature des cultures d’individuations relationnelles. Elle se sont sédimentées, nullement sur des bases collectives, mais dans la terrible rencontre de milliers d’individus de cultures amérindiennes avec d’autres milliers d’individus venus des autres cultures du monde. Cette alchimie (véritable choc d’individuations forcées et de communautarismes empêchés) s’est produite avec une zébrure vertébrale qui est celle de l’Afrique. Nos cultures caribéennes proviennent donc d’une créativité populaire diffuse qui, dans une même matrice épouvantable, a développé des logiciels de survies et de transmission débrouillarde que nous nous sommes efforcés de maintenir.

Comment avons-nous fait ?

Au mieux par du militantisme politique et culturel ; au pire par des sacralisations répétitives.

Conserver des dynamiques culturelles ancestrales par du militantisme ou par de la répétition sacrale aboutit nécessairement à une folklorisation. Dans les deux cas, on perd l’esprit profond, la vivacité secrète, qui fait qu’une singularité culturelle est un organisme vivant. Toute singularité culturelle se doit d’éprouver les évolutions imprévisibles du vivant. C’est pourquoi une culture vivante ne se fige jamais, elle se transforme pour bien se conserver, elle se conserve pour mieux se transformer, elle s’accomplit au rythme de ces échanges qui la changent, et elle s’adapte en continu aux écosystèmes qui la stimulent. Aujourd’hui, l’écosystème pertinent de toutes les singularités culturelles du monde, n’est autre que le monde lui-même – un monde fait de relations entre cultures, civilisations et individus, une entité hautement dynamique que Glissant a nommé le Tout-monde

Tenter de préserver des abscisses culturelles par le militantisme ou par la répétition mécanique aboutit à leur stérilisation douce.

Hélas, cela nous est arrivé dans beaucoup de domaines.

Le seul moyen d’y échapper, c’est d’assurer le prolongement de nos gisements culturels par la production d’une culture savante. Chaque noyau culturel devrait, à mon sens, se voir enrobé d’un cytoplasme et d’une membrane de culture savante qui en assure à la fois la connaissance profonde et, par là-même, sa transmission la plus féconde et donc la plus inaltérable. Sans culture savante, les lignes culturelles populaires se folklorisent et meurent sous les bons sentiments. Nous avons pu développer cette culture savante sur notre langue, sur le tambour, sur la musique et la danse, grâce au travail de personnes formidables (je pense à l’association AM4, je pense à l’ethnomusicologue Jacqueline Rosemain, je pense à notre regretté linguiste Jean Bernabé… et à bien d’autres…) mais nous devons continuer à en produire pour toutes les variables de notre équation culturelle caribéenne, toutes les étoiles de notre galaxie américaine.

Alors voilà ma conviction.

Sans travaux de recherches, sans discussions, sans études, sans réflexions, sans projections imaginatives, sans colloques d’inventaires et de synthèse, sans esthétisation artistique exigeante, nous ne connaîtrons jamais comme il faut notre matri-patrimoine culinaire. Non seulement nous ne serons pas en mesure de le transmettre, mais nous ne pourrons pas en assurer la sublimation dans ses rencontres inévitables avec les autres esthétiques culinaires du monde. C’est donc, à mon sens, l’objet de ce colloque que d’inciter à ouvrir un champ permanent de recherches universitaires sur notre gastronomie, ses fondements, ses histoires, ses plats, ses pratiques, ses Traces oubliées, ses Traces à révéler, ses lignes de force et ses principes. De développer autour d’elle une culture savante capable de libérer les imaginations, d’exalter les imaginaires, et d’assurer ainsi à notre art culinaire une présence significative dans le renouvellement actuel. Aujourd’hui, de jeunes chefs de la Caraïbe et des Amériques —beaucoup d’entre eux sont ici avec nous — explorent avec notre richesse gastronomique. Nous implorons l’université de conférer une amplitude à leurs boîtes à outils.

Maintenant, une ultime remarque.

Lorsque l’on regarde l’espace de notre assise au monde (espace que les colonialistes ou que les universalistes auraient appelé « civilisationnel » mais que je préfère considérer comme simplement « relationnel »), on constate qu’il existe des cuisines antillaises, des cuisines sud-américaines, des cuisines de l’amérique centrale, des cuisines nord-américaines… Une diversité d’apparence chaotique. Cependant, si on y regarde de plus près, elles proviennent de la même matrice interactive, — à savoir : la présence-absence des peuples amérindiens ; la créativité inattendue qui résista aux système des plantations ; l’influence de l’Afrique explosée en des milliers de traces, et pour finir : les apports de toutes les immigrations qui ont nourri nos multiples surgissements. Il y a dans nos cuisines antillo-américaines des différences signifiantes. Malgré tout, dans ce magnifique arc-en-ciel de possibilités, il existe des lignes de force, des invariants déterminants, que nos réflexions à venir, aujourd’hui et dans les années qui viennent, pourront mettre en relief. Il nous sera clair alors que, si le choc relationnel ouvre à la diversité créative, cette dernière suscite, au cœur même de cette diversité, une unité dynamique et complexe, que nous avons l’obligation de deviner, de prolonger, de maintenir tout autant dynamique et tout autant complexe. Seule une culture poétique et savante peut assumer cette exigence.

Pour finir, je voudrais vous remercier à mon tour tous les participants à cette nouvelle page de notre accomplissement en tant que pays-frères. Remercier les services des fonds européens et particulièrement ceux de l’Interreg. Remercier tous ceux qui nous ont aidé pour la mise en œuvre de cette série documentaire. Mais je voudrais aussi remercier particulièrement M. Guy Deslauriers, réalisateur de films essentiels — L’exil du roi Béhanzin, La naissance de la biguine, le martyr d’André Aliker, la vision inconnue du Passage du milieu… et-cætera. — je le remercie d’avoir décidé de mettre son talent au service de notre matri-patrimoine culinaire.

Mèsi Misié !

Mèsi tout moun !

Mèsi anchay !

Patrick CHAMOISEAU.

Colloque universitaire Avec sel et piment du 4 octobre 2023

Amphithéâtre Michel Louis – UA de Schoelcher.