— Par Anne Aunime —
La restauration martiniquaise est-elle encore à la hauteur de ses promesses vis-à-vis de la clientèle locale comme de passage ? Le débat public ne semble pas se poser la question, alors que plusieurs indices inquiétants annoncent un décrochage par rapport aux attentes des Martiniquais et de leurs visiteurs.
La première caractéristique de notre restauration, c’est la pauvreté du choix. Les établissements proposent tous ou presque de la cuisine dite créole, en fait limitée à quelques plats standards, ou une gastronomie prétendument française en réalité cantonnée à quelques dénominateurs communs. Rien ou presque de visible qui sorte de ces deux catégories exclusives, qui soit inspiré de gastronomies innovantes ou d’autres régions de la Caraïbe, de France ou du monde, à part de grasses cantines chinoises de rue qui se multiplient.
Dans les établissements eux-mêmes, l’absence d’imagination qui préside à la rédaction des menus se double de l’incapacité de nombreux restaurateurs à tenir leurs cartes, incapacité que les difficultés d’approvisionnement sur le marché local ne suffiraient pas à expliquer. De fréquentes et agaçantes ruptures de stock sont ainsi notifiées au client une fois son choix effectué s’il sort un tant soit peu de l’ordinaire, et nombre de restaurants n’hésitent pas à remplacer dans les plats servis un ingrédient par un autre sans même se soucier de le dire comme s’il s’agissait de points de détail.
Presque toujours, les cartes de vins sont pauvres et déconnectées des plats proposés, d’ailleurs la plupart du temps les serveurs ne savent rien des vins qu’ils proposent à part qu’ils sont rouges, blancs ou rosés.
Le service globalement peu professionnel repose le plus souvent sur un personnel autodidacte à fort turn-over qui n’a même pas bénéficié avant d’aller en salle des quelques minutes de briefing qui auraient permis de faire illusion. Certes les délais se sont améliorés mais il a fallu de nombreuses années de gâchis irrémédiables de l’image de la destination, et encore aujourd’hui nombre de restaurateurs ne prennent pas au sérieux leur personnel de toute évidence recruté à l’économie.
La qualité et la quantité des mets servis sont variables, souvent médiocres parfois bonnes, mais une ruse locale presque systématique, très visible et à la longue agaçante, consiste à gonfler artificiellement les plats d’un ingrédient qui finit souvent par constituer l’essentiel des assiettes servies, surtout en entrée, à savoir la laitue découpée, cheap et roborative, sans doute bonne pour la santé mais finalement envahissante. Un jour, il faudra que la vérité soit révélée : qu’avons-nous fait à la salade à la Martinique pour qu’elle s’incruste dans nos restaurants au point d’en constituer parfois la denrée principale, pire que les glaçons des whisky-coca des boite de nuit qui remplissent les verres à la place du whisky et du coca ?
Une fois sur deux, le cadre et la décoration sont bâclés. Quelques symboles vaguement doudouistes, de l’agrandissement de salles par rafistolages successifs, des couverts de cantine scolaire et des serviettes en papier sur des nappes graisseuses de plastique ou des sets défraichis avec photos du pays prises dans les années soixante, un verre unique pour l’eau et le vin, du mobilier manifestement inadapté, des chaises en plastique blanc parfois encastrées deux à deux parce que sinon elles s’effondrent sous le poids du client, il faut croire que tous ces symptômes de pauvreté soigneusement entretenus font partie des standards locaux.
Ce ne sont pas les anecdotes qui manquent :
– le porte document plastifié amorti et graisseux modifié à la main qui tient lieu de carte
– des plats ordinaires rebaptisés par de pompeuses appellations (et l’omniprésente salade baptisée « lit de fraicheur »)
– l’entrée qui se résume à de la laitue décorée d’une quantité symbolique de l’entrée proprement dite
– les accras réchauffés pauvres en morue
– le menu annoncé « langouste entière » qui se transforme en demi-langouste
– les lasagnes qui se résument à deux cuillerées de lasagne entourées de montagnes de laitue découpée,
– la carte de vins qui propose le rosé de base au prix de grands crus
– le serveur qui ne sait pas si son vin blanc est sec ou moelleux, en vous précisant que c’est parce qu’il ne boit pas de vin blanc qu’il ne sait pas
– la serveuse qui vous amène une assiette et vient la reprendre une minute après pour la donner à une autre table qui attendait depuis plus longtemps que vous le même plat
– les tapas réduits à un duel de minuscules morceaux de fromage et de charcuterie de hard discount
– le pastrami changé en jambon de dinde
– la boule de glace du dessert remplacé par une boule de Chantilly parce « aujourd’hui ya pas de glace »
– et même comme récemment encore dans un établissement cher qui se veut branché à l’intersection de deux banlieues chics de Fort-de-France, le ravet mort et englué qui trône au milieu du plateau apporté par le serveur au groupe de médecins venu diner.
Heureusement que la qualité du « vivaneau sauce créole riz-légumes pays » tient encore la route, mais dans quel genre de décor, et peut-on imaginer manger autre chose dans ce pays ? Et jusqu’où notre vivaneau résistera-t-il à l’invasion du sinistre acoupa importé de Guyane à bas prix ?
Nous sommes pourtant tentés d’imaginer que la cuisine martiniquaise traditionnelle, diversifiée surtout si l’on veut bien remonter à l’avant deuxième guerre mondiale, pourrait se perpétuer dans la qualité, la tradition ou l’innovation, avec une « French Touch » ou pas. Nous savons aussi que la gastronomie française maladroitement présente chez nous peut encore gagner en diversité et en qualité, et que les cuisines étrangères manquent cruellement à la clientèle locale comme extérieure.
Or l’essentiel de l’offre ne se constitue plus que de restauration sauvage de quartiers populaires des villes du Tiers-monde au prix de la restauration parisienne, ou de restauration métropolitaine basique au prix du gastronomique.
Notre restauration semble en fait touchée comme d’autres activités locales par le catastrophique syndrome du « me-too », dont le principe serait fort simple à énoncer : copier le confrère tout en faisant légèrement moins bien pour tenter d’avoir de meilleurs marges, et ne surtout pas essayer de se différencier en quoi que ce soit histoire d’exploiter au maximum le filon identifié. A l’inverse de toutes les pratiques des pays en économie de marché, comme si nos entrepreneurs cherchaient à copier des supports pour accéder à une manne financière plutôt qu’à créer par la différenciation de vrais business. En attestent l’absolue ressemblance des établissements de cuisine dite créole qui parsèment nos communes, ou plus récemment la multiplication en ville des établissements s’autoproclamant « Lounge Bar » de plus en plus médiocres au fil des ouvertures nouvelles et condamnés à une brève existence.
Les restaurateurs avanceront sans doute non sans raisons que la restauration actuelle correspond au seul modèle économique viable, que ce qu’ils proposent se vend et correspond donc aux attentes de la clientèle, que les approvisionnements sont chers et imprévisibles, que le personnel coute cher, voire, comme disent certains d’entre eux, que « on ne nous aide pas », comprenez que les aides publiques ne sont ni assez nombreuses ni assez accessibles, comme si la restauration relevait de la délégation de service public et non du business.
Faut-il pour autant se résoudre à croire en l’inéluctabilité et en la pérennité d’une absence de qualité globale facturée à prix fort ?
Dans un tel contexte, il faut d’abord rendre hommage à ceux des restaurateurs, et il en existe heureusement, qui parviennent à concilier qualité du service, des produits et de la cuisine, et respect de la clientèle.
Mais il faut aussi observer que si aujourd’hui les bâtisseurs de paradis ânonnent que la gastronomie contribue à l’attractivité de notre destination, et que si la restauration martiniquaise ose parfois revendiquer une filiation française synonyme de qualité, nos établissements ne sont plus du tout au niveau minimum en vigueur dans le reste du monde sinon dans les quartiers populaires de villes du Tiers-Monde. Outre le fait qu’une part croissante de la clientèle locale ne se sent plus concernée, notre offre relève plus sur le plan touristique du boulet que traine la Martinique plutôt que de l’actif à même de contribuer positivement à un tourisme compétitif. Même l’anglo-saxonne Sainte Lucie fait mieux en diversité et en qualité, et il ne servirait à rien de rechercher les sempiternelles mais fausses explications par le cout de la main d’œuvre.
Il faut absolument identifier les marges de progrès qui doivent certainement exister pour peu qu’on veuille bien les rechercher, il serait donc grand temps que ce secteur se professionnalise et fasse preuve de compétence et de créativité pour revoir son modèle économique, gagner en qualité et en honnêteté, et enfin sortir de sa logique de « Débit de la Régie » rusé de campagne pour clientèle rurale captive aujourd’hui en voie de disparition. »