— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La crise de la vie chère en Martinique, exacerbée par une inflation galopante et une stagnation des salaires, marque un tournant dans l’histoire économique de l’île. Ce phénomène n’est pas seulement la manifestation d’une détérioration du pouvoir d’achat des ménages, mais aussi le point d’orgue de la fin d’un cycle économique basé sur une dépendance aux importations et à une consommation largement soutenue par des flux extérieurs. En effet, cette crise souligne les limites d’un modèle économique qui, durant plusieurs décennies, a reposé sur l’importation de biens de consommation et une faible valorisation de la production locale. Alors que cette crise s’enracine et se complexifie, elle coïncide avec l’émergence virtuelle d’un nouveau paradigme économique qui se dessinera demain autour du développement de la production locale.
Ce nouveau cycle, bien que porteur d’espoir, repose sur des bases fragiles. L’idée est de réduire la dépendance de l’île vis-à-vis des importations en favorisant l’essor d’une économie endogène. L’objectif est d’encourager la création de valeur à partir des ressources locales, que ce soit dans les secteurs de l’agriculture, du tourisme, des énergies renouvelables ou de la transformation soit des matières premières locales soit de produits primaires importés de l’Amérique du nord ou du sud . Mais cela suppose au préalable qu’il va falloir briser l’exclusif colonial qui perdure encore aujourd’hui dans nos territoires. Toutefois, le passage d’un modèle économique à un autre nécessite des investissements conséquents. Ce sont ces investissements, à la fois publics et privés, qui conditionneront la réussite ou l’échec de cette transition vers une économie plus autonome et résiliente. Mais là encore cela posera le problème d’une éventuelle évolution institutionnelle précipitée avec le risque de non viabilité du fait d’une absence de moyens financiers pour assumer les nouvelles compétences en matière d’accélération du processus de développement auto – centré sur la production locale.
Or, la crise actuelle présente un risque majeur : c’est la rigueur budgétaire de l’État français qui occasionnerait le tarissement des transferts publics et des investissements publics et privés indispensables à cette transformation économique. Si la crise de la vie chère perdure, ses conséquences pourraient être dévastatrices pour l’économie martiniquaise, en compromettant la capacité des entreprises locales à se préparer à ce nouveau cycle. La situation déjà tendue, marquée par des émeutes et des tensions sociales, dissuaderont potentiellement les investisseurs, qui craignent une instabilité prolongée. Dans un tel climat, la confiance des investisseurs, tant locaux qu’internationaux, s’érode, entraînant un recul des projets d’investissement indispensables à la mutation de l’économie. C’est dans ce contexte que les différents protagonistes et acteurs doivent commencer à comprendre que l’économie martiniquaise entre désormais dans une nouvelle phase d’un nouveau cycle économique marquée par une forte incertitude de l’octroi de mer concernant la protection de la production locale. Ce contexte s’inscrit dans une dynamique plus large de cycles économiques, des périodes récurrentes de croissance et de ralentissement, qui, en Martinique comme en Guadeloupe, influencent de manière significative les structures économiques et sociales. Ces cycles économiques , bien que rythmés par des spécificités locales, sont influencés par des variables globales comme la demande, l’offre, les taux d’intérêt et d’inflation, ainsi que les fluctuations des taux de change qui ont un impact notamment sur le coût de l’énergie aux Antilles.
Les cycles économiques se déclinent en quatre phases distinctes : l’expansion, le ralentissement, la récession et la reprise. Ces phases, qui se répètent au fil du temps, sont déterminées par l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), indicateur clé de la santé économique d’un territoire. Chaque cycle reflète l’équilibre entre la demande et l’offre, l’investissement et la consommation, ainsi que l’évolution des infrastructures et des capacités de production. En Martinique et Guadeloupe, ces cycles prennent une coloration particulière en raison de la dépendance des économies locales à des facteurs exogènes, tels que les politiques économiques nationales et mondiales, ainsi que les fluctuations des échanges commerciaux.
Les années 1980 à 2010 ont marqué une période d’expansion économique notable en Martinique et Guadeloupe avec notamment la défiscalisation. C’est l’ère de la deuxième partie de la départementalisation où l’on assiste au développement massif des infrastructures et à une augmentation exponentielle de la consommation. Durant cette phase, les deux territoires ont vu leurs économies croître à un rythme soutenu, avec des investissements massifs dans les secteurs du tourisme, de l’immobilier, des transports et des services publics. Cette période d’expansion est caractéristique d’un cycle économique où la demande dépasse l’offre, entraînant une croissance rapide de la production locale et de la consommation.
Cependant, à partir de 2010, une phase de retournement s’amorce. La décennie qui suit est marquée par un ralentissement progressif. La croissance économique, bien qu’encore positive, s’essouffle. La conjoncture mondiale, marquée par des crises économiques et financières, influence fortement les économies insulaires, plus vulnérables aux chocs extérieurs. Ce retournement traduit une phase de transition où les investissements diminuent et où les signes d’une saturation de la consommation et des prix des marchés se multiplient.
Depuis 2020, les deux territoires des Antilles sont entrés dans une phase de dépression, une phase marquée par une forte inflation et un ralentissement de la croissance. Cette situation semble correspondre à un cycle Juglar, ou cycle majeur, nommé d’après l’économiste Clément Juglar qui, en 1862, identifia ces cycles économiques d’une durée moyenne de 5 à 11 ans. Ce cycle des affaires, comme on l’appelle parfois, est caractérisé par des fluctuations négatives importantes de la production et de l’investissement. En Martinique et Guadeloupe, cette phase de dépression s’inscrit dans un contexte de crise économique mondiale, aggravée par la pandémie de COVID-19 et la spirale inflationniste , qui ont exacerbé les vulnérabilités structurelles de ces économies insulaires.
L’inflation, qui grimpe en flèche depuis 2020, érode le pouvoir d’achat des ménages et met en difficulté de nombreux secteurs d’activité, notamment ceux liés à la consommation locale et à l’importation. Cette période de dépression pourrait durer jusqu’en 2028, selon nos projections économiques, avant qu’une nouvelle phase de reprise ne s’amorce avec l’émergence d’un nouveau modèle économique . En effet, à l’horizon 2031, on prévoit une sortie de cette dépression, avec une reprise portée par une mutation des modèles économiques locaux. Ce renouveau pourrait être stimulé par un développement accru des investissements dans la production locale. Cette évolution serait le signe d’un passage à un modèle économique plus résilient, moins dépendant des importations et mieux intégré dans son environnement régional. Le nouveau cycle économique qui s’annonce pourrait ainsi se caractériser par une transition vers une économie plus durable, reposant sur des productions locales renforcées et diversifiées.
Ce futur modèle économique s’inscrirait dans une logique de développement endogène, où l’innovation et la valorisation des ressources locales joueraient un rôle central. L’agriculture, les énergies renouvelables et le tourisme durable pourraient constituer les piliers de cette reprise. Cette phase de croissance s’inscrirait alors dans un nouveau cycle économique, qui pourrait ouvrir de nouvelles perspectives pour les économies martiniquaise et guadeloupéenne, avec la création d’un grand hub maritime, en leur permettant de mieux s’adapter aux fluctuations économiques du transport mondial tout en renforçant leur autonomie productive en direction de la région caraïbe.
L’économie de la Martinique et de la Guadeloupe se trouve ainsi à un tournant. Après une phase d’expansion marquée par une dépendance accrue à l’égard des transferts publics et sociaux , investissements extérieurs et des flux commerciaux internationaux, ces territoires sont désormais confrontés à l’impératif de repenser leurs modèles économiques pour entrer dans un nouveau cycle de croissance, plus durable et plus ancré dans la production locale. C’est la résultante de changement de paradigme avec l’émergence d’un nouveau modèle économique basé sur le développement des entreprises de production . L’incertitude actuelle quant à la production locale avec cette crise de la vie chère traduit ce besoin pressant de transformation, mais elle offre aussi une opportunité unique de construire un futur plus autonome et résilient.
Mais les entreprises locales, déjà fragilisées par des années de dépendance à un modèle économique tourné vers l’importation, se retrouvent dans une situation particulièrement délicate. D’une part, elles sont confrontées à une hausse continue des coûts de production en raison de l’augmentation des prix des matières premières et de l’énergie, des éléments souvent importés. D’autre part, elles doivent faire face à une demande intérieure affaiblie par la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs. Ces entreprises, souvent petites et moyennes, ne disposent pas des marges de manœuvre en fonds propres suffisants pour absorber les chocs successifs. Sans soutien et sans investissement, elles risquent de voir leur capacité de production diminuer, ce qui pourrait compromettre leur adaptation au nouveau modèle économique fondé sur la production locale.
L’incertitude actuelle sur l’efficacité des mesures de l’accord pour faire baisser les prix des produits alimentaires de première nécessité et l’instabilité qui en découle menacent directement la mise en place des infrastructures nécessaires pour soutenir ce développement local. Les investisseurs hésitent à engager des fonds dans un environnement marqué par des troubles sociaux et une inflation non maîtrisée. Les projets de développement, qu’ils concernent l’agriculture locale, le tourisme, la production énergétique ou la transformation de matières premières, risquent d’être repoussés ou annulés. Ce report des investissements est d’autant plus critique que la transition vers une économie basée sur la production locale ne peut réussir que si elle est accompagnée par des investissements massifs dans les infrastructures, les technologies et les compétences nécessaires en matière de ressources humaines , d’où notre demande à brève échéance de création d’une banque locale de développement aux Antilles .
Le manque d’investissements risque de créer un cercle vicieux : sans ressources pour moderniser et diversifier la production locale, l’économie martiniquaise et aussi guadeloupéenne restera dépendante des importations, maintenant ainsi une pression sur les prix et aggravant la crise de la vie chère exactement sur le même schéma que lors de la crise sociale de 2009 . Les entreprises locales, loin de prospérer dans ce nouveau modèle économique, pourraient voir leurs marges encore plus réduites, compromettant leur capacité à innover, à embaucher et à se développer. Dans un tel contexte, le chômage pourrait augmenter, accentuant encore davantage les tensions sociales et fragilisant la cohésion sociale déjà mise à mal par les émeutes qui ont provoqué pillages et destructions d’entreprises et pertes d’emplois.
Les pouvoirs publics, conscients de ces enjeux, sont face à un dilemme. D’un côté, ils doivent répondre aux revendications des populations pour baisser de façon significative les prix de manière à contenir la crise sociale et rétablir un climat de paix et de confiance. De l’autre, ils doivent garantir un cadre institutionnel stable et attractif pour les investisseurs. Mais si la crise perdure, les marges de manœuvre financières de l’État risquent de se réduire, limitant sa capacité à soutenir l’investissement dans les secteurs clés de la production locale. Les mesures d’urgence pour contenir l’inflation et protéger les plus vulnérables risquent d’absorber une grande partie des ressources publiques, au détriment des investissements stratégiques pour l’avenir économique de la Martinique.
La crise de la vie chère et les émeutes qui en résultent mettent donc en péril la transition vers un modèle économique plus autonome et plus résilient. Si ces troubles se prolongent, ils risquent de décourager les initiatives entrepreneuriales et de dissuader les investisseurs de s’engager dans des projets à long terme pour la production locale . Dans ce contexte, il est essentiel que les autorités locales et nationales, ainsi que les acteurs économiques, parviennent à restaurer la confiance et à créer les conditions favorables à la reprise de la consommation et des investissements. Sans une stabilisation rapide de la situation, les entreprises locales pourraient voir leurs perspectives d’avenir s’assombrir, rendant encore plus difficile la sortie de ce cycle économique déclinant de la départementalisation .
En définitive, la crise actuelle marque un moment crucial pour l’économie martiniquaise. Si elle n’est pas résolue rapidement, elle pourrait compromettre les efforts de transformation vers un modèle économique basé sur la production locale. Les entreprises locales, qui devraient être au cœur de cette transition, risquent d’être les premières victimes du tarissement des investissements. La Martinique se trouve donc à la croisée des chemins : soit elle parvient à juguler la crise de la vie chère et à poser les bases d’une relance économique endogène, soit elle risque de rester prisonnière d’un ancien cycle économique de dépendance dans une départementalisation à bout de souffle . Cette situation d’immobilisme serait néfaste à la croissance économique et exacerberait la crise identitaire.
« Bèf ka soté là bayè ba ». .
Traduction littérale :Les bœufs sautent par dessus-la barrière là où elle est basse.
Moralité : Il faut choisir le bon moment pour agir, mettre les chances de réussir de son côté.