Selon deux études du CSA et de l’INA, la crise du coronavirus a montré que les journalistes de télévision et de radio privilégient encore largement les hommes lorsqu’ils ont besoin d’une parole experte.
Des femmes interrogées en tant qu’infirmières ou mères de famille, mais très peu en tant qu’expertes. Deux études du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), publiées mardi 23 juin et portant sur la représentation des femmes à la télévision et à la radio, montrent que la crise due au coronavirus a conforté la vision sexiste des rôles dans la société.
Pour son étude, le CSA a épluché près de quatre-vingt-neuf heures de programmes de télévision et de radio, soit un total de 2 962 intervenants sous diverses formes (plateaux, duplex et reportages sur TF1, France 2, France 5, M6, BFM-TV, LCI, France Inter et RTL) entre les mois de mars et mai. « La parité est presque atteinte pour les [présentateurs et présentatrices] et les journalistes », mais « des déséquilibres perdurent dans d’autres catégories, et en particulier dans celle des [experts et expertes] », constate l’autorité.
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Alors que les femmes représentent 52 % de la population française, elles n’étaient que 41 % (tous rôles confondus) sur les antennes et les ondes durant la période analysée par le CSA. Les femmes étaient surreprésentées parmi les témoins (55 %) intervenus à l’antenne pour parler de la façon dont ils vivaient la crise sanitaire, le confinement ou l’école à la maison. Un déséquilibre encore plus fort parmi les témoins présentés comme parents, puisque 79 % étaient des femmes contre seulement 21 % d’hommes.
Proportion d’homme et de femmes selon le type d’intervenants
Etude réalisée par le CSA sur près de 89 heures de programmes de TF1, France 2, France 5, M6, BFMTV, LCI, France Inter et RTL entre les mois de mars et mai 2020.
i l’étude du CSA a compté 52 % de femmes parmi les professionnels de santé interrogés pour rendre compte de leur quotidien, celles-ci l’étaient principalement en qualité d’infirmières (78 %) ou d’aides-soignantes (91 %). Des chiffres globalement équivalents à la proportion réelle de femmes dans ces métiers (respectivement 87 % et 91 %).
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Mais quand il s’agissait de faire témoigner des médecins, les médias audiovisuels tendaient largement le micro à des hommes (73 %), bien que la médecine généraliste et spécialiste soit exercée à 46 % par des femmes, selon l’Insee. « Le constat est le même pour les pharmaciens : en 2015, les femmes représentaient 67 % de la profession et elles n’ont été que 40 % à avoir été interrogées », ajoute l’étude.
Parts de femmes et d’hommes parmi les professions de santé les plus représentées sur les antennes
Etude réalisée par le CSA sur près de 89 heures de programmes de TF1, France 2, France 5, M6, BFMTV, LCI, France Inter et RTL entre les mois de mars et mai 2020.
Lorsqu’ils ont besoin d’une parole experte, les journalistes de télévision et de radio privilégient largement les hommes. Dans le rapport sur l’année 2019 publié par le CSA en mars, il apparaissait que 38 % des experts à la télévision et à la radio étaient des femmes. Durant ces derniers mois de crise sanitaire, le taux d’expertes dans les médias audiovisuels analysés, toutes professions confondues, est encore plus faible, à 20 %. Un chiffre sensiblement égal concernant la santé : seuls 21 % des experts présents à l’antenne étaient des femmes.
Comment expliquer que la parole des expertes ait chuté de près de la moitié durant cette période de confinement ? « C’est une responsabilité partagée », commente à l’Agence France-presse Carole Bienaimé-Besse, membre du CSA chargée de ces questions. Selon elle, cette sous-représentation des femmes découle à la fois de la composition très masculine du conseil scientifique (80 % d’hommes), mais aussi du fait que les femmes sont encore très peu à occuper des postes à haut niveau de responsabilités à l’hôpital. Le traitement à flux tendu d’une actualité particulièrement inédite a aggravé ce phénomène de sous-représentation, les rédactions privilégiant des interlocuteurs habitués des plateaux – et donc majoritairement masculins. S’ajoute à cela un sentiment d’illégitimité que l’on retrouve fréquemment chez des femmes pourtant expertes en leur domaine, les poussant à décliner des prises de parole médiatiques.
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« Des rapports de domination genrée »
Si la méthodologie est différente, les conclusions d’une étude publiée le même jour dans La Revue des médias de l’INA sont globalement les mêmes : « Les femmes apparaissent largement minoritaires (28 %) dans l’information télévisée. »
Pour son étude, l’INA a analysé quatre cents heures de contenu sur huit journées entre le début du confinement, le 17 mars, et le 11 avril, lors des journaux télévisés de TF1, France 2 et France 3, et des émissions de CNews et BFM-TV. L’institut s’est aidé d’un système combinant traitement d’image et intelligence artificielle, capable de détecter les bandeaux texte diffusés à la télévision et d’en extraire le contenu. Ces bandeaux, appelés aussi synthés dans le jargon professionnel, servent en général à présenter les prénoms, noms et statuts ou métiers des personnes intervenant à l’écran. Au total, ce système a permis d’identifier 2 500 locuteurs et locutrices sur ces cinq chaînes.
Pourcentage de femmes présentées dans les bandeaux des chaînes de télévision
Etude réalisée par l’INA entre le 17 mars et le 11 avril, portant sur les bandeaux des JT de TF1, France 2 et France 3, ainsi que des émissions de CNews et BFMTV.
Journalistes Hors journalistes
BFMTVCNewsTF1France 2France 3
10 %30 %50 %70 %90 %
Les trois universitaires à l’origine de l’étude ont ensuite trié les synthés détectés pour catégoriser les personnes présentées en fonction d’un domaine d’intervention (économie, éducation, santé, politique, témoins, etc.) et du degré d’autorité (médecins ou ingénieurs étaient catégorisés « autorité forte », tandis qu’infirmiers, bénévoles ou vendeurs avaient une « autorité faible »).
Après analyse, les femmes sont moins souvent présentées en position d’autorité que les hommes : « 43 % des femmes apparaissent dépourvues d’autorité contre seulement 20 % des hommes », une « forte asymétrie (…) révélatrice des rapports de domination genrée et des choix journalistiques ».
Parts de femmes et d’hommes ayant un statut d’autorité à l’antenne (hors journalistes)
Etude réalisée par l’INA entre le 17 mars et le 11 avril, portant sur les bandeaux des JT de TF1, France 2 et France 3, ainsi que des émissions de CNews et BFMTV.
Femmes Hommes
BFMTVCNewsTF1France 2France 3
10 %30 %50 %70 %90 %
« Les femmes ne sont davantage représentées que les hommes que dans deux catégories : les professionnelles de santé disposant d’une autorité faible (aides-soignantes, infirmières…), et les personnes intervenant dans le domaine de l’éducation disposant d’une autorité faible (étudiantes, professeures des écoles) », précise l’étude de l’INA. Les femmes dominent également dans la catégorie « témoins », où elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes, selon l’étude.« Cette période de crise fonctionne comme révélateur, au sens chimique du terme, du fonctionnement des médias qui invisibilise encore les invisibles et cautionne la parole d’autorité, qui est une parole masculine », souligne auprès de 20 Minutes la chercheuse coautrice de l’étude, Marlène Coulomb-Gully.
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Un rapport gouvernemental sur la place des femmes dans les médias attendu fin août
Le 5 avril, Le Parisien provoquait un tollé : pour imaginer « le monde d’après », le quotidien mettait à sa « une » quatre hommes. Le gouvernement avait réagi en confiant à la députée La République en marche des Hauts-de-Seine, Céline Calvez, une mission sur la place des femmes dans les médias en temps de crise.
S’appuyant notamment sur les études de l’INA et du CSA et sur des entretiens avec 150 personnalités, elle a formulé des préconisations, dans un rapport d’étape présenté mardi 23 juin. Il s’agit notamment de renforcer et d’affiner les indicateurs surveillés par le CSA et d’encourager les télévisions et radios à publier des données mensuelles.
La députée suggère aussi des incitations financières, en conditionnant les aides à la presse aux efforts en matière de parité ou en instaurant un crédit d’impôt pour « les investissements de formation favorisant la place des femmes dans les médias ». Parmi les autres pistes, la députée – qui remettra son rapport final au premier ministre fin août – souhaite intégrer cette problématique à l’éducation aux médias et créer un prix pour récompenser les rédactions exemplaires.
Source : LeMonde.fr